LES ŒUVRES DE DODKIN par Jack Vance La Théorie de l'Organisation Sociale (telle qu'on la trouve développée chez Kinch, Kolbig, Penton et alii) offre un tel trésor d'informations, tant de révélations complexes en leur diversité, tant de prolongements angoissants, qu'il est parfois bon de considérer le principe trompeusement simple qui la fonde (noté ici par Kolbig) : * Quand des micro-unités indépendantes se combinent pour former et entretenir une macro-unité durable, certaines libertés sont atteintes. * Tel est le mécanisme de base de l'Organisation. * Plus les micro-unités sont nombreuses et erratiques, plus la structure et le fonctionnement de la macro-unité doit être complexe - et plus les détails de l'Organisation doivent être subtils et restrictifs. D'après Leslie Penton, Premiers Principes d'Organisation. De même que le serpent ne se souvient plus que ses ancêtres ont eu des pattes, la population de la Cité, dans sa grande majorité, avait fini par oublier les atteintes faites à sa liberté. Quelqu'un a dit quelque part : " Quand, dans une civilisation, l'écart se creuse entre la théorie et la pratique, c'est que cette civilisation est en train de subir un changement rapide. " En vertu d'un tel critère, le niveau de civilisation de la Cité était stable, voire statique. Les habitants avaient leur vie réglée par des plans, des codes et des traditions rigoureux, et s'estimaient satisfaits des aimables récompenses que leur accordait l'Organisation. Mais dans le tissu le plus sain il y a des bactéries, et la plus infime impureté peut faire échouer une cristallisation dans sa phase critique. Luke Grogatch était âgé de quarante ans. Mince et anguleux, il avait le front buté, quelque chose de vaguement sardonique dans le dessin de sa bouche et de ses sourcils, et la tête déjetée sur le côté comme s'il souffrait d'une oreille. Il était trop malin pour professer le Non-Conformisme; trop entêté dans la médiocrité pour essayer d'améliorer son statut; à la fois trop pessimiste, trop chicaneur, trop sarcastique et trop enclin à user de son franc-parler pour garder les emplois qu'on lui assignait. Chaque nouveau reclassement le faisait descendre d'un échelon, et il détestait chaque nouvel emploi avec une conviction croissante. Finalement, classé comme Manœuvre/Catégorie D/Non qualifié, Luke fut expédié au Secteur 8892, Département de l'Entretien des Égouts, et de là, enrôlé comme déblayeur de nuit dans l'Équipe de Forage Numéro 3. Luke se rendit à son travail et se présenta au contremaître, Fedor Miskitman, un gros homme avec une tête de taureau, des cheveux blond filasse et de bons yeux bleus. Miskitman produisit une pelle et alla poster Luke derrière le trépan de la foreuse. C'était là, expliqua Miskitman, la place de Luke. Tout ce qu'on lui demandait, c'était de débarrasser le sol de la galerie de la caillasse et du gravier qui y tombaient. Si la galerie venait à déboucher sur un vieil égout, il y aurait du tartre et de ces détritus connus sous le nom de " gadoue " à enlever. Luke devait tenir le ramasse-poussière parfaitement propre et veiller à ce qu'il soit parfaitement réglé. Pendant les pauses il lubrifierait les roulements indépendants du système de lubrification automatique et il aurait à remplacer les dents cassées du trépan chaque fois que cela serait nécessaire. Luke demanda si c'était là tout ce qu'il aurait à faire, la voix chargée d'une ironie qui échappa complètement au naïf Miskitman. " Oui, ce sera tout, " dit Miskitman, et il tendit la pelle à Luke. " C'est surtout les gravats. Le sol doit être propre. Luke suggéra au contremaître une modification des mâchoires de la trémie qui permettrait d'éviter la chute de la pierraille; d'ailleurs, continuait la démonstration de Luke, pourquoi se tracasser à ce sujet ? Il n'y avait qu'à laisser la caillasse là où elle tombait. Le revêtement de béton de la galerie n'aurait pas de mal à masquer le peu de gravier qui pouvait y traîner. D'un geste, Miskitman écarta cette suggestion; il fallait enlever la pierraille. Quand Luke lui demanda pourquoi, Miskitman lui répondit : " C'est comme ça que le travail doit être fait." Luke lâcha une grossièreté entre ses dents. D soupesa la pelle et secoua la tête, mécontent. Le manche était trop long et la lame trop courte. Il signala le fait à Miskitman qui se contenta de regarder sa montre et de faire signe au conducteur de la foreuse. La machine gémit et, dans un rugissement assourdissant, elle entra en contact avec le rocher. Miskitman s'en alla, et Luke se mit au travail. Durant son service il découvrit que s'il travaillait à moitié accroupi la plus grande partie des gaz d'échappement de la machine, brûlants et chargés de poussière, lui passait au-dessus de la tête. En changeant une des dents du trépan pendant la première pause il attrapa une cloque sur le pouce gauche. A la fin de son service, une seule chose retint Luke de se déclarer incompétent : la crainte d'être déclassé et de passer de Manœuvre/Catégorie D/Non Qualifié à Agent Subalterne, ce qui entraînerait une diminution correspondante de son compte débitable. Un tel déclassement l'amènerait tout en bas du Tableau des Statuts, et il n'aurait plus droit à la moindre considération. Son allocation dépenses actuelle était déjà à peine suffisante. Elle couvrait son alimentation dans un Restaurant Communautaire de Type RP, un coin pour dormir dans un dortoir du Niveau Inférieur 22 et seize Coupons Spéciaux par mois. Il se contentait du Traitement Érotique Modèle 14 et avait droit à douze heures par mois à son Cercle de Récréation, avec utilisation optionnelle des haltères, du tennis de table, de deux pistes de bowling miniature et de n'importe lequel des six télécrans réglés en permanence sur le Canal H. Luke rêvait souvent d'une vie plus somptueuse : une nourriture de Type AAA, une suite de pièces pour son usage exclusif, des Coupons Spéciaux à la pelle, un Traitement Érotique Modèle 7, ou même 6 ou 5. En dépit de son mépris pour les Échelons Supérieurs, il n'avait rien contre les petits avantages qui leur étaient attachés. Et venait toujours en coda amer à ses rêves la conviction qu'il aurait pu jouir pour de bon de tous ces délices. Il avait regardé ses camarades manoeuvrer; il connaissait tous les trucs et toutes les techniques : travailler dur, suivre le troupeau, débiner le voisin, courber l'échine et faire ses coups en dessous... Pourquoi ne pas utiliser de telles connaissances ? " Je préfère être Manoeuvre/Catégorie D, " se disait Luke avec un petit ricanement à son adresse. Parfois un doute s'infiltrait dans son esprit. Peut-être lui manquait-il simplement le courage de lutter, de se colleter avec le monde! Et le ruisselet du doute se transformait en une vague de mépris de soi. Un Non-Conformiste, voilà ce qu'il était - et il n'avait pas le courage de l'admettre! Puis son opiniâtreté reprenait le dessus. Pourquoi admettre son Non-Conformisme quand cela avait pour conséquence un petit séjour à la Maison de la Désorganisation ? Un piège bon pour les imbéciles - et Luke n'était pas un imbécile. Peut-être qu'il était réellement Non-Conformiste; mais, encore une fois, peut-être pas - il ne s'était jamais tout à fait décidé. Il présumait que le soupçon pesait sur lui. Il lui arrivait de surprendre de drôles de regards obliques et des hochements de tête significatifs chez ses camarades de travail. Ils pouvaient toujours le regarder de travers. Ils ne pouvaient rien prouver. Mais pour le moment... il était Luke Grogatch, Manoeuvre de Catégorie D, à un rang de la couche non classée des criminels, des crétins, des enfants et des Non-Conformistes déclarés. Luke Grogatch, celui qui nourrissait de si grands rêves, des rêves où il se retrouvait à l'Échelon Supérieur, des rêves d'orgueil et d'indépendance! Allons donc - il n'était que Luke Grogatch, Manoeuvre de Catégorie D. Recevant des ordres d'un balourd au crâne plein de foin, travaillant avec des ouvriers semi-qualifiés au statut presque aussi bas que le sien : Luke Grogatch, manœuvre. Sept semaines passèrent. Le dégoût de Luke pour son travail se transforma en exaspération. C'était un travail dur, étouffant, repoussant. Fedor Miskitman opposait un regard d'incompréhension aux grimaces les plus haineuses de Luke, grognait en haussant les épaules devant ses suggestions et ses arguments. C'était comme ça qu'on faisait, disait son attitude, comme ça qu'on avait toujours fait et qu'on ferait toujours. Chaque jour, Fedor recevait du Chef de Chantier des notes de service qu'il lisait à son équipe durant la première pause. Ces notes portaient généralement sur des sujets comme les normes de travail, l'esprit d'équipe et la coopération; c'étaient des appels pour un meilleur fini du béton; ou des mises en garde contre l'abus des plaisirs extra-professionnels, abus qui risquait d'émousser l'enthousiasme et de diminuer le rendement du travailleur. En général Luke ne prêtait aucune attention à ces notes, jusqu'au jour où Miskitman, sortant la feuille jaune familière, lut de sa voix pesante : DÉPARTEMENT DES TRAVAUX PUBLICS, BRANCHE DES SERVICES PUBLICS SERVICE DE L'HYGIÈNE, SECTEUR 8892 SUBDIVISION DE L'ÉVACUATION DES EAUX USÉES Office de la Construction et de l'Entretien des Égouts Bureau des Fournitures Note de Service : 6511 Série BV 96 Numéro de Code : GZP-AAR- REG Référence : G 98-7542 Code Date : BT-EQ-LLT Autorisation : LL8-P-SC 8892 Vérification : 48 Contre-Vérification : 92 C Adressé par : Lavester Limon, Directeur, Bureau des Fournitures Via : Tous les offices de construction et d'entretien A : Tous les chefs de chantier A l'intention de : Tous les contremaîtres Objet: Longévité des outils, promotion de ladite Entrée en Application: Immédiate Durée de l'Applicabilité : Permanente Contenu : Au début de chaque relève les outils à main seront retirés au Magasin de l'Entretien des Égouts du Secteur 8892. A la fin de chaque relève, tous les outils à main seront soigneusement nettoyés et retournés au Magasin de l'Entretien des Égouts du Secteur 8892. Directive revue et transmise par: Butry Keghorn, Directeur Général de la Construction, Office de la Construction des Égouts Clyde Kaddo, Directeur de l'Entretien des Égouts. Comme Fedor Miskitman lisait la partie " Contenu ", Luke poussa un soupir d'incrédulité. Miskitman acheva sa lecture, plia délicatement la feuille avec ses gros doigts et regarda sa montre. " Voilà pour la note de service. Nous avons vingt-cinq secondes de retard; il faut reprendre le travail. " " Un instant, " dit Luke. " Il y a dans cette note une ou deux choses que j'aimerais que l'on m'explique. " Miskitman enveloppa Luke de son regard bonasse. " Vous n'avez pas compris? " " Pas très bien. A qui s'applique-t-elle? " " C'est un ordre adressé à toute l'équipe. " " Qu'est-ce qu'ils entendent par `outils à main'? " " Ce sont les outils qu'on tient avec les mains. " " Comme une pelle? " " Une pelle? " Miskitman souleva ses robustes épaules. " Une pelle est un outil à main. " Luke demanda d'une voix où perçait une discrète admiration : " Ils veulent que j'astique ma pelle, que je fasse six kilomètres pour la reporter au magasin et que j'aille la reprendre le lendemain pour la rapporter ici ? " Miskitman déplia la note de service, la tint à bout de bras et la relut des yeux tout en remuant les lèvres. " C'est ce qui est dit. " Il replia le papier et le fourra dans sa poche. Luke feignit de nouveau l'étonnement. " D y a sûrement une erreur. " " Une erreur? " Miskitman ouvrit de grands yeux. " Pourquoi y aurait-il une erreur? " " Ce n'est pas possible qu'ils soient sérieux, " dit Luke. " Non seulement c'est ridicule, mais en plus c'est aberrant. " " Je ne saurais vous dire, " dit Miskitman d'un air indifférent. " Au travail. Nous avons une minute et demie de retard. " " Je suppose que le temps du nettoyage et du transport est pris sur le temps de travail, " hasarda Luke. Miskitman redéplia la note, la tint à bout de bras et la lut encore une fois. " Il n'y a rien à ce sujet. Notre horaire reste le même. " Il replia le papier et le remit dans sa poche. Luke cracha sur la pierraille. " J'apporterai ma pelle personnelle. Qu'ils transportent eux-mêmes leurs précieux outils à main. " Miskitman se gratta le menton et relut de nouveau la directive. D secoua la tête d'un air dubitatif. " L'ordre dit que tous les outils à main doivent être nettoyés et rapportés au magasin. Il ne dit rien à propos du propriétaire des outils. " Luke faillit s'étrangler sous le coup de l'exaspération. " Vous savez ce que je pense de cette note de service? " Fedor Miskitman ne lui prêta pas la moindre attention. " Au travail. Nous sommes en retard. " " Si j'étais Directeur Général... " commença Luke, mais Miskitman gronda durement : " Nous ne gagnons rien à bavarder. Au travail. Nous perdons du temps. " Le trépan se mit à tourner; soixante-douze dents mordirent le grès rougeâtre. Les mâchoires de la trémie avalèrent d'énormes bouchées, les expédiant via une espèce d'épiglotte dans un boyau qui les évacuait tout au bout de la galerie dans un élévateur à godets. Des éclats rocheux pleuvaient sur le sol de la galerie; Luke devait les ramasser et les remettre dans la trémie. Derrière lui, deux hommes de l'équipe d'étayage installaient des cercles d'acier, les soudant à des barres longitudinales d'une simple pression des doigts grâce aux plots incorporés à leurs gantelets qui fournissaient la goutte d'énergie nécessaire. Derrière eux venait l'homme chargé de la pulvérisation du béton, son pistolet aspergeur crachant le mélange dans un sifflement, suivi de deux finisseurs, des hommes nerveux qui lissaient le béton avec une furieuse énergie, lui donnant un poli impeccable. Fedor Miskitman allait et venait, testant l'étayage, mesurant l'épaisseur du ciment, vérifiant à tout bout de champ l'avancement des travaux sur le tableau placé à l'arrière de la foreuse, où un dispositif électronique traçait le cours de la galerie à travers le réseau de canalisations, de conduits, de passages, de tuyaux et de tubes pour l'eau, l'air, le gaz, la vapeur, les transports, le fret et les communications, réseau qui faisait de la Cité une unité Organisée. Le service de nuit se termina à quatre heures du matin. Miskitman porta quelques notes appliquées sur son registre; l'homme chargé de la pulvérisation du béton ferma ses ajutages; les étayeurs enlevèrent leurs gantelets, leurs batteries portatives et leurs équipements isolants. Luke Grogatch se redressa, frotta son dos douloureux et braqua un ail maussade sur sa pelle. II sentit le regard bovin de Miskitman peser sur lui. S'il jetait la pelle sur le côté, comme d'habitude, et s'en allait vaquer à ses propres affaires, il se rendrait coupable de conduite désorganisée. La sanction, Luke ne le savait que trop bien, était le déclassement. Il fixa la pelle, bouillonnant d'humiliation. Obéir ou être déclassé. Se soumettre - ou devenir Agent Subalterne. Luke poussa un profond soupir. La pelle était relativement propre; un ou deux coups de chiffon suffiraient à enlever la poussière dont elle était maculée. Mais il y avait le trajet sur le convoyeur bondé jusqu'à l'entrepôt, la queue au guichet, la formalité d'enregistrement, l'augmentation de la distance qui le séparait du dortoir. Et demain il faudrait remettre ça. Cet effort supplémentaire était-il bien nécessaire ? Luke ne connaissait que trop bien la réponse. Quelque part le long de la chaîne des bureaux et des commissions, quelque obscur fonctionnaire avait sans doute voulu faire du zèle et n'avait trouvé rien de mieux que de manifester le souci qu'il avait des précieux biens de la Cité. Résultat : cette note de service absurde filtrée par toute la hiérarchie jusqu'à Fedor Miskitman et finalement jusqu'à Luke Grogatch, la victime. Quelle joie ce serait de rencontrer cet obscur fonctionnaire face à face, de lui tordre son nez morveux, de lui botter son pusillanime postérieur le long des couloirs de son propre service... La voix de Miskitman l'arracha à sa rêverie. " Nettoyez votre pelle. Votre service est fini. Luke protesta pour la forme. " Ma pelle est propre, " grogna-t-il. " C'est la farce la plus absurde qui me soit jamais tombée sur le dos. Si seulement je... " Miskitman, d'une voix aussi calme et aussi lente qu'un grand fleuve, déclara : " Si vous n'aimez pas cette circulaire, vous n'avez qu'à déposer une requête dans la boite à idées. C'est le droit de tout un chacun. Mais tant que la circulaire existe, vous devez obéir. Ainsi va la vie. C'est cela l'Organisation, et nous sommes des gens Organisés. " " Faites-moi voir cette circulaire, " aboya Luke. " Je vais la faire changer, je vais l'enfoncer dans la gorge de quelqu'un, je vais... " " Vous devez attendre qu'elle soit enregistrée. Ensuite vous pourrez la garder; je n'en aurai plus besoin. " " J'attendrai, " dit Luke en serrant les dents. Avec soin et méthode, Miskitman procéda à une dernière vérification, inspectant les machines, les dents du trépan, les ajutages du tourniquet, le système d'évacuation. 1 alla à son petit bureau à l'arrière de la foreuse, nota l'avancement des travaux, signa des bons de sortie, enregistra finalement la circulaire sur un microfilm. Puis, d'un geste grave, il tendit la feuille jaune à Luke. " Qu'est-ce que vous allez en faire? " " Je vais trouver celui qui a pondu cette idiotie de circulaire. Je vais lui dire ce que j'en pense et ce que je pense de lui par la même occasion. " Miskitman secoua la tête d'un air désapprobateur. " Ce ne sont pas des choses à faire. " " Comment feriez-vous à ma place? " s'enquit Luke avec un sourire féroce. Miskitman réfléchit, la lèvre boudeuse, triturant ses épais sourcils. Enfin, le plus simplement du monde, il laissa tomber • Moi, je ne ferais rien. " Luke leva les bras au ciel et s'engagea dans la galerie. La voix de Miskitman tonna dans son dos. " Vous devez emporter votre pelle! " Luke s'arrêta. Lentement, il se retourna et posa un regard furieux sur la lourde silhouette du contremaître. Obéir à la circulaire ou être déclassé. Traînant les pieds, la tête baissée et l'œil fuyant, il revint sur ses pas. Empoignant la pelle d'un geste brusque, il remonta la galerie à grandes enjambées. Ses omoplates saillantes étaient de véritables plaques sensibles; les yeux bleu clair qui le suivaient lui firent passer des fourmis dans le dos. Devant lui s'allongeait la galerie, sinus pâle et poli qui se rétrécissait dans la distance qu'ils avaient creusée. Par quelque effet bizarre de réfraction, le tunnel semblait cerclé d'anneaux alternativement brillants et sombres qui déroutaient l'œil et créaient une impression hypnotique de bi-dimensionnalité. Luke avançait tristement dans cette espèce de cible, abruti de honte et d'impuissance, portant sa pelle comme une masse de désespoir. En était-il arrivé là - Luke Grogatch, naguère si fier de son cynisme et de son Non-Conformisme à peine dissimulé ? Devait-il enfin courber l'échine et se plier servilement à ces règlements stupides ?... Si seulement il se trouvait quelques rangs plus haut sur le tableau! Le coeur rongé de tristesse, il s'imagina l'air scandalisé avec lequel il aurait alors accueilli la circulaire, la nonchalance sardonique avec laquelle il aurait laissé tomber sa pelle de ses mains soudain devenues molles... Trop tard, trop tard! Désormais il devait s'aligner, il devait porter consciencieusement sa pelle au Magasin. Dans un accès de colère, il lança devant lui l'innocent ustensile, l'envoyant sonner contre le revêtement de ciment. Rien à faire! Pas d'issue! Pas moyen de rendre coup pour coup! L'Organisation huilée et implacable; l'Organisation : massive et inerte, tolérante pour les soumis, sereinement cruelle pour les sceptiques... Luke atteignit sa pelle et, murmurant une obscénité, la ramassa d'un geste brusque avant de repartir presque en courant. II remonta par un trou d'homme et émergea sur le quai de la Gare de jonction de la 1123` Avenue, où il fut immédiatement absorbé par la foule qui piétinait entre les escaliers mécaniques et les convoyeurs qui partaient dans toutes les directions comme les rayons d'une roue. Serrant sa pelle contre sa poitrine, Luke se fraya un chemin jusqu'au convoyeur à destination de Fontego et fonça vers le sud, dans la direction opposée à celle de son dortoir. Dix minutes plus tard il arrivait à la Gare d'Astoria. II descendit d'une douzaine de niveaux par l'Escalator du Collège Grimesby et traversa une zone sombre et humide qui sentait la vieille pierre pour gagner un convoyeur d'intérêt local qui le transporta jusqu'au Magasin de l'Entretien des Égouts, Secteur 8892. Luke trouva le magasin brillamment éclairé; il y régnait une activité fébrile; plusieurs centaines d'hommes allaient et venaient. Ceux qui, comme Luke, arrivaient, portaient des outils; ceux qui partaient avaient les mains vides. Luke se joignit à la file qui s'était formée devant la remise à outils. Une cinquantaine de travailleurs le précédaient, terne mille-pattes de bras, d'épaules, de têtes, de jambes, les outils faisant saillie de chaque côté. Le mille-pattes avançait lentement, dans un concert de boutades et de plaisanteries. Devant la patience de tout le monde, Luke s'abandonna à son irascibilité naturelle. Regardez-moi ça, se dit-il, regardez-moi tous ces moutons, dressant l'oreille au moindre froissement d'une circulaire dépliée. Se posaient-ils des questions sur le bien-fondé des ordres donnés ? Se demandaient-ils s'il était vraiment indispensable qu'on les importune de la sorte ? Non! Ces abrutis restaient là à ricaner et à bavarder, acceptant la circulaire comme une de ces vicissitudes imprévisibles de la vie, comme quelque chose d'aussi naturel et arbitraire que le changement des saisons... Et lui, Luke Grogatch, était-il meilleur ou pire ? La question lui brûlait la gorge comme un arrière-goût de vomi. De toute façon, meilleur ou pire, quel choix avait-il ? Obéir ou être déclassé! Piètre alternative ! ll y avait toujours le recours à la boîte à idées, comme Fedor Miskitman, peut-être en guise de plaisanterie, l'avait signalé. Luke grogna de dégoût. Des semaines après, il recevrait peut-être un imprimé à paragraphes multiples dont l'un aurait été coché par quelque employé de bureau ou quelque agent subalterne : " La situation décrite dans votre requête est déjà à l'étude au sein de l'administration compétente. Nous vous remercions de votre témoignage d'intérêt. " Ou bien : " La situation décrite dans votre requête n'est que provisoire et devrait s'améliorer sous peu. Nous vous remercions de votre témoignage d'intérêt. " Ou bien encore " La situation décrite dans votre requête est le résultat d'une politique délibérée et ne saurait être l'objet d'une modification. Nous vous remercions de votre témoignage d'intérêt. " Une autre pensée vint à l'esprit de Luke : en se forçant le tempérament, peut-être pourrait-il être reclassé en haut du tableau... Mais l'idée l'avait à peine effleuré qu'il y renonçait. D'abord, il approchait de l'âge mûr; trop d'hommes jeunes étaient en train de faire la grimpette autour de lui. Même s'il arrivait à se piquer au jeu de la compétition... La file avançait lentement. Derrière Luke un petit homme rondouillard ployait sous le poids d'une équerre optique Velstro. Une mèche soyeuse de cheveux châtain clair barrait sa face lunaire; sa bouche en cul-de-poule était l'image même de la concentration ; ses yeux étaient absurdement sérieux. Il portait une salopette rose et marron plutôt pimpante, des demi-bottes orange et le béret bleu à trois pompons orange des techniciens Velstro. Entre Luke, pauvre minable à la bouche amère, et ce petit homme grassouillet en salopette de salon il y avait une différence si fondamentale qu'une aversion réciproque instantanée était inévitable. Les yeux proéminents du petit homme s'arrêtèrent sur la pelle de Luke et se promenèrent pensivement sur son pantalon et sa veste maculés. Puis il détourna les yeux. " Vous venez de loin ? " demanda malicieusement Luke. " Pas tellement, " répondit Face de Lune. " On fait des heures supplémentaires, hein ? " fit Luke avec un clin d'oeil. " Un peu de zèle de temps en temps, il n'y a rien de tel - en tout cas c'est ce qu'on dit. " " Nous avons simplement terminé le travail, " répliqua dignement le petit homme. " Le zèle n'a rien à voir là-dedans. Pourquoi passer la moitié de l'emploi du temps de demain sur un travail de cinq minutes qu'on pouvait faire ce soir ? " " Je vois une raison, " dit Luke d'un air entendu. " Pour en mettre plein la vue aux collègues. " Face de Lune grimaça un bref sourire très bref, puis jugea que la remarque n'était pas drôle. " Ce n'est pas comme ça que je travaille, " dit-il d'un ton guindé. " Ce truc-là doit être lourd, " observa Luke en remarquant combien les petits bras grassouillets avaient du mal à s'adapter aux formes irrégulières de l'instrument. " Oui, " fut la réponse. " C'est lourd. " " Une heure et demie, " gémit Luke. " C'est le temps qu'il me faut pour remiser cette pelle. Simplement parce qu'un type du haut du tableau a des cauchemars. Et ce sont les pauvres types du bas du tableau qui trinquent. " " Je ne suis pas au bas du tableau. Je suis Opérateur d'Engin Technique. " " Ça ne change rien, " dit Luke. " II y en a toujours pour une heure et demie. Tout ça à cause dé je ne sais quelle stupide vision des choses. " " Ce n'est pas si stupide, " protesta Face de Lune. " Je suppose qu'il y a une bonne raison à cette directive. " Luke secoua sa pelle par le manche. " Ainsi il faut que je passe trois heures par jour sur les convoyeurs à aller et venir avec ce truc ? " Le petit homme pinça les lèvres. " II ne fait aucun doute que l'auteur de la circulaire connaît bien son affaire. Sinon il n'occuperait pas le rang qui est le sien. " " Et qui est ce héros anonyme ? " ricana Luke. " J'aimerais le rencontrer. J'aimerais savoir pourquoi il tient absolument à me faire perdre trois heures par jour. " Le petit homme considérait maintenant son interlocuteur comme il aurait regardé un insecte dans sa ration de soupe. " Vous parlez comme un Non-Conformiste, sauf votre respect. " " Inutile de vous fatiguer pour mon respect, " dit Luke, et sur ce, il lui tourna le dos. Il jeta sa pelle à l'employé du guichet et se vit remettre un reçu. Luke se tourna consciencieusement vers Face de Lune et fourra le reçu dans la poche de poitrine de la salopette rose et marron. " Gardez ça; vous vous servirez de cette pelle avant que l'envie ne m'en reprenne. " Il sortit du magasin d'un air digne. Un geste plein de panache, mais - il hésita avant de s'engager sur le convoyeur - était-ce bien raisonnable ? L'Opérateur d'Engin Technique à la combinaison rose et marron sortit du magasin derrière lui, lui lança un regard bizarre et se dépêcha de quitter les lieux. Luke tourna les yeux vers le magasin. S'il y retournait maintenant il pourrait arranger les choses, et il n'y aurait pas de problème le lendemain. S'il regagnait tout de suite son dortoir, il était bon pour un nouveau déclassement. Luke Grogatch, Agent Subalterne. Luke extirpa de sa vareuse la circulaire que Fedor Miskitman lui avait donnée : un morceau de papier jaune portant quelques lignes tapées à la machine, une chose banale en soi - mais qui symbolisait toute l'Organisation : une force massive au mouvement irrésistible. Luke tripota nerveusement la feuille de papier et regarda de nouveau dans la direction du magasin. L'Opérateur d'Engin l'avait traité de Non-Conformiste; la bouche de Luke se tordit en une brève grimace d'écœurement. Ce n'était pas vrai. Luke n'était pas un NonConformiste. Il n'était rien de particulier. Et il avait absolument besoin de son lit, de son ticket d'alimentation et de son maigre compte débitable. Il laissa échapper un faible grognement - presque un murmure. Il était au bout du rouleau. Il était allé aussi loin qu'il était possible; avait-il jamais pensé qu'il pourrait déjouer l'Organisation ? Peut-être qu'il avait tort et tous les autres raison. Possible, pensa Luke sans conviction. Miskitman semblait relativement content de son sort; l'Opérateur d'Engin Technique semblait content non seulement de son sort mais aussi de lui-même. Luke s'appuya contre le mur du magasin, les yeux brûlants et humides de pitié envers lui-même. NonConformiste. Raté. Qu'est-ce qu'il allait devenir ? Il eut une moue de mépris et s'avança vers le convoyeur. Que le Diable les emporte tous. Ils pouvaient bien le déclasser; il deviendrait Agent Subalterne, et après ? Le moral à zéro, Luke retourna jusqu'à la Gare de Grimesby. Là, au moment où il allait mettre le pied sur l'escalier mécanique, il s'arrêta pile, plissant les yeux et frottant son long menton terreux tout en considérant le problème sous un autre angle. 1 semblait y avoir une possibilité - mais non. Peu probable... et cependant, pourquoi pas ? Une fois encore, il examina la circulaire. Lavester Limon, Directeur du Bureau des Fournitures du Secteur, était vraisemblablement à l'origine de cette directive; Lavester Limon pouvait donc l'annuler. S'il pouvait convaincre Limon, ses ennuis, à défaut de disparaître complètement, s'atténueraient. 1 pourrait se présenter à son travail sans pelle; il pourrait répondre par un sourire sarcastique au sourire trop mielleux de Fedor Miskitman. Il pourrait même se donner la peine de retrouver le petit Opérateur d'Engin Technique et sa face de Lune... Luke soupira. Pourquoi poursuivre ce vain rêve? II fallait d'abord amener Lavester Limon à annuler la directive - et quelles étaient les chances de réussite ?... Peut-être pas si minces, en définitive, rêvassa Luke tandis que le convoyeur le ramenait à son dortoir. 1 était clair que cette directive n'était pas pratique. Elle compliquait la vie d'une foule de gens pour un maigre résultat. Si on pouvait en persuader Lavester Limon, si on pouvait lui montrer que son prestige et sa réputation étaient en jeu, il accepterait peut-être d'annuler cette directive ridicule. Luke arriva à son dortoir un peu après sept heures du matin. D se rendit immédiatement à la cabine de communication et appela le Bureau des Fournitures du Secteur 8892. Lavester Limon, lui répondit-on, serait là à huit heures trente. Luke procéda à une toilette soigneuse et, après mûre réflexion, investit quatre Coupons Spéciaux dans l'acquisition d'une nouvelle tenue : une veste noire cintrée et un pantalon bleu d'une coupe un peu militaire, mais d'une qualité nettement supérieure à celle de son costume habituel. Se regardant dans la glace des lavabos, il jugea qu'il n'avait pas trop mauvaise allure. Il prit son quota matinal de nourriture dans un Restaurant Communautaire de Type RP tout proche, puis il monta jusqu'au Niveau Inférieur 14, où il prit le convoyeur jusqu'à l'Office de la Construction et de l'Entretien des Égouts du Secteur 8892. Une employée de bureau toute frétillante, dont les cheveux noirs masquaient le visage dans le style " gentleman cambrioleur " alors à la mode, le conduisit vers le bureau de Lavester Limon. A la porte elle tourna vers lui un petit regard modeste, et Luke se félicita d'avoir acheté de nouveaux vêtements. Réagissant au stimulus, il rejeta les épaules en arrière et entra plein de confiance. Lavester Limon était installé derrière son bureau. 1 s'arracha un bref instant à son siège en signe de salut poli. C'était un homme d'apparence aimable, de taille moyenne; cheveux brun doré soigneusement lissés de façon à dissimuler une tonsure bronzée et constellée de taches de rousseur, yeux brun doré francs et tranquilles, veston brun doré et pantalon de velours assorti. Son bras se tendit vers un fauteuil. " Asseyez-vous, Mr. Grogatch. " Devant tant de cordialité, Luke refoula sa fureur et sentit même bourgeonner un espoir. Limon paraissait du genre correct ; peut-être que la directive n'était, après tout, qu'une erreur administrative. Limon dressa ses sourcils brun doré d'un air interrogateur. Luke ne perdit pas de temps en préliminaires. Il tendit la circulaire. " Je suis ici à ce propos, Mr. Limon : une note de service apparemment rédigée par vous. " Limon prit la circulaire, la lut, hocha la tête. " Oui, cette note vient bien de moi. Quelque chose ne va pas ? " Surprise de Luke, qui eut un pincement au coeur prémonitoire : un homme aussi sensé devait percevoir immédiatement l'absurdité de la directive ! " C'est tout simplement une directive inapplicable, " dit Luke le plus sérieusement du monde. " En fait, Mr. Limon, elle est complètement déraisonnable. " Lavester Limon ne parut pas du tout offensé. " Tiens, tiens! Et qu'est-ce qui vous fait dire cela ? Au fait, Mr. Grogatch, vous êtes... " Les sourcils brun doré se dressèrent de nouveau d'un air interrogateur. " Je suis manoeuvre, Catégorie D, dans une équipe de forage, " dit Luke. " Aujourd'hui il m'a fallu une heure et demie pour aller remiser ma pelle. Demain il me faudra une autre heure et demie pour aller la reprendre. Tout cela sur mon temps personnel. Je ne pense pas que ce soit raisonnable. " Lavester Limon relut la circulaire, pinça les lèvres, hocha la tête une ou deux fois. Puis, se penchant sur son interphone, il dit : " Miss Rab, j'aimerais voir... " il consulta le numéro de référence de la note de service " ... le Document 7542, Dossier G 98. " Puis, s'adressant à Luke, il ajouta d'une voix plutôt distraite : " Ce genre de chose finit parfois par être un tant soit peu compliqué. " " Mais pouvez-vous changer la directive ? " éclata Luke. " Reconnaissez-vous qu'elle n'est pas raisonnable ? " Limon inclina la tête sur le côté et fit une grimace dubitative. " Nous allons voir ce qu'indique la référence. Si ma mémoire est bonne... " Sa voix se perdit. Vingt secondes passèrent. Limon pianotait sur le bureau. Une sonnerie discrète se fit entendre. Limon effleura un bouton et l'écran incorporé à son bureau produisit le document demandé : une autre circulaire semblable à la première. DÉPARTEMENT DES TRAVAUX PUBLICS, BRANCHE DES SERVICES PUBLICS SERVICE DE L'HYGIÈNE, SECTEUR 8892 SUBDIVISION DE L'ÉVACUATION DES EAUX USÉES Bureau du Directeur Général Note de Service : 2888 Série BQ 008 Numéro de Code : GZP-AAR-REF Référence : OP 9 123 Code Date : BR-EQ-LLT Autorisation : JR D-SDS Vérification : AC Contre-Vérification : CX McD Adressé par : Judiath Ripp, Directeur Général Via : A : Lavester Limon, Directeur, Bureau des Fournitures A l'intention de Objet : Mesures d'économie Entrée en Application : Immédiate Durée de l'Applicabilité: Permanente Contenu : Votre quota mensuel de fournitures à usage de Type A, B, D, F, H est réduit par la présente de 2,2 %. Vous êtes prié d'aviser le personnel concerné de cette réduction et de prendre les mesures propres à assurer les économies les plus drastiques. fi a été remarqué que c'est surtout en ce qui concerne les fournitures de Type D que la consommation du département est en excès par rapport à la norme établie. Suggestion : Plus grand soin des outils de la part des utilisateurs, incluant le stockage dans les magasins après utilisation. " Les fournitures de Type D, " expliqua Lavester Limon en faisant la grimace, " ce sont les outils à main. Le vieux Ripp exige de sérieuses économies. Je ne fais que transmettre l'ordre. Voilà ce qui se cache derrière les chiffres six, cinq, un, un. " Il rendit la circulaire à Luke et s'adossa à son siège. " Je réalise à quel point cette affaire vous préoccupe, mais... " il leva les mains en un geste insouciant, presque désinvolte " ...c'est ainsi que fonctionne l'Organisation. " Luke resta cloué à son siège sous le poids de la déception. " Alors vous n'allez pas annuler la directive? " " Mon cher ami! Comment le pourrais-je? " Luke tenta de faire preuve d'une indifférence sereine. " Eh bien, il y aura toujours de la place pour moi parmi les Agents Subalternes. Je leur ai dit où ils pouvaient la mettre, leur pelle. " ." Hum. Pas prudent. Désolé de ne pouvoir rien faire. " Li mon observa Luke d'un œil intéressé, puis ses lèvres esquissèrent un sourire. " Pourquoi ne pas vous attaquer à ce vieux Ripp ? Luke lui lança un regard oblique plein de méfiance. " Qu'est-ce que ça changera ? " " On ne sait jamais, " s'écria jovialement Limon. " Supposez une illumination - supposez qu'il annule sa directive ? Je ne peux pas aborder directement le problème avec lui; cela me causerait des ennuis - mais il n'y a aucune raison pour que vous, vous ne puissiez pas le faire. " Il adressa à Luke un petit sourire entendu, et celui-ci comprit que l'amabilité de Lavester Limon, bien que non feinte, n'était que le masque du souci qu'il avait de son intérêt personnel et lui servait surtout à arrondir habilement les angles. Luke se dressa brusquement sur ses pieds. Ce n'était pas à lui qu'on ferait tirer les marrons du feu, et il ouvrit la bouche pour le dire à Lavester Limon. Un souvenir traversa alors son esprit la scène devant la remise, quand il avait refilé son reçu à l'Opérateur d'Engin Technique. Luke avait toujours été enclin aux grands gestes, aux engagements irréfléchis qui ne lui laissaient aucune possibilité de faire marche arrière. Quand apprendrait-il à se maîtriser? Baissant le ton, il demanda : " Qui c'est ce Ripp, déjà ? " " Judiath Ripp, Directeur Général de l'Évacuation des Eaux Usées. Il se peut que vous ayez des difficultés à l'approcher; c'est une vieille brute pas commode. Attendez, je vais voir s'il est à son bureau. " Il se renseigna par l'intermédiaire de son interphone. Il s'avéra que Judiath Ripp venait d'arriver au bureau de la Subdivision, au Niveau Inférieur 3, sous Brambleburry Park. Limon donna quelques conseils tactiques à Luke. " Il est colérique - du genre aboyeur. Le grand secret : ne pas se laisser intimider par son cinéma. Il respecte la fermeté. Frappez du poing sur la table. Rugissez aussi fort que lui. Si vous faites patte de velours, il vous fichera dehors. Si vous lui répondez du tac au tac, il vous écoutera. " Luke regarda Lavester Limon d'un oeil dur, parfaitement conscient que le pétillement des yeux brun doré exprimait une joie malicieuse. " J'aimerais une copie de cette directive, " dit-il. " Comme cela il saura de quoi je parle. " Limon fut instantanément dégrisé. Luke put lire dans ses pensées : Est-ce que Ripp va s'en prendre à moi si je lui envoie ce cinglé? Le coup vaut d'être tenté. " Bien sûr, " répondit Limon. " Demandez ça à la secrétaire. " Luke monta au Niveau Inférieur 3 et traversa une agréable arcade, à trois niveaux au-dessous de Brambleburry Park. ll passa devant le grand aquarium en plein air qu'illuminait la lumière du soleil, s'embarqua sur le convoyeur local et, après un voyage de deux ou trois minutes, atterrit devant le Service de l'Hygiène du Secteur 8892. La Subdivision de l'Évacuation des Eaux usées occupait une suite plutôt prétentieuse au bout d'une petite cour de jardin. Luke suivit un couloir carrelé de mosaïque bleue, grise et verte et entra dans une pièce blanche meublée en gris pâle et en rose. Un grand panneau de tuyaux noirs, or et blancs, habilement torsadés, ornait tout un mur; un autre mur était recouvert de lourdes feuilles vertes s'échappant d'une jardinière qui se dressait à hauteur de poitrine. La réceptionniste était assise derrière un bureau - une blonde bien en chair à l'expression maussade, avec un faux os en travers du nez et un collier de dents de requin autour du cou. Ses cheveux étaient noués au-dessus de sa tête à la façon d'une botte de blé, et un amusant symbole primitif noir et marron ornait son front. Luke expliqua qu'il désirait avoir un petit entretien avec Mr. Judiath Ripp, Directeur Général de la Subdivision. Peut-être parce qu'il était mal à l'aise, Luke parla avec rudesse. La fille, surprise, battit des paupières et l'examina avec curiosité. Après un moment d'hésitation, elle secoua la tête d'un air dubitatif. " Est-ce que quelqu'un d'autre ne pourrait pas faire l'affaire ? Mr. Ripp a un emploi du temps très chargé. A quel sujet désirez-vous le voir ? " Luke tenta un sourire persuasif mais ne réussit qu'à envelopper la fille d'un regard sinistre. Elle en resta toute saisie. " Peut-être pourriez-vous dire à Mr. Ripp que je suis ici, " dit Luke. " Une de ses directives - disons qu'il y a des irrégularités, ou plutôt un abus... " " Des irrégularités? " La fille semblait n'avoir entendu que ce mot. Elle considéra Luke avec d'autres yeux, examinant les vêtements bleu et noir tout neufs, avec leur coupe presque militaire. Une espèce d'inspecteur ? " Je vais appeler Mr. Ripp, " dit-elle nerveusement. " Votre nom, Monsieur, et votre grade ? " " Luke Grogatch. Mon grade... " Luke sourit de nouveau et la fille détourna les yeux. " C'est sans importance. " " Je vais appeler Mr. Ripp, Monsieur. Un instant, s'il vous plaît. " Elle pivota sur son siège, bredouilla quelques mots affolés dans son écran, regarda Luke, et reprit son petit discours. Une voix lointaine grésilla dans l'appareil. " Mr. Ripp peut vous accorder quelques minutes. Première porte, s'il vous plaît. " Luke, les épaules raides, entra dans une pièce haute, entièrement lambrissée, dont l'un des murs était occupé par des aquariums vert émeraude où filaient des poissons jaunes et rouges. Judiath Ripp était assis à son bureau. C'était un homme de haute taille, lourd, qui ressemblait lui-même à un grand poisson. Sa tête étroite, d'une pâleur de maquereau, était posée très en arrière sur les épaules. On ne lui voyait pas de menton; son cou montait tout droit jusqu'à sa bouche de carpe. Des yeux pâles fixaient Luke au-dessus de petites narines rondes; une brosse de cheveux ras se dressait à l'arrière de sa tête comme de l'herbe sèche sur une dune de sable. Luke se souvint de la description que Lavester lui avait faite de cet homme : " colérique ". Guère approprié. Limon avait-il une dent contre Ripp ? Utilisait-il Luke comme instrument pour quelque basse vengeance ? A cette pensée, Luke se sentit gauche et mal à l'aise. Judiath Ripp le dévisagea d'un ail froid et impassible. " Que puis-je faire pour vous, Mr. Grogatch ? Ma secrétaire me dit que vous êtes une sorte d'inspecteur. " Luke, ses petits yeux noirs fixés sur le visage de Ripp, pesa la situation. II décida de dire l'exacte vérité. " Depuis plusieurs semaines je travaille en qualité de Manoeuvre, Catégorie D, dans une équipe de forage. " " Sur quoi diable enquêtez-vous dans une équipe de forage ? " demanda Ripp avec un petit rire dépourvu de toute gaieté. Luke fit un geste vague qui pouvait signifier tout ou rien, selon la façon dont l'autre voudrait bien l'interpréter. " La nuit dernière, le contremaître de cette équipe a reçu une note de service émanant de Lavester Limon, du Bureau des Fournitures. En matière d'imbécillité pure cette directive dépasse tout ce que j'ai pu voir dans ma vie. " " Si elle est l'œuvre de Limon, le veux bien le croire, " dit Ripp entre ses dents. " Je suis allé le trouver à son bureau. Il a refusé d'en assumer la responsabilité et m'a dirigé sur vous. " Ripp se raidit légèrement dans son fauteuil. " De quelle directive s'agit-il ? " Luke lui passa les deux circulaires par-dessus le bureau. Ripp les lut lentement et les lui rendit comme à regret. " Je ne vois pas très bien... " Il marqua un temps. " A vrai dire, ces circulaires ne font que refléter des instructions que j'ai reçues et auxquelles j'ai donné suite. Où est le problème ? " " Laissez-moi vous citer mon expérience personnelle, " dit Luke. " Ce matin - en ma qualité temporaire de manceuvre, comme je vous l'ai expliqué - j'ai transporté une pelle de l'extrémité de la galerie jusqu'au magasin où je devais la remettre. L'opération m'a demandé une heure et demie. Si j'étais employé de façon régulière à un travail de ce genre, je serais absolument démoralisé. " Ripp ne parut nullement troublé. " Tout ce que je peux faire, c'est vous renvoyer à mes supérieurs. " II se détourna pour parler dans son interphone. " Veuillez me transmettre le Dossier OP 9, Document 123. " Puis il se retourna vers Luke. " Je ne peux pas prendre la responsabilité de cette directive, et encore moins celle de son annulation. Puis-je vous demander quelle sorte d'enquête vous faites dans les galeries ? Et pour qui sont vos rapports ? " Faute d'une réponse à la fois évasive et convaincante, Luke adopta un petit silence hautain. La peau de Judiath Ripp se fronça autour de ses yeux ronds. " En y réfléchissant, je suis de plus en plus intrigué. Pourquoi y a-t-il là matière à enquête? Et qui... " Le document demandé par Ripp tomba d'une fente. D y jeta un coup d'ail et le passa à Luke. " Vous remarquerez que ceci me dégage de toute responsabilité, " dit-il sèchement. La circulaire avait la forme habituelle DÉPARTEMENT DES TRAVAUX PUBLICS, BRANCHE DES SERVICES PUBLICS Bureau du Haut-Commissaire des Services Publics Note de Service : 449 Série UA-14-G2 Numéro de Code : GZP-AAR-REF Référence :TQ 9-1422 Code Date : BP-EQ-LLT Autorisation PU-PUD-Org. Vérification : G. Evan Contre- Vérification : Hernon Klaneck Adressé par : Parris de Vicker, Haut-Commissaire des Services Publics Via : Services de l'Hygiène, tous Secteurs A: Toutes les autorités supérieures A l'intention de : Objet : Nécessité urgente d'économies drastiques et immédiates dans l'utilisation des équipements et la consommation des fournitures. Entrée en Application : Immédiate Durée de l'Applicabilité: Permanente Contenu : Toutes les autorités supérieures sont chargées de prendre et de faire appliquer toute mesure propre à réaliser des économies sévères dans l'utilisation des fournitures et des équipements, à commencer par ceux formés en tout ou en partie d'alliages métalliques ou nécessitant fonctionnellement la consommation de tels alliages, au sein des secteurs relevant d'une compétence officielle. Une diminution de 2 % sera considérée comme minimum. Les propositions d'avancement dépendront dans une certaine mesure des économies réalisées. Directive revue et transmise par : Lee Jon Smith, Employé au Service de l'Hygiène, Secteur 8892 Luke se leva, désormais uniquement préoccupé de quitter ce, bureau aussi vite que possible. Il désigna la circulaire. " C'est une copie ? " " Oui " " Je vais la prendre, si vous voulez bien. " Il la joignit aux deux autres. Judiath Ripp le regarda d'un air discrètement mais définitivement soupçonneux. " Je ne vois vraiment pas qui vous représentez. .. " Il y a des fois où moins l'on en sait mieux on se porte, " dit Luke. Le visage de poisson de Judiath Ripp perdit de son expression soupçonneuse. Seule une personne sûre de sa position pouvait se permettre de parler de la sorte à un membre du bas de l'Échelon Supérieur. Il hocha légèrement la tète. " C'est tout ce que vous désirez ? " " Non, " dit Luke, " mais c'est tout ce que je peux obtenir ici. " Il se dirigea vers la porte, sentant dans son dos le regard vrillant de Ripp. La voix de Ripp claqua soudainement et brutalement : " Un instant! " Luke se retourna lentement. " Qui êtes-vous ? Montrez-moi vos lettres de créance. " Luke éclata de rire. " Je n'en ai pas. " Judiath Ripp se dressa de toute sa hauteur, les jointures de ses doigts appuyées sur le bureau. Luke dut tout à coup admettre que Judiath Ripp était vraiment du genre colérique. Son teint pâle de maquereau virait au rose saumon. " Déclinez votre identité, " dit-il d'une voix rauque, " avant que je n'appelle le gardien. .. " Mais certainement, " dit Luke. " Je n'ai rien à cacher. Je m'appelle Luke Grogatch. Je travaille comme Manoeuvre, Catégorie D, dans l'Équipe de Forage Numéro 3, Office de la Construction et de l'Entretien des Égouts. " " Que faites-vous ici ? Qu'est-ce que c'est que ces façons de vous présenter sous une fausse identité et de me faire perdre mon temps " Où prenez-vous que je me suis présenté sous une fausse identité ? Il protesta Luke. " Je suis ici pour savoir pour quelle raison j'ai dû porter ma pelle au magasin ce matin. Ça m'a pris une heure et demie. C'est complètement insensé. On vous a demandé de réaliser 2 % d'économies, et il faudrait que je passe trois heures par jour à rapporter et à aller rechercher une pelle ? " Judiath Ripp fixa Luke durant quelques secondes, puis il retomba lourdement sur son siège. " Vous êtes Manoeuvre, Catégorie D ? " " Tout juste " " Hum. Vous êtes allé au Bureau des Fournitures et le Directeur vous a envoyé ici ? " " Non. II m'a donné une copie de sa note de service comme vous l'avez fait vous-même. " La rougeur saumon avait disparu des joues creuses de Ripp. La bouche de carpe se contracta en une expression légèrement amusée. " Il n'y a assurément pas de mal à cela. Qu'est-ce que vous espérez obtenir? " " Je n'ai pas envie de transbahuter cette satanée pelle soir et matin. Et j'aimerais que vous donniez des ordres dans ce sens. " La bouche pâle de Judiath Ripp se fendit en un sourire glacial. " Apportez-moi une directive allant dans ce sens de Partis de Vicker et je serai ravi de vous obliger. Maintenant... " " Voulez-vous prendre un rendez-vous pour moi ? " " Un rendez-vous ? " Ripp parut déconcerté. " Avec qui ? " " Avec le Haut-Commissaire des Services Publics. " " Pfff! " D'un geste de la main, Ripp lui donna froidement congé. " Fichez-moi le camp d'ici. " Luke s'arrêta dans l'entrée ornée de mosaïque bleue, bouillonnant de haine pour Ripp, Limon, Miskitman et tous les fonctionnaires de la hiérarchie. Ah, s'il pouvait être chef du gouvernement ne serait-ce que deux petites heures (continuait son rêve récurrent), comment il les mettrait tous au pas! D imaginait Judiath Ripp pelletant des paquets de gadoue avec une pelle de plomb tandis qu'une foreuse deux fois plus bruyante et puissante lui soufflerait des tempêtes de poussière brûlante et d'éclats rocheux dans le cou. Lavester Limon serait obligé de changer les dents fumantes du trépan avec une petite clé à molette rouillée, tandis que Fedor Miskitman, avant de prendre et de quitter son service, porterait la pelle, la clé à molette et toutes les dents usées de la galerie au magasin et du magasin à la galerie. Luke demeura ainsi cinq bonnes minutes à broyer du noir dans le vestibule, puis il regagna la surface qui, grâce à Brambleburry Park, était reconnaissable comme telle et ne risquait pas de se confondre avec un niveau parmi d'autres. II suivit lentement les allées de gravier, ignorant le ciel pour ne penser qu'à ses problèmes immédiats. Il était arrivé dans une impasse. Que faire ? Toutes les perspectives étaient bouchées. Judiath Ripp lui avait, par dérision, suggéré de consulter le HautCommissaire des Services Publics. Même si, par quelque hasard hautement improbable, il parvenait à obtenir un rendez-vous avec le Haut-Commissaire, quel bénéfice en retirerait-il ? Pourquoi celui-ci annulerait-il une directive d'une telle importance ? Sauf à être persuadé - sur quelque intervention que Luke était incapable de définir ou même d'imaginer - de pondre une note spéciale exemptant Luke des stipulations de la directive... Luke laissa échapper un gloussement caverneux qui effraya les pigeons en train de se pavaner dans l'allée. Et maintenant ? Retour au dortoir. Ses privilèges d'utilisateur lui donnaient droit à douze heures de lit par jour et il ne tirait pas pleinement parti de son compte débitable en n'usant pas de ce droit. Mais Luke n'avait pas envie de dormir. Levant les yeux vers la perspective des tours qui entouraient le parc, il ne sentit envahi d'une gaieté un peu mélancolique. Ce ciel, ce merveilleux ciel pur, si bleu, si lumineux! Luke frissonna car le soleil était caché à cet endroit par la Flèche Morgenthau et l'air était vif. Il traversa le parc, pensant s'asseoir là où un rayon de soleil vaporeux se glissait entre les tours. Les bancs étaient occupés par des foules de vieillards, hommes et femmes, aux yeux clignotants, mais Luke finit par trouver une place. Il resta assis à regarder le ciel et à savourer la douce chaleur naturelle du soleil. Il voyait le soleil si rarement! Dans sa jeunesse, il était souvent allé faire de longues balades à travers la Cité, errant sans but là-haut, le long des voies aériennes, au milieu du vide, avec les nuages suffisamment proches pour qu'on en vit tous les détails et le soleil étincelant qui lui piquait la peau. Peu à peu les balades s'étaient espacées, revenant à des intervalles de plus en plus longs, et à présent c'était à peine s'il pouvait se rappeler la dernière fois où il avait foulé les chemins du vent. Quels rêves n'avait-il pas nourri en ces jours anciens! Quelles visions exubérantes! Les obstacles lui semblaient dérisoires; il se voyait grimpant en haut du tableau, bénéficiant d'un compte débitable confortable, des privilèges les plus agréables, d'innombrables Coupons Spéciaux! Il avait projeté d'avoir sa propre voiture aérienne, une table toujours bien garnie, un appartement bien au-dessus de la surface, très haut et très loin... Des rêves ! Luke avait été victime de sa langue trop bien pendue, de son caractère impulsif, de son entêtement. De coeur, il n'était pas un Non-Conformiste - non, s'écria-t-il, jamais! Il était issu d'une famille de magnats, et grâce au jeu des influences - un petit mot par-ci, une allusion par-là - il avait été lancé dans l'Organisation avec un très haut rang. Mais les circonstances et l'impétuosité chronique de Luke l'avaient amené à s'opposer à l'ordre établi, et il avait peu à peu glissé au bas du tableau d'ingénieur diplômé, il était passé à ouvrier spécialisé, puis à travailleur manuel apprenti, puis par tous les métiers semi-spécialisés et toutes les variétés d'opérateurs d'engin. Maintenant il était Luke Grogatch, manoeuvre non qualifié, Catégorie D, et sur le point de connaître le déclassement final. Mais encore trop fier pour porter une pelle. Non, se corrigea-t-il lui-même. Sa fierté n'entrait pas en ligne de compte. II y avait longtemps qu'il avait mis sa fierté au rancart, tout comme ses rêves de jeunesse. Tout ce qui lui restait, c'était l'orgueil, le droit de dire " je " quand sa personne était concernée. S'il se soumettait à la note de service 6511, il renoncerait à ce droit, il serait englouti dans l'énorme masse de l'Organisation comme un jet d'écume dans l'océan aussitôt qu'il y retombe... Luke bondit nerveusement sur ses pieds. Il perdait son temps à rester assis là. Judiath Ripp, avec une malice de requin, avait émis l'idée d'une directive du HautCommissaire des Services Publics. Très bien, il obtiendrait cette directive et la jetterait sous les naseaux ronds et pâles du vieux Ripp. Mais comment faire ? Luke se frotta le menton d'un air perplexe. Il se dirigea vers une cabine de communication et consulta l'annuaire. Comme il s'en doutait, le Haut-Commissariat des Services Publics se trouvait dans la Tour Centrale de l'Organisation, à Silverado, Secteur 3666, à cent cinquante kilomètres au Nord. Luke resta debout dans la lumière liquide du soleil, attendant l'inspiration. Les vieux oisifs, serrés sur les bancs comme des moineaux se préparant à affronter l'hiver, le regardaient sans curiosité. Une fois de plus, Luke fut vaguement content de s'être acheté de nouveaux vêtements. Pas de doute, il avait une allure élégante, se dit-il. Comment faire? se demandait Luke. Comment obtenir un rendez-vous avec le Haut-Commissaire ? Comment le persuader de changer d'avis ? II n'entrevoyait pas l'ombre d'une solution. Il regarda sa montre; ce n'était encore que le milieu de la matinée. Il avait largement le temps de se rendre à l'Organisation Centrale avant de revenir se présenter au travail... Luke fit une grimace de tristesse. Sa résolution était-elle donc si faible ? Allait-il, en définitive, s'en retourner furtivement dans la galerie avec la pelle détestée ? Il secoua lentement la tête, complètement désorienté. A la correspondance de Brambleburry, Luke prit une ligne aérienne expresse à destination de la Gare de Siverado, dans le Nord. Dans un sifflement plaintif, le serpent de métal étincelant s'élança, grimpa jusqu'au 13° Niveau, et fonça vers le Nord, quittant et retrouvant la lumière du soleil, traversant des tunnels, franchissant des abîmes entre les tours, loin au-dessus de l'agitation de la Cité. L'express s'arrêta quatre fois en soupirant : à l'Université BM, à Braemar, à la Grande Gare du Nord et finalement, trente minutes après avoir quitté Brambleburry, à Silverado Central, où Luke descendit. L'express reprit sa route sinueuse entre les tours, aussi souple qu'une anguille dans des herbes aquatiques. Luke pénétra dans le foyer situé au 10° Niveau de la Tour Centrale - une vaste caverne de marbre et de bronze. Une multitude d'hommes et de, femmes se bousculait tout autour de lui : gros bonnets à la mine sévère et à la démarche digne que l'on aurait pu prendre pour des images du destin, employés de Haut Rang, avec leurs assistants et les assistants de leurs assistants, fonctionnaires du bas du tableau qui portaient consciencieusement des habits de haut rang, les gens de moindre importance espérant être confondus avec leurs supérieurs. Le visage tendu et le geste abrupt, tous se hâtaient, en partie par habitude, en partie parce que seule une personne de rang inférieur n'a aucune raison de se hâter. Jouant des coudes au milieu de tout ce beau monde, Luke se fraya un chemin jusqu'au kiosque central, où il consulta un annuaire. Parris de Vicker, Haut-Commissaire des Services Publics, avait son bureau au 59° Niveau. Luke sauta son nom et localisa le Ministre des Affaires Publiques, Mr. Sewell Sepp, 81° Niveau. Plus de sous-fifres, se dit Luke. Cette fois je m'adresse au sommet. Si quelqu'un peut résoudre mon problème, c'est Sewell Sepp. Il prit l'ascenseur et émergea dans l'antichambre du Département des Services Publics - un endroit superbe, resplendissant de ces couleurs et de ces ornements très sobres qui avaient succédé aux décors pseudo-anciens caractéristiques du style connu sous le nom de Seconde Institution. Les murs étaient d'opaline polie sertie de médaillons animés d'éclairs kaléido scopiques. Sur le sol se déployait une étincelante symphonie de losanges bleus et blancs. Une douzaine de statues de bronze dominaient la salle, figures massives symbolisant les principaux services publics : communication, transport, éducation, eau, énergie et hygiène. Longeant les piédestaux, Luke se dirigea vers le comptoir de réception, derrière lequel dix jeunes femmes en élégant uniforme brun et noir se tenaient alignées avec une précision toute militaire, respectant le mètre cinquante qui les séparait du comptoir. Luke arrêta son choix sur l'une d'entre elles; elle arrondit les lèvres en un sourire automatique parfaitement inexpressif. " Oui, Monsieur? " " Je désire voir Mr. Sepp, " lança hardiment Luke. Le sourire de la fille se figea tandis qu'elle le regardait avec des yeux ahuris. " Monsieur qui ? " " Sewell Sepp, le Ministre des Affaires Publiques. " La fille demanda d'une voix douce : " Vous avez rendezvous, Monsieur? " " Non. " " Dans ce cas, c'est impossible, Monsieur. " Luke hocha hargneusement la tête. " Alors je verrai le Haut Commissaire Partis de Vicker. " " Vous avez un rendez-vous pour voir Mr. De Vicker ? " " Non, j'ai bien peur que non. " La fille secoua la tête avec un petit air amusé. " Mais Monsieur, on ne peut pas arriver comme cela pour voir ces gens-là. Ils sont très occupés. D faut avoir un rendez-vous. " " Oh, ça va, " dit Luke. " On peut quand même concevoir que... " " Absolument pas, Monsieur. " " Alors, " dit Luke, " je vais prendre un rendez-vous. J'aimerais voir Mr. Sepp à un moment quelconque de la journée si possible. " La fille se désintéressa définitivement de Luke. Elle retomba dans son affabilité strictement impersonnelle. " Je vais appeler le bureau du service chargé de fixer les rendez-vous avec Mr. Sepp. " Elle parla dans une petite grille, puis se retourna vers Luke. " La liste des rendez-vous est close pour ce mois-ci, Monsieur. Voulez-vous parler à quelqu'un d'autre ? A quelque officier subalterne ? " " Non, " dit Luke. Il s'agrippa un instant au rebord du comptoir, s'apprêtant à faire demi-tour, puis demanda : " Qui accorde ces rendez-vous?" " Le premier commis du Ministre, qui examine les demandes. " " Je parlerai donc à ce premier commis. La fille poussa un soupir. " Il vous faut un rendez-vous, Monsieur. " " Il me faut un rendez-vous pour demander un rendezvous ? " " Oui, Monsieur. " " Me faut-il également un rendez-vous pour demander un rendez-vous pour un rendez-vous ? " " Non, Monsieur. Vous n'avez qu'à vous présenter. " "Où ça?" " Suite 42, à l'intérieur de la rotonde, Monsieur. " Luke franchit des portes de cristal de quatre mètres de haut et enfila un petit couloir. Des motifs de couleurs fugitives le suivaient comme des ombres le long des deux murs, de grotesques formes cubistes qui parodiaient les mouvements de son corps : une fantaisie qui surprit Luke et qui aurait pu l'amuser dans des circonstances moins critiques. Il franchit deux autres portes de cristal et pénétra dans la rotonde. Six niveaux plus haut se déployait un dôme de verre teinté dépeignant des scènes légendaires. Tout autour, derrière un cercle de banquettes de cuir, des portes s'ouvraient sur les bureaux environnants. Sur l'une d'entre elles, juste en face de l'entrée, s'étalaient les mots : BUREAUX DU MINISTÈRE DÉPARTEMENT DES AFFAIRES PUBLIQUES Sur les banquettes, une cinquantaine d'hommes et de femmes attendaient, affichant divers degrés de patience. Le dédain scrupuleux avec lequel ils s'observaient les uns les autres laissait penser que c'étaient là des personnes de haut rang. La fréquence avec laquelle ils regardaient leur montre donnait l'impression qu'ils étaient à tout moment sur le point de partir. Une voix moelleuse résonna dans un haut-parleur. " Mr. Arthur Coff, au Bureau de Mr. le Ministre, s'il vous plaît. " Un personnage grassouillet jeta le périodique qu'il était en train de feuilleter nerveusement et bondit sur ses pieds. Il se dirigea vers la porte de verre bronze et noir et entra. Luke l'observa avec envie, puis obliqua vers une arcade marquée : Suite 42. Un huissier en uniforme brun et noir s'avança. Luke expliqua son affaire et fut conduit dans un petit box. Un jeune homme installé derrière un bureau de métal se mit en devoir de le scruter. " Asseyez-vous, s'il vous plaît. " II désigna une chaise. " Votre nom ? " " Luke Grogatch. " " Ah, Mr. Grogatch. Puis-je vous demander la raison de votre démarche? " " J'ai quelque chose à dire au Ministre des Affaires Publiques. " " A quel sujet ? " " Une affaire personnelle. " " je suis désolé, Mr. Grogatch, mais Mr. le Ministre est un homme très occupé. II est submergé d'affaires importantes touchant l'Organisation. Mais si vous m'exposez votre problème, je vous recommanderai à un membre compétent du personnel. " " Cela ne servirait à rien, " dit Luke. " Je désire consulter le Ministre au sujet d'une directive récemment émise. " " Émise par lui ? " " Oui. " " Vous avez des objections à faire au sujet de cette directive ? " De mauvaise grâce, Luke admit que c'était effectivement le cas. " Il y a des voies appropriées pour ce genre de démarche, " dit le commis d'un ton ferme. " Si vous voulez bien remplir ce formulaire - pas ici, mais dans la rotonde - puis le déposer dans la boîte à idées à droite de la porte en sortant... " Pris d'une colère subite, Luke chiffonna le formulaire et le jeta sur le bureau. " Il a sûrement cinq minutes de libres. " " J'ai bien peur que non, Mr. Grogatch, " lui dit l'assistant d'une voix glaciale. " Si vous voulez bien jeter un coup d'œil dans la rotonde, vous y verrez une foule de personnes très importantes qui ont dû attendre, plusieurs mois dans certains cas, pour cinq minutes d'entretien avec le Ministre. Si vous désirez remplir une demande, en expliquant votre affaire en détail, je veillerai à ce qu'elle reçoive toute l'attention qui lui est due. " Luke quitta le box sans autre cérémonie. Le commis le regarda partir avec un pâle sourire de dégoût. Cet homme présentait de toute évidence des tendances Non-Conformistes, songea-t-il... probablement un sujet à surveiller. Debout dans la rotonde, Luke se mit à marmonner dans une espèce d'état second : " Et maintenant ? Et maintenant ? Et maintenant ? " II promena un regard dur sur tous ces grands personnages de l'Échelon Supérieur qui consultaient leur montre avec arrogance et tapaient du pied. " Mr. Jepper Prinn ! " appela la voix moelleuse du haut-parleur. " Au bureau de Mr. le Ministre, s'il vous plaît. " Luke regarda Jepper Prinn se diriger vers la grande porte de verre bronze et noir. Luke se laissa tomber dans un fauteuil, gratta son long nez et parcourut la rotonde des yeux. Tout près de lui était assis un gros homme au cou de taureau avec un visage rougeaud, de grosses lèvres et une abondante tignasse de cheveux blonds - une huile, à en juger par son air plein d'autorité. Luke se leva et se dirigea vers un bureau réservé à l'usage des personnes qui attendaient. Il prit plusieurs feuilles de papier à l'en-tête de la Tour et fit discrètement le tour de la rotonde jusqu'à l'entrée de la Suite 42. Le gros bonnet au cou de taureau ne remarqua pas sa manoeuvre. Luke remit un peu d'ordre dans ses vêtements, fermant son col et ajustant les plis de sa veste. II prit une profonde inspiration et, comme l'homme au teint fleuri tournait les yeux dans sa direction, il s'avança avec des mines empressées. Il jeta un bref regard circulaire sur les banquettes, consulta ses papiers, puis, quand il eut attiré l'attention du gros homme d'affaires, il fronça les sourcils, plissa les yeux et s'avança. " Votre nom, Monsieur ? " demanda Luke d'un ton des plus officiels. " Hardin Arthur, " grogna la grosse légume. " Pourquoi ? " Luke hocha la tête, consulta son papier. " L'heure de votre rendez-vous ? " " Onze heures dix. De quoi s'agit-il ? " " Mr. le Ministre désirerait savoir si cela ne vous dérangerait pas de déjeuner avec lui à une heure trente ? " Arthur réfléchit. " Je pense que c'est possible, " grommela-t-il. " Il faudra que je m'arrange autrement pour une autre affaire... C'est embêtant - mais je peux m'arranger, oui. " " Parfait, " dit Luke. " Mr. le Ministre pense qu'il pourra ainsi discuter de votre affaire avec moins de cérémonie et lui accorder plus de temps qu'à onze heures dix, où il ne peut vous accorder que sept minutes. " " Sept minutes! " s'indigna Arthur. " Il m'est difficilement possible de lui exposer mes projets en sept minutes. " " Effectivement, Monsieur, " dit Luke. " Mr. le Ministre en est parfaitement conscient. C'est pourquoi il vous propose de déjeuner avec lui. " Sans cacher son mécontentement, Arthur s'arracha à son fauteuil. " Très bien. Nous nous retrouverons à déjeuner à une heure trente, c'est bien ça ? " " C'est ça, Monsieur. Si vous voulez bien vous rendre directement au bureau de Mr. le Ministre à cette heure-là. " Arthur quitta la rotonde et Luke s'installa dans le fauteuil ainsi libéré. Le temps passa très lentement. A onze heures dix, la voix moelleuse appela : " Mr. Hardin Arthur, au Bureau de Mr. le Ministre, s'il vous plaît. " Luke se leva, traversa la rotonde le plus dignement du monde et franchit la porte de verre bronze et noir. Le Ministre était assis derrière un long bureau noir. C'était un homme qui manquait plutôt de distinction, avec des cheveux gris et des yeux gris pleins de hargne. Il leva les sourcils comme Luke s'avançait vers lui : il était évident que l'homme qu'il avait en face de lui ne correspondait pas à l'idée qu'il se faisait de Hardin Arthur. Le Ministère prit aussitôt la parole. " Asseyez-vous, Mr. Arthur. Autant vous dire tout de suite, carrément et franchement, que nous estimons votre projet irréalisable. Par " nous ", j'entends moi-même et le Conseil de l'Évaluation - qui s'est, bien entendu, référé à la Documentation. D'abord, les coûts de l'opération sont excessifs. Ensuite, rien ne garantit que vous pourrez coordonner votre programme avec celui de nos autres adjudicataires. Enfin, le Conseil de l'Évaluation me signale que la Documentation doute que nous ayons besoin de nouvelles capacités. " " Ah, " dit Luke en hochant la tête d'un air entendu. " Je vois. Bien. Ça ne fait rien. C'est sans importance. " " Sans importance ? " Le Ministre se raidit dans son fauteuil et enveloppa Luke d'un regard étonné. " Je suis surpris de vous entendre dire cela. " Luke fit un geste désinvolte. " Oubliez cela. La vie est trop courte pour se soucier de ces choses. En fait, il y a une autre question dont je voudrais discuter avec vous. " "Ah?" " Elle peut sembler insignifiante, mais les implications en sont grandes. C'est un ex-employé qui a attiré mon attention sur ce problème. Il est actuellement manoeuvre dans une équipe de forage au service de l'entretien des égouts. Un excellent garçon. Voici le problème. Un bureaucrate imbécile a sorti une directive qui oblige cet homme à rapporter et à aller rechercher sa pelle au magasin après et avant chaque journée de travail. Je me suis donné la peine de remonter à la source de cette directive et la chaîne aboutit ici. " Il étala les trois notes de service. Fronçant les sourcils, le Ministre les examina. " Elles m'ont l'air parfaitement régulières. Qu'est-ce que vous voulez que je fasse ? " " Que vous produisiez une circulaire qui éclaircisse celle-ci. Après tout, il n'est pas indispensable de faire faire à ces pauvres diables trois heures supplémentaires pour de pareilles sottises. " " Sottises ? " Le Ministre était manifestement offensé. " Ce ne sont sûrement pas des sottises, Mr. Arthur. La circulaire relative à la nécessité de procéder à des économies m'a été transmise par le Conseil Directeur, par son Président en personne, et si... " " Ne vous méprenez pas sur le sens de mes paroles, " se hâta de dire Luke. " Je n'ai rien contre le fait de procéder à des économies. Je voudrais simplement que cette politique soit appliquée intelligemment. Remiser une pelle dans un magasin - où est l'économie là-dedans ? " " Multipliez cette pelle par un million, Mr. Arthur, " dit froidement le Ministre. " Très bien, multiplions, " argumenta Luke. " Cela nous fait un million de pelles. Combien en gagne-ton dans ce million grâce à cet ordre ? Deux ou trois par an ? " Le Ministre haussa les épaules. " Il est évident que dans le cas d'une directive générale de ce genre, il y a des inégalités. En ce qui me concerne, j'ai émis cette directive parce que j'avais reçu des instructions à ce propos. Si vous voulez la faire changer, il vous faudra consulter le Président du Conseil Directeur. " Très bien. Pouvez-vous arranger un rendez-vous pour moi ? " " Réglons ce problème plus rapidement encore, " dit le Ministre. " C'est-à-dire tout de suite. Nous allons lui vidéophoner, bien que, comme vous le disiez vous-même, cette affaire puisse sembler insignifiante... " La démoralisation des masses laborieuses n'a rien d'insignifiant, Mr. le Ministre. " Le Ministre haussa les épaules, appuya sur un bouton et parla dans une petite grille. " Le Président du Conseil Directeur, s'il n'est pas occupé. " L'écran de communication s'éclaira. Le Président les regardait. Il était assis dans un fauteuil de salon sur le balcon de son appartement en terrasse au sommet de la Tour. II tenait à la main un verre rempli d'un liquide pâle et effervescent; derrière lui s'étendait le ciel bleu et ensoleillé ainsi qu'un vaste aperçu de la miraculeuse Cité. " Bonjour, Sepp, " lança cordialement le Président. Et saluant Luke de la tête : " Bonjour, Monsieur. " " Mr. le Président, Mr. Arthur ici présent proteste contre la directive relative à la politique d'économie que vous nous avez communiquée il y a quelques jours. Il prétend que sa stricte application est une rude épreuve pour les couches laborieuses; elle aurait un effet démoralisateur. Une affaire de pelles... " Le Président réfléchit. " Relative à la politique d'économie, dites-vous ? J'ai du mal à me rappeler de quoi il s'agit exactement. " Le Ministre décrivit la directive, citant les numéros de code et de référence, expliquant les dispositions prises, et le Président indiqua d'un signe de tête que le souvenir lui en revenait. " Ah, oui, cette histoire de pénurie de métal. J'ai bien peur de ne rien pouvoir faire pour vous, Mr. Sepp, ni pour vous, Mr. Arthur. Cela vient des services de l'Évaluation. Apparemment, nous commençons à manquer de minerai. Que pouvons-nous faire d'autre ? Il faut se serrer la ceinture, quoi ! C'est dur pour tout le monde. Qu'est-ce que les pelles ont à voir là-dedans ? " " C'est là tout le problème, " s'écria Luke d'une voix stridente, suscitant des regards surpris chez le Ministre et le Président. " Aller rapporter et aller rechercher une pelle au magasin - une affaire qui prend trois heures par jour! Ce n'est pas de l'économie, c'est de la bouffonnerie et de la désorganisation ! " " Allons, Mr. Arthur! " gronda gentiment le Président. " Du moment que vous n'avez pas à porter de pelle vous-même, pourquoi vous énerver ? Sans compter qu'il n'y a rien de tel pour la digestion. En attendant que les services de l'Évaluation changent d'idée - ce qui leur arrive souvent - nous ne pouvons que prendre notre mal en patience. On ne peut s'opposer à l'Évaluation, vous savez. Ce sont des gens pour lesquels il n'y a que des faits et des chiffres. " " La question n'est pas là, " marmonna Luke. " Porter une pelle trois heures par jour... " " Il se peut que cela cause quelques désagréments aux individus concernés, " dit le Président avec une pointe d'impatience, " mais il faut qu'ils envisagent les choses de haut. Sepp, que diriez-vous de déjeuner avec moi ? Une journée merveilleuse, un temps qui invite à la paresse. " " Je vous remercie, Mr. le Président. J'en serais ravi, naturellement. " " Très bien. A une heure, une heure trente, comme cela vous conviendra. " L'écran s'éteignit. Sepp se leva. " Et voilà, Mr. Arthur. C'est tout ce que je puis faire pour vous. " " Ça ira, Mr. le Ministre, " dit Luke d'une voix sourde. " Désolé de ne pouvoir vous aider davantage pour cet autre problème, mais comme je vous le disais... " " C'est sans importance. " Luke fit demi-tour, quitta l'élégant bureau, repassa la porte de verre bronze et noir et se retrouva dans la rotonde. Par l'arcade qui donnait sur la Suite 42 il vit un gros homme au cou de taureau penché au-dessus d'un comptoir, le visage rouge comme une tomate. Luke s'éclipsa, quittant la rotonde juste comme le véritable Mr. Arthur et le commis y pénétraient, engagés dans une conversation fort animée. Luke s'arrêta au service des renseignements. " Où se trouve le Conseil de l'Évaluation ? " " Niveau 29, Monsieur, dans ce bâtiment. " Au service de l'Évaluation, Luke s'entretint avec un jeune homme à la moustache soyeuse, courtois et élégant, qui avait le grade de Coordinateur au Plan. " Absolument! " s'exclama le jeune homme en réponse à la question de Luke. " Une information digne de foi est à la base d'une Organisation digne de foi. Les matériaux de la Documentation sont collationnés et filtrés par le bureau des Analyses, puis dirigés sur nous. Nous les mettons en forme et en présentons un résumé quotidien au Conseil Directeur. " Luke exprima son intérêt pour le Bureau des Analyses et le jeune homme prit aussitôt un air ennuyé. " Des brasseurs de statistiques, à peine capables de composer une phrase intelligible. S'ils ne passaient pas par nous... " Ses sourcils, aussi soyeux que sa moustache, suggérèrent les désastres qui s'abat traient sur l'Organisation sans le Conseil de l'Évaluation. " Ils travaillent dans une suite du Sixième Niveau. " Luke descendit au Bureau des Analyses et n'eut aucune difficulté à être admis à l'office central. En contraste avec l'intellectualisme plutôt nébuleux du service de l'Évaluation, le Bureau des Analyses semblait très terre à terre et très positif. Une femme d'âge mûr, joyeusement replète, s'enquit du problème de Luke et, lorsque celui-ci eut déclaré être journaliste, lui fit visiter les lieux. Ils traversèrent le promenoir principal, dont les murs de bon vieux plâtre crème s'ornaient de volutes dorées, et passèrent devant de petites cabines où, dans une tenace odeur de renfermé, des employés assis à des sortes de téléscripteurs examinaient des rubans imprimés. Extrayant des séquences idées, les corrigeant, les rognant, les condensant, les numérotant, pour produire finalement le schéma à soumettre au Conseil de l'Évaluation. La joyeuse et replète accompagnatrice de Luke leur prépara une tasse de thé; elle posa des questions auxquelles Luke répondit en termes généraux, forçant la voix et étirant les lèvres dans un effort surhumain pour paraître aimable. Il posa lui aussi des questions. " Je m'intéresse à une série de statistiques sur la rareté des métaux, ou des minerais, ou de quoi que ce soit de ce genre, qui sont montées récemment aux services de l'Évaluation. Avez-vous des lumières sur la question ? " " Grand Dieu, non! " répondit la femme. " Il y a bien trop d'informations qui arrivent ici - toute la matière première de l'Organisation. " " D'où viennent ces informations? Qui vous les envoie? " La femme eut une amusante petite grimace de dégoût. " De la Documentation, en bas, au Niveau Inférieur Douze. Je ne peux pas vous en dire grand-chose, car nous ne fréquentons guère le personnel de ce service. Ce sont des gens du bas de l'échelon: petits employés et autres sous-fifres. De véritables automates. " Luke exprima l'intérêt qu'il portait à l'origine des informations du Bureau des Analyses. La femme haussa les épaules, comme pour dire : A chacun ses goûts. " Je vais appeler le Chef du Personnel de la Documentation; je le connais un tout petit peu. " Le Chef du Personnel de la Documentation, Mr. Sidd Boatridge, était du genre brusque et suffisant, comme s'il était conscient du peu d'estime dans laquelle le tenait le Bureau des Analyses. 1 repoussa les questions de Luke, le visage empreint d'une indifférence de pierre. " Je n'en ai pas la moindre idée. Nous classons, répertorions et relions les matériaux dans la Banque d'Information, mais nous nous préoccupons nous-mêmes très peu des données qui sortent. Mon travail, en fait, est essentiellement administratif. Je vais appeler un sous-ordre; il pourra vous en dire plus que moi. " Le sous-ordre qui répondit à la convocation de Boatridge était un petit homme au teint de navet avec des cheveux roux tout emmêlés. " Conduisez Mr. Grogatch dans l'arrière-bureau, " dit le Chef du Personnel avec humeur. " Il désire vous poser quelques questions. " Dans l'arrière-bureau, loin des oreilles du Chef du Personnel, le sous-ordre devint désagréable et pompeux, comme s'il avait deviné le grade de Luke. Il se présenta comme " préposé à la transmission " et non comme " employé à la documentation ", cette dernière dénomination étant apparemment moins prestigieuse. Son travail de " préposé à la transmission " consistait à rester assis à côté d'une console où flamboyaient et clignotaient un bon millier de lumières vertes et orange. " Les lumières orange indiquent les informations qui entrent dans la Banque, " expliqua l'employé. " Les lumières vertes s'allument chaque fois que quelqu'un des niveaux supérieurs - en général au Bureau des Analyses - prélève des informations. " Luke observa les clignotements verts et orange durant un moment. " Quel type d'information est transmis en ce moment ? " " Je ne saurais vous dire, " grogna l'employé. " Tout est codé. En bas, dans le vieux bureau, nous avions un appareil de contrôle, un moniteur, mais nous ne l'utilisions jamais. Beaucoup trop de choses à faire. " Luke réfléchissait. L'employé montra des signes de nervosité. L'esprit de Luke se mit à fonctionner à toute allure. " Donc - si je comprends bien - vous classez l'information, mais vous n'en faites rien d'autre ? " " Nous la classons et la codons. Quiconque désire de l'information met un programme en route et l'information lui parvient. Nous, nous ne la voyons jamais, à moins d'aller regarder dans le vieux moniteur. " " Qui est toujours en bas dans votre ancien bureau ? " L'employé fit oui de la tête. " On l'appelle la chambre de relais à présent. Il n'y a plus rien là-dedans que des canaux d'entrée et de sortie, la machine et le gardien. " Où se trouve cette chambre de relais? " Tout en bas, derrière la Banque. Trop bas pour que j'y aille travailler. J'ai davantage d'ambition. " Et pour donner plus de poids à ses paroles, l'employé cracha par terre. " II y a là un gardien, dites-vous ? " " Un vieil agent subalterne du nom de Dodkin. Ça fait bien un siècle qu'il est là. " Luke descendit de trente niveaux par un ascenseur express, puis emprunta un escalier mécanique pour descendre encore de six niveaux jusqu'au Niveau Inférieur 46. Il déboucha sur un palier plutôt crasseux donnant d'un côté sur un réfectoire pour petits revenus, et de l'autre sur un dortoir pour garçons d'ascenseur. Dans l'air flottait la senteur caractéristique des profondeurs souterraines, un mélange de ciment humide, de phénol et de mercaptans, nuancé d'une discrète mais pénétrante odeur humaine. Luke réalisa avec un amusement amer qu'il se retrouvait en territoire connu. Suivant les instructions que le sous-ordre lui avait données non sans mauvaise grâce, il monta à bord d'un convoyeur ferraillant qui portait l'indication : 902-Réservoirs. Il arriva bientôt sur un quai brillamment éclairé où se détachait un panneau noir et jaune : Réservoirs d'Information-Station Technique. De l'autre côté de la porte un certain nombre de mécaniciens assis sur des tabourets, les jambes pendantes, blaguaient tout en tirant leur flemme. Luke prit un convoyeur secondaire encore plus vétuste, presque hors d'usage. Au second embranchement - où toute signalisation avait disparu - il quitta le convoyeur et tourna dans un couloir étroit en direction d'une lointaine ampoule jaune. Le couloir était silencieux, presque sinistre par contraste avec la vie de la Cité. Sous l'unique ampoule jaune, une porte de métal toute cabossée annonçait en lettres grossièrement peintes Réservoirs d'Information - Chambre de Relais Entrée Interdite Luke essaya d'ouvrir la porte, mais elle était verrouillée. Il frappa et attendit. Un lourd silence baignait le couloir, brisé seulement par le bruit faible et lointain du convoyeur. Luke frappa de nouveau et un raclement de pieds s'éleva à l'intérieur. La porte s'entrouvrit et un oeil pâle et placide se glissa dans l'entrebâillement. Une voix plutôt faible s'enquit " Oui, Monsieur? " Luke se composa une expression d'autorité tranquille. " C'est vous Dodkin, le gardien? " " Oui, Monsieur, c'est moi. " " Ouvrez-moi, s'il vous plaît, j'aimerais entrer. " L'aeil pâle cligna sous le coup d'une légère surprise. " Ce n'est que la chambre de relais ici. Il n'y a rien à voir. Les complexes de stockage sont de l'autre côté, devant. Si vous retournez sur vos pas jusqu'à la station... " Luke interrompit le flot de paroles. " Je descends tout droit de la Documentation; c'est vous que je veux voir. " L'oeil pâle cligna de nouveau; la porte s'ouvrit complètement. Luke entra dans une pièce longue et étroite où il n'y avait que du béton à fouler. Des milliers de canalisations descendaient du plafond, se cintraient, se tordaient, faisaient des boucles, avant d'entrer finalement dans le mur. Une petite plaque de métal était accrochée à chaque canalisation afin de s'y reconnaître. A un bout de la pièce se trouvait une couchette crasseuse où devait vraisemblablement dormir Dodkin; l'autre bout était occupé par un long bureau noir : le fameux moniteur! Quant à Dodkin lui-même, il était petit et voûté, mais il se déplaçait encore avec agilité en dépit de son âge avancé. Ses cheveux blancs étaient sales mais bien coiffés. Ses yeux, faibles et lar moyants, mais dépourvus de malice, observaient Luke avec un détachement d'astronome. Il ouvrit la bouche, et il s'en échappa un torrent de paroles chevrotantes que Luke tenta vainement d'interrompre. " C'est pas souvent que des visiteurs viennent de là-haut. Il y a quelque chose qui ne va pas? " " Non. Tout va bien. " " II faut qu'ils me le disent, s'il y a quelque chose qui ne va pas. Peut-être qu'il y a de nouvelles directives dont on ne m'a pas informé ? " " Rien de la sorte, Mr. Dodkin. Je ne suis qu'un visiteur... " " Je ne sors plus autant qu'autrefois, mais la semaine dernière je... " Luke fit semblant d'écouter les radotages de Dodkin, qui faisaient comme un bruit de fond aux pensées amères qui hantaient son esprit. Toute cette suite de circulaires qui conduisait de Fedor Miskitman à Lavester Limon et à judiath Ripp, puis, par-dessus Parris de Vicker, à Sewell Sepp et au Président du Conseil Directeur, puis, en redescendant la hiérarchie de niveau en niveau, passait par le Conseil de l'Évaluation, le Bureau des Analyses, les services de la Documentation, toute cette suite s'arrétait enfin ; la piste qu'il avait suivie avec l'énergie du désespoir semblait sur le point de se perdre. Bien, se dit Luke, il avait relevé le défi de Miskitman, il avait échoué, et il se retrouvait désormais en face de son choix initial. Se soumettre, aller rapporter et rechercher cette fichue pelle au magasin, ou défier l'ordre établi, revendiquer sa condition d'homme libre, et être déclassé -devenir un agent subalterne comme le vieux Dodkin qui, reniflant et soufflant, continuait de dégoiser avec une volubilité irrésistible. " .. si quelque chose ne va pas, je ne le sais jamais, car personne ne me dit jamais quoi que ce soit. D'un bout de l'année à l'autre je reste bien tranquillement ici, sans personne pour m'aider, et je ne vais que rarement là-haut, une fois tous les quinze jours environ. Mais quand on a vu le ciel une fois, est-ce qu'il change jamais ? C'est comme le soleil, une merveille, mais quand on a vu une merveille une fois... " Luke inspira profondément. " Je fais une enquête sur un élément d'information qui est monté à la Documentation. J'ai pensé que vous pourriez peut-être me venir en aide. " Les yeux pâles de Dodkin cillèrent. " De quel élément s'agit-il, Monsieur ? Croyez bien que je serai ravi de pouvoir vous aider d'une façon ou d'une autre, même si... " " Cette information avait trait à l'urgence d'une économie dans l'utilisation des métaux et des outils en métal. " Dodkin hocha la tête. " Je me souviens très bien de la chose. " Ce fut au tour de Luke d'ouvrir de grands yeux. " Vous vous souvenez de cette information ? " " Mais certainement. C'était, si je puis m'exprimer ainsi, une de mes petites interpolations. Une observation personnelle que j'ai insérée au milieu d'autres éléments. " " Voudriez-vous avoir la bonté de m'expliquer ? " Dodkin n'était que trop content d'expliquer. " La semaine dernière, j'ai eu l'occasion de rendre visite à un vieil ami du côté de Claxton Abbey, un bon conformiste, bien adapté et coopératif, bien que, hélas, agent subalterne comme moi-même. Ce n'est pas que je veuille manquer de respect à ce bon Davy Evans qui, comme moi-même, est sur le point de prendre sa retraite - encore que le peu qu'on nous alloue maintenant... " " Et cette interpolation ? " " Ah, oui. Eh bien, en rentrant par le convoyeur - au Niveau Inférieur Trente-deux, autant que je m'en souvienne - j'ai vu un ouvrier - peut-être bien un électricien - jeter divers outils dans une anfractuosité alors qu'il rentrait chez lui après le travail. J'ai aussitôt pensé : Voilà un bel exemple de négligence -quelle honte! Supposons que cet homme oublie où il a caché ses outils. Us seraient perdus ! Nos réserves de minerais sont très faibles - tout le monde sait ça - et d'année en année l'eau de mer est de plus en plus anémique. Cet homme ne faisait aucun cas de l'avenir de l'Organisation. Nous devons veiller sur nos ressources naturelles, vous n'êtes pas d'accord, Monsieur ? " " Évidemment que je suis d'accord. Mais... " " Quoi qu'il en soit, je suis rentré ici et j'ai joint une note à ce sujet aux informations qui montent chez l'Employé Adjoint à la Documentation. Je pensais qu'il serait peut-être impressionné et qu'il en toucherait un mot à quelqu'un d'influent - peut-être au Chef du Bureau de la Documentation. Quoi qu'il en soit, voilà l'histoire de mon interpolation. Naturellement, j'ai essayé de lui donner du poids en mentionnant l'inévitable diminution de nos ressources naturelles. " "Je vois, " dit Luke. " Et il vous arrive souvent d'insérer des interpolations personnelles dans l'information quotidienne ? " " De temps en temps, " avoua Dodkin, " et parfois, le suis heureux de le dire, des gens plus importants que moi partagent mes idées. Tenez, il n'y a pas trois semaines, j'ai été retardé de quelques minutes entre Claxton Abbey et Kittsville au Niveau inférieur Trente. J'ai composé une note à ce sujet, et la semaine dernière j'ai remarqué qu'un nouveau convoyeur à huit pistes était en chantier entre ces deux points, une entreprise tout à fait magnifique et moderne. Il y a un mois, j'ai remarqué une bande de petites dévergondées barbouillées comme des sauvageonnes à force de maquillage. Quel gâchis, je me suis dit, quelle futilité et quelle folie! J'y ai fait allusion dans un message au SousCommis à la Documentation. II faut croire que je n'étais pas le seul à être de cet avis, car deux jours plus tard un avis général décourageant ces petites futilités était émis par le Ministre de l'Éducation. " " Intéressant, " murmura Luke. " Vraiment intéressant. Et comment insérez-vous ces interpolations dans l'information? " Dodkin boitilla prestement jusqu'au moniteur. " Les sorties des réservoirs passent par ici. Je tape une note sur le clavier et je l'insère là où le Sous-Commis la verra. " " Admirable, " soupira Luke. " Un homme de votre intelligence devrait avoir un grade plus élevé dans la hiérarchie. " Dodkin secoua sa vieille tête placide. " Je n'en ai ni l'ambition ni les capacités. Il n'y a que ce travail simple qui me convient, et encore... tout juste ! Je devrais prendre ma retraite demain, mais le Chef du Personnel de la Documentation m'a demandé de rester encore un peu, le temps qu'il trouve quelqu'un pour me remplacer. Personne ne semble aimer le calme qu'on a ici. " " Peut-être que vous allez prendre votre retraite plus tôt que vous ne pensez, " dit Luke. Luke lambinait le long du tunnel brillant, cerclé de reflets alternativement clairs et sombres comme dans une cible. Làbas, devant lui, ce n'était que mouvement, éclairs métalliques, bruits de voix. Tout le personnel de l'équipe de Forage Numéro 3 était là, désoeuvré et inquiet. Fedor Miskitman agita le bras avec une véhémence inhabituelle. " Grogatch ! A votre poste! Vous avez immobilisé toute l'équipe. " Son lourd visage était teinté de rose. " Nous avons déjà quatre minutes de retard sur l'horaire. " Luke s'approcha d'un pas tranquille. " Dépêchons! " beugla Miskitman. " Où vous croyez-vous? Sur une foutue promenade? " Luke ralentit encore le pas. Miskitman abaissa sa grosse tête, le couvant d'un regard sinistre. Luke s'arrêta en face de lui. " Où est votre pelle? " aboya Miskitman. " Je ne sais pas, " dit Luke. " Je suis ici pour le travail. C'est à vous de fournir les outils. " Miskitman n'en croyait pas ses oreilles. " Vous ne l'avez pas portée au magasin? " " Si, " dit Luke. " Je l'y ai portée. Si vous la voulez, allez la chercher. " Miskitman en resta bouche bée. " Fichez-moi le camp d'ici! " rugit-il. " Comme il vous plaira, " dit Luke. " C'est vous le chef. " " Et que je ne vous revoie plus! " brailla Miskitman. " Vous serez signalé avant que la journée ne soit terminée. Ce n'est pas avec moi que vous améliorerez votre statut, je vous le garantis ! " " Mon statut? " Luke se mit à rire. " Allez-y. Rétrogradezmoi au rang d'agent subalterne. Vous croyez que cela me touche ? Pas du tout. Et je vais vous dire pourquoi. Il va y avoir quelques petits changements. Quand les choses vous sembleront différentes, pensez à moi. " Luke Grogatch, Agent Subalterne, dit au revoir au gardien de la Chambre de Relais qui prenait sa retraite. " Non, non, ne me remerciez pas, " dit Luke. " Je suis ici de ma propre volonté. En fait - bah, ne vous inquiétez pas. Allez là-haut, asseyez-vous au soleil et profitez du grand air. " Finalement, partagé entre la joie et la tristesse, Dodkin clopina une dernière fois le long du couloir à l'odeur de moisi qui conduisait au convoyeur ferraillant. Luke se retrouva seul dans la chambre de relais. Tout autour de lui, à la limite de l'inaudibilité, bourdonnait le flot précipité de l'information. De derrière le mur lui arrivait la sensation de millions de relais cliquetant, palpitant, se couplant; de cylindres, de tubes d'analyse et de bacs mémoriels bruissant d'activité. Au moniteur, les sorties s'écoulaient sur un rouleau de ruban jaune. La machine à écrire se trouvait juste à côté. Luke s'assit. Que serait sa première interpolation ? La liberté pour les Non-Conformistes ? L'obligation pour les contremaîtres de porter les outils de toute leur équipe ? Un compte débitable plus important pour les agents subalternes ? Luke se leva et se gratta le menton. Le pouvoir... il fallait l'exercer de façon subtile. Comment l'utiliserait-il ? Pour s'assurer de solides avantages pour lui-même ? Oui, bien sûr, il y viendrait - par des moyens détournés. Et après ? Luke pensa aux milliards d'hommes et de femmes qui vivaient et travaillaient dans l'Organisation. Il regarda la machine à écrire. Il pouvait modeler leur vie, changer leurs pensées, désorganiser l'Organisation. Était-ce sage ? Juste ? Ou même simplement amusant? Luke soupira. Il s'imagina sur une haute terrasse dominant la Cité. Luke Grogatch, Président du Conseil Directeur. Pas impossible, et même tout à fait réalisable. Par petites touches, à coups d'interpolations appropriées... Luke Grogatch, Président du Conseil Directeur. Oui, ceci pour commencer. Mais il fallait y aller doucement, avec beaucoup de doigté. Luke s'assit au clavier et se mit à taper sa première interpolation. Traduit par Jean-Marie Dessaux Dodkin's Job (Astounding Stories, Octobre 1959) copyright Jack Vance. Tous droits réservés