LES OEUVRES DE DODKIN par Jack Vance La Théorie de l'Organisation Sociale (telle qu'on la trouve développée chez Kinch, Kolbig, Penton et alii) offre un tel trésor d'informations, tant de révélations complexes en leur diversité, tant de prolongements angoissants, qu'il est parfois bon de considérer le principe trompeusement simple qui la fonde (noté ici par Kolbig) Quand des micro-unités indépendantes se combinent pour former et entretenir une macro-unité durable, certaines libertés sont atteintes. Tel est le mécanisme de base de l'Organisation. Plus les micro-unités sont nombreuses et erratiques, plus la structure et le fonctionnement de la macro-unité doit être complexe - et plus les détails de l'Organisation doivent être subtils et restrictifs. D'après Leslie Penton, Premiers Principes d'Organisation. De même que le serpent ne se souvient plus que ses ancêtres ont eu des pattes, la population de la Cité, dans sa grande majorité, avait fini par oublier les atteintes faites à sa liberté. Quelqu'un a dit quelque part : " Quand, dans une civilisation, l'écart se creuse entre la théorie et la pratique, c'est que cette civilisation est en train de subir un changement rapide. " En vertu d'un tel critère, le niveau de civilisation de la Cité était stable, voire statique. Les habitants avaient leur vie réglée par des plans, des codes et des traditions rigoureux, et s'estimaient satisfaits des aimables récompenses que leur accordait l'Organisation. Mais dans le tissu le plus sain il y a des bactéries, et la plus infime impureté peut faire échouer une cristallisation dans sa phase critique. Luke Grogatch était âgé de quarante ans. Mince et anguleux, il avait le front buté, quelque chose de vaguement sardonique dans le dessin de sa bouche et de ses sourcils, et la tête déjetée sur le côté comme s'il souffrait d'une oreille. Il était trop malin pour professer le Non-Conformisme; trop entêté dans la médiocrité pour essayer d'améliorer son statut; à la fois trop pessimiste, trop chicaneur, trop sarcastique et trop enclin à user de son franc-parler pour garder les emplois qu'on lui assignait. Chaque nouveau reclassement le faisait descendre d'un échelon, et il détestait chaque nouvel emploi avec une conviction croissante. Finalement, classé comme Manœuvre/Catégorie D/Non qualifié, Luke fut expédié au Secteur 8892, Département de l'Entretien des Égouts, et de là, enrôlé comme déblayeur de nuit dans l'Équipe de Forage Numéro 3. Luke se rendit à son travail et se présenta au contremaître, Fedor Miskitman, un gros homme avec une tête de taureau, des cheveux blond filasse et de bons yeux bleus. Miskitman produisit une pelle et alla poster Luke derrière le trépan de la foreuse. C'était là, expliqua Miskitman, la place de Luke. Tout ce qu'on lui demandait, c'était de débarrasser le sol de la galerie de la caillasse et du gravier qui y tombaient. Si la galerie venait à déboucher sur un vieil égout, il y aurait du tartre et de ces détritus connus sous le nom de " gadoue " à enlever. Luke devait tenir le ramasse-poussière parfaitement propre et veiller à ce qu'il soit parfaitement réglé. Pendant les pauses il lubrifierait les roulements indépendants du système de lubrification automatique et il aurait à remplacer les dents cassées du trépan chaque fois que cela serait nécessaire. Luke demanda si c'était là tout ce qu'il aurait à faire, la voix chargée d'une ironie qui échappa complètement au naïf Miskitman. " Oui, ce sera tout, " dit Miskitman, et il tendit la pelle à Luke. " C'est surtout les gravats. Le sol doit être propre. Luke suggéra au contremaître une modification des mâchoires de la trémie qui permettrait d'éviter la chute de la pierraille; d'ailleurs, continuait la démonstration de Luke, pourquoi se tracasser à ce sujet ? Il n'y avait qu'à laisser la caillasse là où elle tombait. Le revêtement de béton de la galerie n'aurait pas de mal à masquer le peu de gravier qui pouvait y traîner. D'un geste, Miskitman écarta cette suggestion; il fallait enlever la pierraille. Quand Luke lui demanda pourquoi, Miskitman lui répondit : " C'est comme ça que le travail doit être fait." Luke lâcha une grossièreté entre ses dents. D soupesa la pelle et secoua la tête, mécontent. Le manche était trop long et la lame trop courte. Il signala le fait à Miskitman qui se contenta de regarder sa montre et de faire signe au conducteur de la foreuse. La machine gémit et, dans un rugissement assourdissant, elle entra en contact avec le rocher. Miskitman s'en alla, et Luke se mit au travail. Durant son service il découvrit que s'il travaillait à moitié accroupi la plus grande partie des gaz d'échappement de la machine, brûlants et chargés de poussière, lui passait au-dessus de la tête. En changeant une des dents du trépan pendant la première pause il attrapa une cloque sur le pouce gauche. A la fin de son service, une seule chose retint Luke de se déclarer incompétent : la crainte d'être déclassé et de passer de Manœuvre/Catégorie D/Non Qualifié à Agent Subalterne, ce qui entraînerait une diminution correspondante de son compte débitable. Un tel déclassement l'amènerait tout en bas du Tableau des Statuts, et il n'aurait plus droit à la moindre considération. Son allocation dépenses actuelle était déjà à peine suffisante. Elle couvrait son alimentation dans un Restaurant Communautaire de Type RP, un coin pour dormir dans un dortoir du Niveau Inférieur 22 et seize Coupons Spéciaux par mois. Il se contentait du Traitement Érotique Modèle 14 et avait droit à douze heures par mois à son Cercle de Récréation, avec utilisation optionnelle des haltères, du tennis de table, de deux pistes de bowling miniature et de n'importe lequel des six télécrans réglés en permanence sur le Canal H. Luke rêvait souvent d'une vie plus somptueuse : une nourriture de Type AAA, une suite de pièces pour son usage exclusif, des Coupons Spéciaux à la pelle, un Traitement Érotique Modèle 7, ou même 6 ou 5. En dépit de son mépris pour les Échelons Supérieurs, il n'avait rien contre les petits avantages qui leur étaient attachés. Et venait toujours en coda amer à ses rêves la conviction qu'il aurait pu jouir pour de bon de tous ces délices. Il avait regardé ses camarades manoeuvrer; il connaissait tous les trucs et toutes les techniques : travailler dur, suivre le troupeau, débiner le voisin, courber l'échine et faire ses coups en dessous... Pourquoi ne pas utiliser de telles connaissances ? " Je préfère être Manoeuvre/Catégorie D, " se disait Luke avec un petit ricanement à son adresse. Parfois un doute s'infiltrait dans son esprit. Peut-être lui manquait-il simplement le courage de lutter, de se colleter avec le monde! Et le ruisselet du doute se transformait en une vague de mépris de soi. Un Non-Conformiste, voilà ce qu'il était - et il n'avait pas le courage de l'admettre! Puis son opiniâtreté reprenait le dessus. Pourquoi admettre son Non-Conformisme quand cela avait pour conséquence un petit séjour à la Maison de la Désorganisation ? Un piège bon pour les imbéciles - et Luke n'était pas un imbécile. Peut-être qu'il était réellement Non-Conformiste; mais, encore une fois, peut-être pas - il ne s'était jamais tout à fait décidé. Il présumait que le soupçon pesait sur lui. Il lui arrivait de surprendre de drôles de regards obliques et des hochements de tête significatifs chez ses camarades de travail. Ils pouvaient toujours le regarder de travers. Ils ne pouvaient rien prouver. Mais pour le moment... il était Luke Grogatch, Manoeuvre de Catégorie D, à un rang de la couche non classée des criminels, des crétins, des enfants et des Non-Conformistes déclarés. Luke Grogatch, celui qui nourrissait de si grands rêves, des rêves où il se retrouvait à l'Échelon Supérieur, des rêves d'orgueil et d'indépendance! Allons donc - il n'était que Luke Grogatch, Manoeuvre de Catégorie D. Recevant des ordres d'un balourd au crâne plein de foin, travaillant avec des ouvriers semi-qualifiés au statut presque aussi bas que le sien : Luke Grogatch, manœuvre. Sept semaines passèrent. Le dégoût de Luke pour son travail se transforma en exaspération. C'était un travail dur, étouffant, repoussant. Fedor Miskitman opposait un regard d'incompréhension aux grimaces les plus haineuses de Luke, grognait en haussant les épaules devant ses suggestions et ses arguments. C'était comme ça qu'on faisait, disait son attitude, comme ça qu'on avait toujours fait et qu'on ferait toujours. Chaque jour, Fedor recevait du Chef de Chantier des notes de service qu'il lisait à son équipe durant la première pause. Ces notes portaient généralement sur des sujets comme les normes de travail, l'esprit d'équipe et la coopération; c'étaient des appels pour un meilleur fini du béton; ou des mises en garde contre l'abus des plaisirs extra-professionnels, abus qui risquait d'émousser l'enthousiasme et de diminuer le rendement du travailleur. En général Luke ne prêtait aucune attention à ces notes, jusqu'au jour où Miskitman, sortant la feuille jaune familière, lut de sa voix pesante : DÉPARTEMENT DES TRAVAUX PUBLICS, BRANCHE DES SERVICES PUBLICS SERVICE DE L'HYGIÈNE, SECTEUR 8892 SUBDIVISION DE L'ÉVACUATION DES EAUX USÉES Office de la Construction et de l'Entretien des Égouts Bureau des Fournitures Note de Service : 6511 Série BV 96 Numéro de Code : GZP-AAR- REG Référence : G 98-7542 Code Date : BT-EQ-LLT Autorisation : LL8-P-SC 8892 Vérification : 48 Contre-Vérification : 92 C Adressé par : Lavester Limon, Directeur, Bureau des Fournitures Via : Tous les offices de construction et d'entretien A : Tous les chefs de chantier A l'intention de : Tous les contremaîtres Objet: Longévité des outils, promotion de ladite Entrée en Application: Immédiate Durée de l'Applicabilité : Permanente Contenu : Au début de chaque relève les outils à main seront retirés au Magasin de l'Entretien des Égouts du Secteur 8892. A la fin de chaque relève, tous les outils à main seront soigneusement nettoyés et retournés au Magasin de l'Entretien des Égouts du Secteur 8892. Directive revue et transmise par: Butry Keghorn, Directeur Général de la Construction, Office de la Construction des Égouts Clyde Kaddo, Directeur de l'Entretien des Égouts. Comme Fedor Miskitman lisait la partie " Contenu ", Luke poussa un soupir d'incrédulité. Miskitman acheva sa lecture, plia délicatement la feuille avec ses gros doigts et regarda sa montre. " Voilà pour la note de service. Nous avons vingt-cinq secondes de retard; il faut reprendre le travail. " " Un instant, " dit Luke. " Il y a dans cette note une ou deux choses que j'aimerais que l'on m'explique. " Miskitman enveloppa Luke de son regard bonasse. " Vous n'avez pas compris? " " Pas très bien. A qui s'applique-t-elle? " " C'est un ordre adressé à toute l'équipe. " " Qu'est-ce qu'ils entendent par `outils à main'? " " Ce sont les outils qu'on tient avec les mains. " " Comme une pelle? " " Une pelle? " Miskitman souleva ses robustes épaules. " Une pelle est un outil à main. " Luke demanda d'une voix où perçait une discrète admiration : " Ils veulent que j'astique ma pelle, que je fasse six kilomètres pour la reporter au magasin et que j'aille la reprendre le lendemain pour la rapporter ici ? " Miskitman déplia la note de service, la tint à bout de bras et la relut des yeux tout en remuant les lèvres. " C'est ce qui est dit. " Il replia le papier et le fourra dans sa poche. Luke feignit de nouveau l'étonnement. " D y a sûrement une erreur. " " Une erreur? " Miskitman ouvrit de grands yeux. " Pourquoi y aurait-il une erreur? " " Ce n'est pas possible qu'ils soient sérieux, " dit Luke. " Non seulement c'est ridicule, mais en plus c'est aberrant. " " Je ne saurais vous dire, " dit Miskitman d'un air indifférent. " Au travail. Nous avons une minute et demie de retard. " " Je suppose que le temps du nettoyage et du transport est pris sur le temps de travail, " hasarda Luke. Miskitman redéplia la note, la tint à bout de bras et la lut encore une fois. " Il n'y a rien à ce sujet. Notre horaire reste le même. " Il replia le papier et le remit dans sa poche. Luke cracha sur la pierraille. " J'apporterai ma pelle personnelle. Qu'ils transportent eux-mêmes leurs précieux outils à main. " Miskitman se gratta le menton et relut de nouveau la directive. D secoua la tête d'un air dubitatif. " L'ordre dit que tous les outils à main doivent être nettoyés et rapportés au magasin. Il ne dit rien à propos du propriétaire des outils. " Luke faillit s'étrangler sous le coup de l'exaspération. " Vous savez ce que je pense de cette note de service? " Fedor Miskitman ne lui prêta pas la moindre attention. " Au travail. Nous sommes en retard. " " Si j'étais Directeur Général... " commença Luke, mais Miskitman gronda durement : " Nous ne gagnons rien à bavarder. Au travail. Nous perdons du temps. " Le trépan se mit à tourner; soixante-douze dents mordirent le grès rougeâtre. Les mâchoires de la trémie avalèrent d'énormes bouchées, les expédiant via une espèce d'épiglotte dans un boyau qui les évacuait tout au bout de la galerie dans un élévateur à godets. Des éclats rocheux pleuvaient sur le sol de la galerie; Luke devait les ramasser et les remettre dans la trémie. Derrière lui, deux hommes de l'équipe d'étayage installaient des cercles d'acier, les soudant à des barres longitudinales d'une simple pression des doigts grâce aux plots incorporés à leurs gantelets qui fournissaient la goutte d'énergie nécessaire. Derrière eux venait l'homme chargé de la pulvérisation du béton, son pistolet aspergeur crachant le mélange dans un sifflement, suivi de deux finisseurs, des hommes nerveux qui lissaient le béton avec une furieuse énergie, lui donnant un poli impeccable. Fedor Miskitman allait et venait, testant l'étayage, mesurant l'épaisseur du ciment, vérifiant à tout bout de champ l'avancement des travaux sur le tableau placé à l'arrière de la foreuse, où un dispositif électronique traçait le cours de la galerie à travers le réseau de canalisations, de conduits, de passages, de tuyaux et de tubes pour l'eau, l'air, le gaz, la vapeur, les transports, le fret et les communications, réseau qui faisait de la Cité une unité Organisée. Le service de nuit se termina à quatre heures du matin. Miskitman porta quelques notes appliquées sur son registre; l'homme chargé de la pulvérisation du béton ferma ses ajutages; les étayeurs enlevèrent leurs gantelets, leurs batteries portatives et leurs équipements isolants. Luke Grogatch se redressa, frotta son dos douloureux et braqua un ail maussade sur sa pelle. II sentit le regard bovin de Miskitman peser sur lui. S'il jetait la pelle sur le côté, comme d'habitude, et s'en allait vaquer à ses propres affaires, il se rendrait coupable de conduite désorganisée. La sanction, Luke ne le savait que trop bien, était le déclassement. Il fixa la pelle, bouillonnant d'humiliation. Obéir ou être déclassé. Se soumettre - ou devenir Agent Subalterne. Luke poussa un profond soupir. La pelle était relativement propre; un ou deux coups de chiffon suffiraient à enlever la poussière dont elle était maculée. Mais il y avait le trajet sur le convoyeur bondé jusqu'à l'entrepôt, la queue au guichet, la formalité d'enregistrement, l'augmentation de la distance qui le séparait du dortoir. Et demain il faudrait remettre ça. Cet effort supplémentaire était-il bien nécessaire ? Luke ne connaissait que trop bien la réponse. Quelque part le long de la chaîne des bureaux et des commissions, quelque obscur fonctionnaire avait sans doute voulu faire du zèle et n'avait trouvé rien de mieux que de manifester le souci qu'il avait des précieux biens de la Cité. Résultat : cette note de service absurde filtrée par toute la hiérarchie jusqu'à Fedor Miskitman et finalement jusqu'à Luke Grogatch, la victime. Quelle joie ce serait de rencontrer cet obscur fonctionnaire face à face, de lui tordre son nez morveux, de lui botter son pusillanime postérieur le long des couloirs de son propre service... La voix de Miskitman l'arracha à sa rêverie. " Nettoyez votre pelle. Votre service est fini. Luke protesta pour la forme. " Ma pelle est propre, " grogna-t-il. " C'est la farce la plus absurde qui me soit jamais tombée sur le dos. Si seulement je... " Miskitman, d'une voix aussi calme et aussi lente qu'un grand fleuve, déclara : " Si vous n'aimez pas cette circulaire, vous n'avez qu'à déposer une requête dans la boite à idées. C'est le droit de tout un chacun. Mais tant que la circulaire existe, vous devez obéir. Ainsi va la vie. C'est cela l'Organisation, et nous sommes des gens Organisés. " " Faites-moi voir cette circulaire, " aboya Luke. " Je vais la faire changer, je vais l'enfoncer dans la gorge de quelqu'un, je vais... " " Vous devez attendre qu'elle soit enregistrée. Ensuite vous pourrez la garder; je n'en aurai plus besoin. " " J'attendrai, " dit Luke en serrant les dents. Avec soin et méthode, Miskitman procéda à une dernière vérification, inspectant les machines, les dents du trépan, les ajutages du tourniquet, le système d'évacuation. 1 alla à son petit bureau à l'arrière de la foreuse, nota l'avancement des travaux, signa des bons de sortie, enregistra finalement la circulaire sur un microfilm. Puis, d'un geste grave, il tendit la feuille jaune à Luke. " Qu'est-ce que vous allez en faire? " " Je vais trouver celui qui a pondu cette idiotie de circulaire. Je vais lui dire ce que j'en pense et ce que je pense de lui par la même occasion. " Miskitman secoua la tête d'un air désapprobateur. " Ce ne sont pas des choses à faire. " " Comment feriez-vous à ma place? " s'enquit Luke avec un sourire féroce. Miskitman réfléchit, la lèvre boudeuse, triturant ses épais sourcils. Enfin, le plus simplement du monde, il laissa tomber • Moi, je ne ferais rien. " Luke leva les bras au ciel et s'engagea dans la galerie. La voix de Miskitman tonna dans son dos. " Vous devez emporter votre pelle! " Luke s'arrêta. Lentement, il se retourna et posa un regard furieux sur la lourde silhouette du contremaître. Obéir à la circulaire ou être déclassé. Traînant les pieds, la tête baissée et l'œil fuyant, il revint sur ses pas. Empoignant la pelle d'un geste brusque, il remonta la galerie à grandes enjambées. Ses omoplates saillantes étaient de véritables plaques sensibles; les yeux bleu clair qui le suivaient lui firent passer des fourmis dans le dos. Devant lui s'allongeait la galerie, sinus pâle et poli qui se rétrécissait dans la distance qu'ils avaient creusée. Par quelque effet bizarre de réfraction, le tunnel semblait cerclé d'anneaux alternativement brillants et sombres qui déroutaient l'œil et créaient une impression hypnotique de bi-dimensionnalité. Luke avançait tristement dans cette espèce de cible, abruti de honte et d'impuissance, portant sa pelle comme une masse de désespoir. En était-il arrivé là - Luke Grogatch, naguère si fier de son cynisme et de son Non-Conformisme à peine dissimulé ? Devait-il enfin courber l'échine et se plier servilement à ces règlements stupides ?... Si seulement il se trouvait quelques rangs plus haut sur le tableau! Le coeur rongé de tristesse, il s'imagina l'air scandalisé avec lequel il aurait alors accueilli la circulaire, la nonchalance sardonique avec laquelle il aurait laissé tomber sa pelle de ses mains soudain devenues molles... Trop tard, trop tard! Désormais il devait s'aligner, il devait porter consciencieusement sa pelle au Magasin. Dans un accès de colère, il lança devant lui l'innocent ustensile, l'envoyant sonner contre le revêtement de ciment. Rien à faire! Pas d'issue! Pas moyen de rendre coup pour coup! L'Organisation huilée et implacable; l'Organisation : massive et inerte, tolérante pour les soumis, sereinement cruelle pour les sceptiques... Luke atteignit sa pelle et, murmurant une obscénité, la ramassa d'un geste brusque avant de repartir presque en courant. II remonta par un trou d'homme et émergea sur le quai de la Gare de jonction de la 1123` Avenue, où il fut immédiatement absorbé par la foule qui piétinait entre les escaliers mécaniques et les convoyeurs qui partaient dans toutes les directions comme les rayons d'une roue. Serrant sa pelle contre sa poitrine, Luke se fraya un chemin jusqu'au convoyeur à destination de Fontego et fonça vers le sud, dans la direction opposée à celle de son dortoir. Dix minutes plus tard il arrivait à la Gare d'Astoria. II descendit d'une douzaine de niveaux par l'Escalator du Collège Grimesby et traversa une zone sombre et humide qui sentait la vieille pierre pour gagner un convoyeur d'intérêt local qui le transporta jusqu'au Magasin de l'Entretien des Égouts, Secteur 8892. Luke trouva le magasin brillamment éclairé; il y régnait une activité fébrile; plusieurs centaines d'hommes allaient et venaient. Ceux qui, comme Luke, arrivaient, portaient des outils; ceux qui partaient avaient les mains vides. Luke se joignit à la file qui s'était formée devant la remise à outils. Une cinquantaine de travailleurs le précédaient, terne mille-pattes de bras, d'épaules, de têtes, de jambes, les outils faisant saillie de chaque côté. Le mille-pattes avançait lentement, dans un concert de boutades et de plaisanteries. Devant la patience de tout le monde, Luke s'abandonna à son irascibilité naturelle. Regardez-moi ça, se dit-il, regardez-moi tous ces moutons, dressant l'oreille au moindre froissement d'une circulaire dépliée. Se posaient-ils des questions sur le bien-fondé des ordres donnés ? Se demandaient-ils s'il était vraiment indispensable qu'on les importune de la sorte ? Non! Ces abrutis restaient là à ricaner et à bavarder, acceptant la circulaire comme une de ces vicissitudes imprévisibles de la vie, comme quelque chose d'aussi naturel et arbitraire que le changement des saisons... Et lui, Luke Grogatch, était-il meilleur ou pire ? La question lui brûlait la gorge comme un arrière-goût de vomi. De toute façon, meilleur ou pire, quel choix avait-il ? Obéir ou être déclassé! Piètre alternative ! ll y avait toujours le recours à la boîte à idées, comme Fedor Miskitman, peut-être en guise de plaisanterie, l'avait signalé. Luke grogna de dégoût. Des semaines après, il recevrait peut-être un imprimé à paragraphes multiples dont l'un aurait été coché par quelque employé de bureau ou quelque agent subalterne : " La situation décrite dans votre requête est déjà à l'étude au sein de l'administration compétente. Nous vous remercions de votre témoignage d'intérêt. " Ou bien : " La situation décrite dans votre requête n'est que provisoire et devrait s'améliorer sous peu. Nous vous remercions de votre témoignage d'intérêt. " Ou bien encore " La situation décrite dans votre requête est le résultat d'une politique délibérée et ne saurait être l'objet d'une modification. Nous vous remercions de votre témoignage d'intérêt. " Une autre pensée vint à l'esprit de Luke : en se forçant le tempérament, peut-être pourrait-il être reclassé en haut du tableau... Mais l'idée l'avait à peine effleuré qu'il y renonçait. D'abord, il approchait de l'âge mûr; trop d'hommes jeunes étaient en train de faire la grimpette autour de lui. Même s'il arrivait à se piquer au jeu de la compétition... La file avançait lentement. Derrière Luke un petit homme rondouillard ployait sous le poids d'une équerre optique Velstro. Une mèche soyeuse de cheveux châtain clair barrait sa face lunaire; sa bouche en cul-de-poule était l'image même de la concentration ; ses yeux étaient absurdement sérieux. Il portait une salopette rose et marron plutôt pimpante, des demi-bottes orange et le béret bleu à trois pompons orange des techniciens Velstro. Entre Luke, pauvre minable à la bouche amère, et ce petit homme grassouillet en salopette de salon il y avait une différence si fondamentale qu'une aversion réciproque instantanée était inévitable. Les yeux proéminents du petit homme s'arrêtèrent sur la pelle de Luke et se promenèrent pensivement sur son pantalon et sa veste maculés. Puis il détourna les yeux. " Vous venez de loin ? " demanda malicieusement Luke. " Pas tellement, " répondit Face de Lune. " On fait des heures supplémentaires, hein ? " fit Luke avec un clin d'oeil. " Un peu de zèle de temps en temps, il n'y a rien de tel - en tout cas c'est ce qu'on dit. " " Nous avons simplement terminé le travail, " répliqua dignement le petit homme. " Le zèle n'a rien à voir là-dedans. Pourquoi passer la moitié de l'emploi du temps de demain sur un travail de cinq minutes qu'on pouvait faire ce soir ? " " Je vois une raison, " dit Luke d'un air entendu. " Pour en mettre plein la vue aux collègues. " Face de Lune grimaça un bref sourire très bref, puis jugea que la remarque n'était pas drôle. " Ce n'est pas comme ça que je travaille, " dit-il d'un ton guindé. " Ce truc-là doit être lourd, " observa Luke en remarquant combien les petits bras grassouillets avaient du mal à s'adapter aux formes irrégulières de l'instrument. " Oui, " fut la réponse. " C'est lourd. " " Une heure et demie, " gémit Luke. " C'est le temps qu'il me faut pour remiser cette pelle. Simplement parce qu'un type du haut du tableau a des cauchemars. Et ce sont les pauvres types du bas du tableau qui trinquent. " " Je ne suis pas au bas du tableau. Je suis Opérateur d'Engin Technique. " " Ça ne change rien, " dit Luke. " II y en a toujours pour une heure et demie. Tout ça à cause dé je ne sais quelle stupide vision des choses. " " Ce n'est pas si stupide, " protesta Face de Lune. " Je suppose qu'il y a une bonne raison à cette directive. " Luke secoua sa pelle par le manche. " Ainsi il faut que je passe trois heures par jour sur les convoyeurs à aller et venir avec ce truc ? " Le petit homme pinça les lèvres. " II ne fait aucun doute que l'auteur de la circulaire connaît bien son affaire. Sinon il n'occuperait pas le rang qui est le sien. " " Et qui est ce héros anonyme ? " ricana Luke. " J'aimerais le rencontrer. J'aimerais savoir pourquoi il tient absolument à me faire perdre trois heures par jour. " Le petit homme considérait maintenant son interlocuteur comme il aurait regardé un insecte dans sa ration de soupe. " Vous parlez comme un Non-Conformiste, sauf votre respect. " " Inutile de vous fatiguer pour mon respect, " dit Luke, et sur ce, il lui tourna le dos. Il jeta sa pelle à l'employé du guichet et se vit remettre un reçu. Luke se tourna consciencieusement vers Face de Lune et fourra le reçu dans la poche de poitrine de la salopette rose et marron. " Gardez ça; vous vous servirez de cette pelle avant que l'envie ne m'en reprenne. " Il sortit du magasin d'un air digne. Un geste plein de panache, mais - il hésita avant de s'engager sur le convoyeur - était-ce bien raisonnable ? L'Opérateur d'Engin Technique à la combinaison rose et marron sortit du magasin derrière lui, lui lança un regard bizarre et se dépêcha de quitter les lieux. Luke tourna les yeux vers le magasin. S'il y retournait maintenant il pourrait arranger les choses, et il n'y aurait pas de problème le lendemain. S'il regagnait tout de suite son dortoir, il était bon pour un nouveau déclassement. Luke Grogatch, Agent Subalterne. Luke extirpa de sa vareuse la circulaire que Fedor Miskitman lui avait donnée : un morceau de papier jaune portant quelques lignes tapées à la machine, une chose banale en soi - mais qui symbolisait toute l'Organisation : une force massive au mouvement irrésistible. Luke tripota nerveusement la feuille de papier et regarda de nouveau dans la direction du magasin. L'Opérateur d'Engin l'avait traité de Non-Conformiste; la bouche de Luke se tordit en une brève grimace d'écœurement. Ce n'était pas vrai. Luke n'était pas un NonConformiste. Il n'était rien de particulier. Et il avait absolument besoin de son lit, de son ticket d'alimentation et de son maigre compte débitable. Il laissa échapper un faible grognement - presque un murmure. Il était au bout du rouleau. Il était allé aussi loin qu'il était possible; avait-il jamais pensé qu'il pourrait déjouer l'Organisation ? Peut-être qu'il avait tort et tous les autres raison. Possible, pensa Luke sans conviction. Miskitman semblait relativement content de son sort; l'Opérateur d'Engin Technique semblait content non seulement de son sort mais aussi de lui-même. Luke s'appuya contre le mur du magasin, les yeux brûlants et humides de pitié envers lui-même. NonConformiste. Raté. Qu'est-ce qu'il allait devenir ? Il eut une moue de mépris et s'avança vers le convoyeur. Que le Diable les emporte tous. Ils pouvaient bien le déclasser; il deviendrait Agent Subalterne, et après ? Le moral à zéro, Luke retourna jusqu'à la Gare de Grimesby. Là, au moment où il allait mettre le pied sur l'escalier mécanique, il s'arrêta pile, plissant les yeux et frottant son long menton terreux tout en considérant le problème sous un autre angle. 1 semblait y avoir une possibilité - mais non. Peu probable... et cependant, pourquoi pas ? Une fois encore, il examina la circulaire. Lavester Limon, Directeur du Bureau des Fournitures du Secteur, était vraisemblablement à l'origine de cette directive; Lavester Limon pouvait donc l'annuler. S'il pouvait convaincre Limon, ses ennuis, à défaut de disparaître complètement, s'atténueraient. 1 pourrait se présenter à son travail sans pelle; il pourrait répondre par un sourire sarcastique au sourire trop mielleux de Fedor Miskitman. Il pourrait même se donner la peine de retrouver le petit Opérateur d'Engin Technique et sa face de Lune... Luke soupira. Pourquoi poursuivre ce vain rêve? II fallait d'abord amener Lavester Limon à annuler la directive - et quelles étaient les chances de réussite ?... Peut-être pas si minces, en définitive, rêvassa Luke tandis que le convoyeur le ramenait à son dortoir. 1 était clair que cette directive n'était pas pratique. Elle compliquait la vie d'une foule de gens pour un maigre résultat. Si on pouvait en persuader Lavester Limon, si on pouvait lui montrer que son prestige et sa réputation étaient en jeu, il accepterait peut-être d'annuler cette directive ridicule. Luke arriva à son dortoir un peu après sept heures du matin. D se rendit immédiatement à la cabine de communication et appela le Bureau des Fournitures du Secteur 8892. Lavester Limon, lui répondit-on, serait là à huit heures trente. Luke procéda à une toilette soigneuse et, après mûre réflexion, investit quatre Coupons Spéciaux dans l'acquisition d'une nouvelle tenue : une veste noire cintrée et un pantalon bleu d'une coupe un peu militaire, mais d'une qualité nettement supérieure à celle de son costume habituel. Se regardant dans la glace des lavabos, il jugea qu'il n'avait pas trop mauvaise allure. Il prit son quota matinal de nourriture dans un Restaurant Communautaire de Type RP tout proche, puis il monta jusqu'au Niveau Inférieur 14, où il prit le convoyeur jusqu'à l'Office de la Construction et de l'Entretien des Égouts du Secteur 8892. Une employée de bureau toute frétillante, dont les cheveux noirs masquaient le visage dans le style " gentleman cambrioleur " alors à la mode, le conduisit vers le bureau de Lavester Limon. A la porte elle tourna vers lui un petit regard modeste, et Luke se félicita d'avoir acheté de nouveaux vêtements. Réagissant au stimulus, il rejeta les épaules en arrière et entra plein de confiance. Lavester Limon était installé derrière son bureau. 1 s'arracha un bref instant à son siège en signe de salut poli. C'était un homme d'apparence aimable, de taille moyenne; cheveux brun doré soigneusement lissés de façon à dissimuler une tonsure bronzée et constellée de taches de rousseur, yeux brun doré francs et tranquilles, veston brun doré et pantalon de velours assorti. Son bras se tendit vers un fauteuil. " Asseyez-vous, Mr. Grogatch. " Devant tant de cordialité, Luke refoula sa fureur et sentit même bourgeonner un espoir. Limon paraissait du genre correct ; peut-être que la directive n'était, après tout, qu'une erreur administrative. Limon dressa ses sourcils brun doré d'un air interrogateur. Luke ne perdit pas de temps en préliminaires. Il tendit la circulaire. " Je suis ici à ce propos, Mr. Limon : une note de service apparemment rédigée par vous. " Limon prit la circulaire, la lut, hocha la tête. " Oui, cette note vient bien de moi. Quelque chose ne va pas ? " Surprise de Luke, qui eut un pincement au coeur prémonitoire : un homme aussi sensé devait percevoir immédiatement l'absurdité de la directive ! " C'est tout simplement une directive inapplicable, " dit Luke le plus sérieusement du monde. " En fait, Mr. Limon, elle est complètement déraisonnable. " Lavester Limon ne parut pas du tout offensé. " Tiens, tiens! Et qu'est-ce qui vous fait dire cela ? Au fait, Mr. Grogatch, vous êtes... " Les sourcils brun doré se dressèrent de nouveau d'un air interrogateur. " Je suis manoeuvre, Catégorie D, dans une équipe de forage, " dit Luke. " Aujourd'hui il m'a fallu une heure et demie pour aller remiser ma pelle. Demain il me faudra une autre heure et demie pour aller la reprendre. Tout cela sur mon temps personnel. Je ne pense pas que ce soit raisonnable. " Lavester Limon relut la circulaire, pinça les lèvres, hocha la tête une ou deux fois. Puis, se penchant sur son interphone, il dit : " Miss Rab, j'aimerais voir... " il consulta le numéro de référence de la note de service " ... le Document 7542, Dossier G 98. " Puis, s'adressant à Luke, il ajouta d'une voix plutôt distraite : " Ce genre de chose finit parfois par être un tant soit peu compliqué. " " Mais pouvez-vous changer la directive ? " éclata Luke. " Reconnaissez-vous qu'elle n'est pas raisonnable ? " Limon inclina la tête sur le côté et fit une grimace dubitative. " Nous allons voir ce qu'indique la référence. Si ma mémoire est bonne... " Sa voix se perdit. Vingt secondes passèrent. Limon pianotait sur le bureau. Une sonnerie discrète se fit entendre. Limon effleura un bouton et l'écran incorporé à son bureau produisit le document demandé : une autre circulaire semblable à la première. DÉPARTEMENT DES TRAVAUX PUBLICS, BRANCHE DES SERVICES PUBLICS SERVICE DE L'HYGIÈNE, SECTEUR 8892 SUBDIVISION DE L'ÉVACUATION DES EAUX USÉES Bureau du Directeur Général Note de Service : 2888 Série BQ 008 Numéro de Code : GZP-AAR-REF Référence : OP 9 123 Code Date : BR-EQ-LLT Autorisation : JR D-SDS Vérification : AC Contre-Vérification : CX McD Adressé par : Judiath Ripp, Directeur Général Via : A : Lavester Limon, Directeur, Bureau des Fournitures A l'intention de Objet : Mesures d'économie Entrée en Application : Immédiate Durée de l'Applicabilité: Permanente Contenu : Votre quota mensuel de fournitures à usage de Type A, B, D, F, H est réduit par la présente de 2,2 %. Vous êtes prié d'aviser le personnel concerné de cette réduction et de prendre les mesures propres à assurer les économies les plus drastiques. fi a été remarqué que c'est surtout en ce qui concerne les fournitures de Type D que la consommation du département est en excès par rapport à la norme établie. Suggestion : Plus grand soin des outils de la part des utilisateurs, incluant le stockage dans les magasins après utilisation. " Les fournitures de Type D, " expliqua Lavester Limon en faisant la grimace, " ce sont les outils à main. Le vieux Ripp exige de sérieuses économies. Je ne fais que transmettre l'ordre. Voilà ce qui se cache derrière les chiffres six, cinq, un, un. " Il rendit la circulaire à Luke et s'adossa à son siège. " Je réalise à quel point cette affaire vous préoccupe, mais... " il leva les mains en un geste insouciant, presque désinvolte " ...c'est ainsi que fonctionne l'Organisation. " Luke resta cloué à son siège sous le poids de la déception. " Alors vous n'allez pas annuler la directive? " " Mon cher ami! Comment le pourrais-je? " Luke tenta de faire preuve d'une indifférence sereine. " Eh bien, il y aura toujours de la place pour moi parmi les Agents Subalternes. Je leur ai dit où ils pouvaient la mettre, leur pelle. " ." Hum. Pas prudent. Désolé de ne pouvoir rien faire. " Li mon observa Luke d'un œil intéressé, puis ses lèvres esquissèrent un sourire. " Pourquoi ne pas vous attaquer à ce vieux Ripp ? Luke lui lança un regard oblique plein de méfiance. " Qu'est-ce que ça changera ? " " On ne sait jamais, " s'écria jovialement Limon. " Supposez une illumination - supposez qu'il annule sa directive ? Je ne peux pas aborder directement le problème avec lui; cela me causerait des ennuis - mais il n'y a aucune raison pour que vous, vous ne puissiez pas le faire. " Il adressa à Luke un petit sourire entendu, et celui-ci comprit que l'amabilité de Lavester Limon, bien que non feinte, n'était que le masque du souci qu'il avait de son intérêt personnel et lui servait surtout à arrondir habilement les angles. Luke se dressa brusquement sur ses pieds. Ce n'était pas à lui qu'on ferait tirer les marrons du feu, et il ouvrit la bouche pour le dire à Lavester Limon. Un souvenir traversa alors son esprit la scène devant la remise, quand il avait refilé son reçu à l'Opérateur d'Engin Technique. Luke avait toujours été enclin aux grands gestes, aux engagements irréfléchis qui ne lui laissaient aucune possibilité de faire marche arrière. Quand apprendrait-il à se maîtriser? Baissant le ton, il demanda : " Qui c'est ce Ripp, déjà ? " " Judiath Ripp, Directeur Général de l'Évacuation des Eaux Usées. Il se peut que vous ayez des difficultés à l'approcher; c'est une vieille brute pas commode. Attendez, je vais voir s'il est à son bureau. " Il se renseigna par l'intermédiaire de son interphone. Il s'avéra que Judiath Ripp venait d'arriver au bureau de la Subdivision, au Niveau Inférieur 3, sous Brambleburry Park. Limon donna quelques conseils tactiques à Luke. " Il est colérique - du genre aboyeur. Le grand secret : ne pas se laisser intimider par son cinéma. Il respecte la fermeté. Frappez du poing sur la table. Rugissez aussi fort que lui. Si vous faites patte de velours, il vous fichera dehors. Si vous lui répondez du tac au tac, il vous écoutera. " Luke regarda Lavester Limon d'un oeil dur, parfaitement conscient que le pétillement des yeux brun doré exprimait une joie malicieuse. " J'aimerais une copie de cette directive, " dit-il. " Comme cela il saura de quoi je parle. " Limon fut instantanément dégrisé. Luke put lire dans ses pensées : Est-ce que Ripp va s'en prendre à moi si je lui envoie ce cinglé? Le coup vaut d'être tenté. " Bien sûr, " répondit Limon. " Demandez ça à la secrétaire. " Luke monta au Niveau Inférieur 3 et traversa une agréable arcade, à trois niveaux au-dessous de Brambleburry Park. ll passa devant le grand aquarium en plein air qu'illuminait la lumière du soleil, s'embarqua sur le convoyeur local et, après un voyage de deux ou trois minutes, atterrit devant le Service de l'Hygiène du Secteur 8892. La Subdivision de l'Évacuation des Eaux usées occupait une suite plutôt prétentieuse au bout d'une petite cour de jardin. Luke suivit un couloir carrelé de mosaïque bleue, grise et verte et entra dans une pièce blanche meublée en gris pâle et en rose. Un grand panneau de tuyaux noirs, or et blancs, habilement torsadés, ornait tout un mur; un autre mur était recouvert de lourdes feuilles vertes s'échappant d'une jardinière qui se dressait à hauteur de poitrine. La réceptionniste était assise derrière un bureau - une blonde bien en chair à l'expression maussade, avec un faux os en travers du nez et un collier de dents de requin autour du cou. Ses cheveux étaient noués au-dessus de sa tête à la façon d'une botte de blé, et un amusant symbole primitif noir et marron ornait son front. Luke expliqua qu'il désirait avoir un petit entretien avec Mr. Judiath Ripp, Directeur Général de la Subdivision. Peut-être parce qu'il était mal à l'aise, Luke parla avec rudesse. La fille, surprise, battit des paupières et l'examina avec curiosité. Après un moment d'hésitation, elle secoua la tête d'un air dubitatif. " Est-ce que quelqu'un d'autre ne pourrait pas faire l'affaire ? Mr. Ripp a un emploi du temps très chargé. A quel sujet désirez-vous le voir ? " Luke tenta un sourire persuasif mais ne réussit qu'à envelopper la fille d'un regard sinistre. Elle en resta toute saisie. " Peut-être pourriez-vous dire à Mr. Ripp que je suis ici, " dit Luke. " Une de ses directives - disons qu'il y a des irrégularités, ou plutôt un abus... " " Des irrégularités? " La fille semblait n'avoir entendu que ce mot. Elle considéra Luke avec d'autres yeux, examinant les vêtements bleu et noir tout neufs, avec leur coupe presque militaire. Une espèce d'inspecteur ? " Je vais appeler Mr. Ripp, " dit-elle nerveusement. " Votre nom, Monsieur, et votre grade ? " " Luke Grogatch. Mon grade... " Luke sourit de nouveau et la fille détourna les yeux. " C'est sans importance. " " Je vais appeler Mr. Ripp, Monsieur. Un instant, s'il vous plaît. " Elle pivota sur son siège, bredouilla quelques mots affolés dans son écran, regarda Luke, et reprit son petit discours. Une voix lointaine grésilla dans l'appareil. " Mr. Ripp peut vous accorder quelques minutes. Première porte, s'il vous plaît. " Luke, les épaules raides, entra dans une pièce haute, entièrement lambrissée, dont l'un des murs était occupé par des aquariums vert émeraude où filaient des poissons jaunes et rouges. Judiath Ripp était assis à son bureau. C'était un homme de haute taille, lourd, qui ressemblait lui-même à un grand poisson. Sa tête étroite, d'une pâleur de maquereau, était posée très en arrière sur les épaules. On ne lui voyait pas de menton; son cou montait tout droit jusqu'à sa bouche de carpe. Des yeux pâles fixaient Luke au-dessus de petites narines rondes; une brosse de cheveux ras se dressait à l'arrière de sa tête comme de l'herbe sèche sur une dune de sable. Luke se souvint de la description que Lavester lui avait faite de cet homme : " colérique ". Guère approprié. Limon avait-il une dent contre Ripp ? Utilisait-il Luke comme instrument pour quelque basse vengeance ? A cette pensée, Luke se sentit gauche et mal à l'aise. Judiath Ripp le dévisagea d'un ail froid et impassible. " Que puis-je faire pour vous, Mr. Grogatch ? Ma secrétaire me dit que vous êtes une sorte d'inspecteur. " Luke, ses petits yeux noirs fixés sur le visage de Ripp, pesa la situation. II décida de dire l'exacte vérité. " Depuis plusieurs semaines je travaille en qualité de Manoeuvre, Catégorie D, dans une équipe de forage. "