Ce texte a été écrit en 1988 et publié en anglais dans Cosmopolis n°32. David Alexander, aprés avoir enseigné la SF à l'université, est  aussi avocat et ami des Vances comme on le constatera.
Je remercie Patrick Dusoulier pour sa traduction.


Comment Tuer Les Chiens
Et Autres Réminiscences De Jack Vance
par David Alexander

J’ignore comment Jack Vance réagira à cette publication. Beaucoup d’écrivains adorent la publicité, ou en tout cas s’en accommodent… mais pas Jack. Il a toujours considéré que la vie privée d’un auteur doit rester cachée, afin de ne pas fausser la perception que les lecteurs peuvent avoir de son œuvre. Afin de respecter sa philosophie, je n'ai pas l’intention de relier quoique ce soit de ses histoires à des aspects de sa personnalité, des traits de son caractère, ou à son éducation. Je me contenterai de quelques petites remarques concernant Jack lui-même.

Poul Anderson* est directement responsable de ma première rencontre avec Jack. Il y a quelques années, j’enseignais la Science Fiction à des étudiants de première année d’université, et Poul était venu faire une conférence. Il se trouve que j’ai mentionné que j’admirais l’œuvre de Jack, et Poul nous a révélé (peut-être au grand dam de Jack), que Jack habitait à Oakland. Effectivement, il était bien là, dans l’annuaire téléphonique d’Oakland.
Avec une certaine appréhension, j’ai téléphoné à Jack et je lui ai demandé si je pouvais le rencontrer. Il m’a répondu que je pouvais, à condition que je ne lui parle pas d’écriture. Je l’ai trouvé chez lui, là-haut, dans sa maison sur la colline, à quatre pattes par terre, en train d’installer un carrelage d’ardoises dans la salle à manger. D’une façon ou d’une autre, j’ai réussi à éviter de lui parler de ses œuvres, et notre amitié a commencé.

Au cours des années qui ont suivi, j’ai souvent vu Jack plongé dans la construction et le réaménagement de sa maison. Jack a une très, très mauvaise vue, et ce n’est pas sans une certaine appréhension que je le regardais scier des planches, ou les mettre en place. Je me souviens en particulier d’un samedi après-midi quand je l’ai vu escalader sur les poutres à six mètres au-dessus de ma tête. J’étais sûr qu’il allait lâcher prise, dégringoler et me tomber dessus ! Heureusement pour nous deux, mes craintes furent sans fondement. Mois après mois, année après année, la maison prit forme et pas une fois il ne m’est tombé sur la tête. Au fil des années, il m’arriva souvent d’amener des amis avec moi chez les Vances, pour un des fameux repas du dimanche qu’organisait Norma (Norma Vance est une des meilleures cuisinières qu’il m’ait été donné de rencontrer), et je prenais toujours davantage de plaisir à faire visiter à mes amis cette maison que j’avais vu grandir.
« Ce plafond est en noyer, sculpté à la main : Jack et Norma l’ont rapporté de leur voyage au Pakistan. Ces panneaux peints sur le plafond de la cuisine ont été créés spécialement par leur ami Tony, au cours d’une longue visite de plusieurs mois. Voilà le célèbre sol d’ardoises. Les murs du coin petit-déjeuner sont en bois de Koa en provenance de Hawaï. L’âtre que vous voyez là, Jack l’a construit et maçonné pierre par pierre. Voici le grand meuble que John Vance a construit à partir de planches de chêne, pour finir par cette œuvre magnifique composée de bois, de verre et de métal. »

Le plafond sculpté

Au cours de ces visites, la maisonnée des Vances était toujours pleine de rires et d’agitation. Norma s’affairait dans la cuisine, pour préparer un dîner de gourmets pour les six, ou dix, ou douze convives. Quelques dames (et des messieurs) donnaient un coup de main en découpant les carottes ou en épluchant les avocats. D’autres se rassemblaient dans la salle à manger pour y boire du vin, ou goûter l’une des quinze ou vingt sortes de liqueurs, et parler de tout, depuis la situation politique à Singapour jusqu’à pourquoi toute la musique moderne n’est qu’un bruit effroyable (ce qui est le point de vue permanent de Jack) ; sur l’inutilité complète des chiens, ou les divers avantages d’un ordinateur ou d’un voilier sur les autres.
Les participants à ces soirées étaient toujours variés : il y avait Dennis, réparateur de bateaux et aficionado de Citroën, qui était généralement prêt à vitupérer contre les bateaux à coque en acier, ou à louer les vertus de ses trois ou quatre Citroëns. Tim Underwood* ou Hayford Pierce*, eux, lançaient gentiment Jack sur un de ses sujets favoris : la splendeur du jazz classique ; l’absence complète d’intérêt du football professionnel ; l’iniquité de la plupart des politiciens.
A son tour, Jack rendait coup pour coup, ou plus encore, par exemple en faisant des remarques acérées à Tim au sujet du « culte » du végétarisme (ce n’est pas un secret que le passage dans Le Visage Du Démon qui fait allusion à « la face cachée du végétarisme » a été inspiré par les discussions et plaisanteries sur ce sujet entre Jack et Tim). La liste des invités comportait généralement diverses professions : médecins, architectes, céramistes, ébénistes, entrepreneurs, un avocat (moi), physiciens nucléaires, passionnés d’informatique, et même, à l’occasion, un écrivain, un agent littéraire, un rédacteur, ou plus rarement, un éditeur.

Un dimanche soir, je me suis arrêté chez Jack et Norma en rentrant de ski à Tahoe, pour y découvrir une fête battant son plein, avec orchestre et tout. Au milieu d’un des solos de Jack au banjo et kazoo, le téléphone se mit à sonner. C’était Donald Wollheim*, l’éditeur de DAW. Elsie et lui venaient d’atterrir à Oakland International, avaient loué une voiture, et s’étaient rapidement perdus. Ils étaient bloqués dans une station Texaco abandonnée, près de l’autoroute. Est-ce que je pouvais venir à leur secours ?
Je trouvai les Wollheims recroquevillés dans leur Dodge Dart de location, et je les guidai à travers Oakland et dans les collines. A cette époque, ils avaient tous deux la soixantaine. Finalement, vers 21h30, nous arrivâmes dans la petite route à une voie où se trouve la maison de Jack. Là, avec précaution, nous montâmes la pente étroite, presque verticale et pleine d’ornières, qui mène à la maison de Jack en haut de la colline. (« Si vous vous écartez d’un mètre à droite, » je les ai prévenus, « vous tomberez le long d’une butte jusqu’à la route, dix-huit mètres plus bas, et vous serez certainement tués. » Ce n’était pas vrai, puisque récemment Jack est tombé sur la route en contrebas, un soir qu’il sortait les poubelles, et il n’est pas mort, même pas sérieusement blessé, même si les poubelles en ont pris un sacré coup). Toujours est-il qu’après avoir réussi à éviter le bord de la Falaise des Vances, j’ai emmené les Wollheims en haut des 15 marches qui conduisent au salon où la fête atteignait maintenant son paroxysme.
Avec une grande lassitude, Don et Elsie s’écroulèrent sur le canapé et acceptèrent un rafraîchissement. Jack laissa l’orchestre se débrouiller sans lui et s’approcha pour accueillir ses invités. Pour une raison dont je ne me souviens plus, je décidai de lancer Jack dans une direction un peu dingue.
« Jack, » lui dis-je gaiement, « est-ce que tu as parlé à Don de ton nouveau manuscrit, celui que tu veux lui envoyer ? »
« Ah, » répondit Jack, entrant dans le jeu, « duquel parles-tu ? »
«Tu sais bien, Jack, le livre grand format sur lequel tu as travaillé : Comment Tuer Les Chiens. »
« Ah oui, celui-là ! » répondit Jack avec enthousiasme. « Non, je n’en ai pas parlé, mais je devrais. Don, c’est un livre formidable, ça devrait se vendre comme des petits pains ! C’est un livre illustré, décrivant quarante-deux méthodes pour tuer les chiens à travers les âges. »
A ce stade de la conversation, Don avait la tête d’un homme à qui on vient d’offrir un canapé composé d’une tarentule frémissante, empalée sur un cure-dent.
Sentant que Don était un peu désarçonné et assez vulnérable, Jack poursuivit :
« Le premier chapitre s’intitule ‘Méthodes Médiévales pour Tuer les Chiens’. Imaginez ça : le dessin d’un chien tout dépenaillé, avec le bout d’une chaîne attaché à une patte de derrière, et l’autre soudé à un boulet de canon. Dans le dessin suivant, on voit le chien traverser les airs, ses oreilles repliées en arrière, la queue entre les jambes, sur une trajectoire de collision avec un campement d’envahisseurs Scandinaves. » Les Wollheims imaginèrent cette scène avec une expression de profonde consternation.
A mesure que Jack exposait ses idées, je riais de plus en plus, Don et Elsie étaient de plus en plus désemparés, et Jack devenait de plus en plus imaginatif. Le dernier chapitre dont je me souvienne, avant de m’écrouler de rire au pied du canapé, avait quelque chose à voir avec des savants fous, des chiens vénaux et d’étincelants rayons lasers. (Ce gag devint un des favoris de Jack, jusqu’au jour où il a parlé de ce livre à la Rédactrice en chef d’une des maisons d’édition, qui le prit au sérieux. A la fin de la « proposition » de Jack, elle lui dit d’un ton glacial qu’elle avait deux chiens qui étaient les amours de sa vie, puis elle tourna le dos à Jack et quitta les lieux d’un air digne. Après ça, on ne parla plus beaucoup de Comment Tuer Les Chiens.)

Au fil des années, les fêtes ont continué sans relâche. Les livres sont sortis (de plus en plus volumineux) de l’ordinateur de Jack au sous-sol, et la cuisine de Norma est toujours aussi bonne. Je ne peux pas imaginer qu’un jour tout ceci puisse changer.

Norma dans sa cuisine

Je me rends compte qu’il n’y a pas grand chose de profond dans ce court article, mais il éveillera peut-être un écho en résonance avec ceux d’entre vous qui lisent ce que Jack écrit. La seule relation que je puisse suggérer entre les livres de Jack et Jack lui-même est le fait que les personnages de Jack vivent dans des mondes qui ne manquent pas de bonne bière, de thés revigorants, d’auberges accueillantes, de musiciens de talent, et de canailles facétieuses - ce qui au fond n’est pas une mauvaise vie, après tout.

* Poul Anderson (1926-2001) : auteur prolifique de SF et de Fantasy, honoré par sept Hugo et trois Nebula. C’était un ami très proche de Jack. Il a été associé à l’aventure du Houseboat (voir un des articles de Norma à ce sujet). (NDT)

*Tim Underwood : avec Charles (« Chuck ») Miller, il a publié de remarquables éditions, à tirage limité, des œuvres de Jack. Leur premier livre publié fut The Dying Earth, en 1976. Ils se sont séparés en 1994. (NDT)

* Hayford Pierce : j’ai peu d’informations sur lui. Je sais qu’il a écrit de la SF, et sans doute des policiers, mais je n’ai rien lu de lui. On peut trouver quelques-uns des ses ouvrages sur le web, en livres d’occasion. (NDT) PHYLUM MONSTERS -1989 where Jack says "Hayford Pierce has a mysterious knack for making his readers feel alive". http://www.fantasticfiction.co.uk/authors/Hayford_Peirce.htm

* Donald A. Wollheim (1914-1990) : en 1971, il crée les éditions DAW (ses initiales) avec sa femme Elsie. C’était la première maison d’édition consacrée exclusivement à la SF et Fantasy. On y trouve pas mal de livres de Vance… (NDT)

* Les photographies couleurs sont de Gan Uesli Starling prises lors d'un week-end chez les Vances en Janvier 2000. Avec sa permission. (NDW)

Jack et Gan - janvier 2000


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