Une autre façon de voir Jack Vance La plupart d’entre vous, qui êtes en train de lire ces lignes, ont dû déjà lire au moins une biographie de Jack, ou sinon, vous en connaissez les écrits. Comme je suis sa femme, j’ai des informations particulières, et plutôt que d’énumérer ses succès littéraires, j’ai décidé de parler d’une personne que vous ne connaissez peut-être pas très bien, mais que vous apprécierez de connaître mieux, du moins je l’espère. Ma première impression de Jack a été qu’il était… différent.
Assurément, il était audacieux: se présenter sur le seuil de la
maison d’une jeune fille, avec un sachet de beignets, et lui demander
si elle voulait bien lui faire du café? Les 56 années qui se sont
écoulées depuis n’ont pas changé mon opinion. Il est encore audacieux,
mais sa qualité la plus remarquable est la persévérance ; d’une
certaine façon, les deux qualités semblent aller de pair. La persévérance
est ce qui permet de faire des choses comme de remuer des tonnes
et des tonnes de terre pour déblayer un terrain et y construire
une maison, ou d’écrire des livres, beaucoup de livres.
Tandis que les contours de notre propriété se modifiaient, il
y avait une préoccupation générale concernant une éventuelle guerre
atomique. Qu’est-ce que fit Jack? Il était déjà en train de déplacer
des tonnes de terre, donc il creusa un tunnel dans le flanc de la
colline: quelques mètres, puis un coude à gauche sur un ou deux
mètres, et un coude à droite, et encore un coude à gauche, pour
terminer par une salle de deux mètres cinquante de côté. Il consolida
les parois et la voûte avec de gros madriers, installa une petite
cheminée pour le confort et la lumière, avec de quoi évacuer la
fumée. Avant de recouvrir le haut de l’excavation avec de la terre,
il étala de lourdes bâches de plastique noir. Avec des lanternes
et des bougies, l’endroit commença à avoir l’air habitable. Un autre projet au succès plus éclatant fut la cabane dans l’arbre. Nous avions beaucoup de grands eucalyptus, et notre fils John, comme beaucoup de petits garçons, rêvait d’avoir une cabane dans un arbre. Jack choisit un vieil arbre énorme qui avait, à cinq mètres de hauteur à peu près, des branches capables de supporter une plate-forme. Il installa une échelle, puis une plate-forme faite de deux planches de contreplaqué, de 12O sur 24O centimètres, et d’une épaisseur de 2 centimètres. Les murs étaient aussi en contreplaqué, avec deux fenêtres et une porte. Il y avait un petit porche sur le devant, avec un accès par un trou percé dans la plate-forme. John et ses camarades purent profiter de la cabane pendant suffisamment d’années, de sorte que quand une terrible tempête l’emporta, avec toutes les branches qui la soutenaient, ce ne fut pas une tragédie…juste un peu de tristesse. L’art culinaire est un des sujets d’intérêt les plus durables chez Jack. Il aime lire des recettes, lire le détail de banquets mémorables comme ceux des Epicuriens, concocter ses propres recettes et festins, faire la cuisine, noter les endroits où on mange bien et les chefs qui savent rendre divins les ingrédients les plus simples. Bien sûr, il y a un revers de la médaille à cet intérêt, et il s’appelle « régime »… Notre fils a de la chance, il a l’air immunisé. Il est arrivé à Jack de faire un détour pour se rendre à un endroit appelé « La Pyramide », à Vienne*, où le repas fut tellement mémorable que je suis sûre qu’il ne fut jamais égalé. Ce qui est remarquable, c’est que nous nous sommes arrêtés dans ce restaurant un dimanche de Pâques, sans avoir réservé. Madame Point, qui se tenait sur le seuil pour recevoir les clients, ou pour les renvoyer, nous accueillit bien plus chaleureusement que nous ne le méritions ; avec une gentillesse incarnée, elle demanda à un garçon de nous installer, et c’est ainsi que commença le repas le plus mémorable que nous ayons jamais eu, ou pouvons espérer avoir, de toute notre vie. Nous avons eu aussi l’occasion de goûter la cuisine de M. Pic et de Paul Bocuse, qui sont très hautement appréciés, mais c’est La Pyramide que nous plaçons par-dessus tout. Quand John eut à peu près six mois, je retournai travailler. Jack fit beaucoup la cuisine pendant plusieurs années ; une de ses activités préférées était de faire de magnifiques, de délicieux petits déjeuners pour John. Certains étaient tellement appétissants qu’il en prit des photos. Je pense que c’était sans doute pour se rappeler quel plaisir c’était de nourrir son fils, et en même temps de s’adonner à sa passion pour la cuisine. Les bateaux. Ils représentent pour Jack ses rêves de voyage et
d’aventure. Les bateaux ont toujours été au premier plan des pensées
de Jack ; il faisait toujours des plans pour construire son favori,
il cherchait toujours le bateau le plus sûr, celui qui puisse le
mieux tenir la mer. Une fois il acheta des plans pour construire
un trimaran, un Piver de 36 pieds. Il alla même jusqu’à terminer
et recouvrir de fibre de verre les trois coques. C’est à ce moment
que Mr. Piver disparut en mer, pendant un cabotage dans le sud avec
son trimaran. On ne retrouva jamais son corps. Ceci refroidit plutôt
l’enthousiasme de Jack en ce qui concerne les trimarans. Il vendit
les trois coques et reprit ses recherches. Il y a bien des années, lorsque John était encore un bébé, Jack
avait dessiné les plans d’un houseboat, et les avait montrés à plusieurs
amis, mais ceux-ci étaient trop prudents pour être intéressés. Pourtant,
ses amis Frank Herbert et Poul Anderson étaient tous deux aventureux
de nature ; ils acceptèrent avec enthousiasme de participer à la
construction du houseboat. Ce fut une période heureuse. Jack construisit
les pontons dans l’allée de notre garage, et les couvrit de fibre
de verre là aussi. Finalement, ils furent prêts à être transportés
sur la plage dans la baie près de Point Richmond. Plusieurs amis
s’étaient maintenant joints à l’opération, profitant du soleil,
de l’air salin et de la compagnie. A chaque étape terminée, on célébrait
ça, il y avait vraiment une atmosphère de fête.
On installa un moteur de hors-bord à la poupe, relié à la roue du gouvernail dans la cabine avant grâce à une invention de Jack : deux longues barres renforcées, à l’intérieur de tuyaux en aluminium. Le mécanisme fonctionnait remarquablement bien. (A propos : la roue de gouvernail était un cadeau de Frank Herbert). On peignit le bateau en blanc avec des bordures bleues à l’intérieur et à l’extérieur. On installa six matelas en mousse sur les couchettes, on accrocha des rideaux (que j’avais faits moi-même), on installa aussi des toilettes et un lavabo, et un réchaud ventru dans la cuisine-salle à manger. Vint alors le moment de déplacer le bateau dans les Marais du delta des rivières Sacramento-San Joaquim-Mokelumne. Jack fit le voyage inaugural avec six autres hommes et jeunes garçons, en remontant la rivière Sacramento. Une escale de nuit dans le port de Dalrelio, un départ très matinal le jour suivant, et ils arrivèrent largement dans les temps au port de « Moore’s Riverboat », sur la rivière Mokelumne. C’est dans ce même amarrage que Houseboat connut son destin fatal quelques années plus tard, mais pas avant que nous ayons pu amasser toute une moisson de bons souvenirs. Notre bateau était idéal pour la vie dans les Marais : vacances,
fêtes et escales d’une nuit, généralement passées loin du port.
Le houseboat glissait à la surface des marais, à la recherche d’un
bon ancrage. En été, il y avait des mûriers chargés de baies toutes
prêtes à être cueillies depuis le pont. Quand le soleil se couchait,
nous nous relaxions sur le pont, les pieds contre le bastingage,
chacun tenant en main sa boisson favorite, en écoutant le chant
des insectes, animaux et cris d’oiseaux : un pur délice. Les matins
étaient généralement froids, mais après avoir chargé et allumé le
petit réchaud à bois, la cabine se réchauffait et devenait confortable. J’ai mentionné l’audace et la persévérance de Jack, et j’aimerais maintenant parler d’un Jack plus jeune - celui d’avant Norma - pour apporter une preuve supplémentaire. Quand il avait 18 ans, Jack vivait avec sa Tante Nellie (la sœur
de son père) à San Francisco, juste à côté de la maison jumelle
qui avait appartenu autrefois à sa mère. Ce privilège lui était
accordé en échange de menus services qu’il rendait dans la maison.
Comme pratiquement tout le monde, Jack était fasciné par la construction
du pont qui devait relier Oakland à San Francisco, sur la Baie.
Avant, il y avait seulement une flotte de ferries qui transportaient
les voitures et passagers de San Francisco à Oakland, et vice-versa.
La seule autre solution était d’aller jusqu’à San José, et traverser
ensuite la ville d’ouest en est pour rejoindre l’autoroute 680,
et remonter vers le nord jusqu’à Oakland. Sam Wainwright était étudiant à U.C. Berkeley quand Jack le rencontra
pour la première fois, alors que Jack faisait un reportage pour
le Daily Californian*. Le cerveau de
Sam faisait des heures supplémentaires ! Sam était brillant, et
en même temps un peu fou. Il essayait toujours quelque chose de
nouveau, tout le temps à planifier et organiser. Tout le monde en
avait entendu parler, parce qu’il défrayait souvent la chronique,
mais il avait peu d’amis. Il était plus tourné en ridicule qu’apprécié.
Jack sut voir au travers des excentricités de Sam, apprécia son
esprit et devint son ami. Jack avait beaucoup d’amis quand il était à l’Université, dont certains avaient le diable au corps. Il semble que concevoir des farces et des blagues permet de soulager certaines pressions liées au système éducatif. Jack, avec trois de ses amis, estima qu’il était faisable de hisser un drapeau communiste au sommet du Campanile, avec la méthode suivante : d’abord fixer une ficelle solide autour des quatre angles de la tour, puis attacher les deux extrémités, en laissant un peu de jeu. Ensuite, attacher à la ficelle, à chaque coin, 5 ballons gonflés à l’hélium. Puis attacher le drapeau à la ficelle, du côté visible par le plus grand nombre. Chacun des quatre farceurs tenait un bâton avec une ficelle et un crochet au bout, l’idée étant de placer le crochet sous la ficelle et de la secouer pour que les ballons montent progressivement, et qu’ainsi le drapeau arrive en haut. Ce qu’ils n’avaient pas prévu est qu’un vent très fort se mit à souffler, en même temps que les flics du campus passaient dans le coin, dans le cadre de leur tournée. Rien que le vent aurait suffi à gâcher la fête, mais quand les garçons virent les flics, ils se dispersèrent dans toutes les directions. Il y avait tellement de bruit et de confusion avec ce vent, que personne n’a jamais su qui étaient les coupables. Voilà. Je pourrais en écrire bien davantage, mais là maintenant, je n’ai pas le temps…et ça vaut peut-être mieux comme ça. Norma Vance, Juillet 2003, avec
l'autorisation de l'auteur *
Vienne, en France, bien sûr, pas en Autriche !
(NDT) Fernand Point qui dirigeait le restaurant à l'époque, est
toujours considéré comme un des grands maîtres de la gastronomie
française . Le restaurant d'André Pic dont parle Norma était à Valence
sur la nationale 7. Bocuse a été apprenti chez Point. Accueil / Plan du Site © Jacques Garin 1998-2003 |