EMPHYRIO - 1969 - Emphyrio


 Extrait du deuxiéme chapitre

GHYL Tarvoke eut une première vision de la  nature du destin lors de son septième anniversaire, lorsqu'il alla voir un spectacle itinérant. Son père, généralement oublieux et détaché, s'était cependant souvenu de l'occasion ; ensemble ils étaient partis à pied à travers la ville. Ghyl aurait préféré prendre la Surligne, mais Amiante, pour des raisons encore obscures à Ghyl, s'y était opposé, et ils marchaient d'un pas tranquille vers le nord, à travers le vieux Lotissement de Vashmont, passant devant les squelettes d'une douzaine de tours en ruine, chacune d'elles supportant à son sommet l'aire d'un seigneur. Le moment vint où ils arrivèrent au Communal Nord de la Ville Est, où les joyeuses tentes des Amusateurs Péripatéziciens de Framtree avaient été érigées. Sur une rotonde on pouvait lire: Les Merveilles de l'Univers: Un voyage fantastique et économique, sans dangers ni inconvénients, dépeignant seize mondes captivants, présentés dans des séquences édifantes et de bon goût. II y avait un spectacle de .marionnettes, donné par une troupe de pantins vivants de Damar ; un diorama illustrant des événements importants de l'histoire d'Halma ; des exhibitions de créatures d'autres mondes, vivantes, mortes, ou en simulacres ; un ballet intitulé Niaiserie (1) ; un télépathe présentant Pagoul, le mystérieux Terrien ; des comptoirs de jeux, des buvettes, des étals de colporteurs vendant des colifichets et d'autres babioles sans valeur. Ghyl était impatient de voir ceci, et cela, tandis qu'Amiante se frayait un chemin dans la foule avec une patience indifférente. Il y avait beaucoup de bénéficiaires d'Ambroy, mais ceux venus de l'arrière-pays de Fortinone étaient également nombreux ; et l'on pouvait aussi voir un certain nombre d'étrangers venus de Bauredel, Sauge, Closte, que l'on remarquait aux cocardes leur donnant droit à des crédits complémentaires du Service de Protection Sociale. Les Garrions étaient rares, ces étranges animaux attifés de vêtements humains dont la présence signifiait toujours qu'un seigneur se trouvait parmi les gens du peuple.
Amiante et Ghyl visitèrent tout d'abord la rotonde, pour y voyager par procuration dans les mondes des étoiles. Ils virent la Bataille des Oiseaux à Sloe sur Madura; les tornades d'ammoniaque de Fajane ; de brèves visions tentatrices des Cinq Mondes. Ghyl observait les scènes étranges sans comprendre; elles étaient trop différentes, trop grandioses, parfois trop sauvages, pour qu'il pût les assimiler. Amiante les regardait avec un léger sourire aigre-doux à peine esquissé. Amiante ne voyagerait jamais, il n'entasserait jamais les crédits nécessaires ne serait-ce que pour une excursion de trois jours vers Damar et, le sachant, il semblait avoir laissé de côté toute ambition en ce domaine.
Quittant la rotonde, ils visitèrent une salle dans laquelle on pouvait voir en diorama les amants célèbres de la mythologie: Le Seigneur Guthmore et la Bête Sauvage des Montagnes ; Médié et Estase ; Jeruun et Jeran ; Hurs Gorgonja et Ladati le Métaphore ; et encore une douzaine d'autres couples, vêtus de costumes pittoresques de l'antiquité. Ghyl posa de nombreuses questions qu'Amiante éluda, ou auxquelles il répondit de façon détournée. " L'histoire d'Halma est trop longue, trop confuse ; il est suffisant de dire que tous ces jolis personnages sont des créatures mythiques. "
Après avoir quitté la salle, ils passèrent dans le théâtre de marionnettes et regardèrent les petites créatures masquées sautiller, folâtrer, jacasser, chanter avec difficulté " La Fidélité Vertueuse à un Idéal est le Moyen le Plus Sûr de Parvenir à l'Indépendance Financière ". Fasciné, Ghyl observait Marelvie, la fille d'un simple tréfileur qui, à l'occasion d'une danse de rue dans le Lotissement de Foelgher, attirait l'attention du Seigneur Bodbozzle le Chaluz, un vieillard lubrique, magnat de l'énergie sur vingt-six fiefs. Le Seigneur Bodbozzle lui faisait la cour, en effectuant d'agiles cabrioles; c'était un épanchement comique d'effets brillants et de déclamations, mais Marelvie refusait de se joindre à son entourage, sauf en qualité d'épouse légitime, avec pleine reconnaissance, et la donation de quatre fiefs choisis. Le Seigneur Bodbozzle acceptait, mais à condition que Marelvie se ren dit d'abord en son aire pour y apprendre la distinction et l'indépendance financière. Ensuite, Marelvie, confiante, était conduite en glisseur aérien dans sa demeure, nichée sur une tour, au-dessus d'Ambroy, où le Seigneur Bodbozzle tentait immédiatement de la séduire. Il y eut maintes péripéties mais, à l'instant critique, Rudel, l'amoureux de Marelvie, sauta à l'intérieur, passant par la fenêtre après avoir escaladé les poutrelles nues de la vieille tour. Il rossa une douzaine de Garrions, et cloua contre le mur le Seigneur Bodbozzle qui pleurnichait tandis que Marelvie effectuait une danse Sautillante d'allégresse. Pour conserver la vie, le Seigneur Bodbozzle abandonna six fiefs au coeur d'Ambroy ainsi qu'un yacht spatial. Le couple heureux, financièrement indépendant et hors des listes, bondit joyeusement au loin pour voyager, pendant que le Seigneur Bodbozzle pansait ses blessures.

L'éclairage de la salle répandit une lumière inégale, signalant l'entracte ; Ghyl se tourna vers son père, espérant mais n'attendant pas de commentaire. Amiante avait tendance à garder ses opinions secrètes. Même à l'âge de sept ans, Ghyl sentait quelque chose de non-orthodoxe, presque d'illicite dans les jugements de son père. Amiante était un homme fort, aux mouvements lents suggérant l'économie et le contrôle plutôt que de la lourdeur. Sa tête était volumineuse et sombre, son visage aux pommettes larges était pâle, avec un petit menton, une bouche sensible tordue de façon caractéristique en un demi-sourire rêveur. Amiante parlait très peu, et d'une voix douce, bien que Ghyl eût pu le voir, lorsqu'il était stimulé par quelque incident insignifiant, cracher des mots, les vomissant comme s'il s'était trouvé sous une pression physique, pour s'arrêter tout aussi soudainement, peut-être au milieu d'une phrase. Mais à présent Amiante n'avait rien à dire ; Ghyl pouvait seulement essayer de deviner quels étaient ses sentiments au sujet de l'infortune du Seigneur Bodbozzle.
Observant l'assistance, Ghyl remarqua deux Garrions dans une splendide livrée de cuir lavande, écarlate et noir. Ils se tenaient au fond de la salle, semblables à des hommes, mais non-humains cependant - hybrides d'insectes, de gargouilles et de singes immobiles mais sur leurs gardes, leurs yeux protubérants ne regardant rien, mais observant tout. Ghyl poussa du coude son père.
" Il y a des Garrions ! Des seigneurs assistent au spectacle de marionnettes ! "
Amiante jeta un bref coup d'oeil par-dessus son épaule. " Des seigneurs, ou leurs enfants. "
Ghyl chercha dans l'assistance. Personne ne ressemblait au Seigneur Bodbozzle ; personne ne rayonnait de cette effluve d'autorité et d'indépendance financière, presque visible qui, s'imaginait-il, devait entourer tous les seigneurs.  Il alla pour demander à son père qui était selon lui le seigneur, puis s'arrêta, sachant que la seule réponse d'Amiante serait un haussement d'épaules désintéressé. Ghyl suivit les rangées du regard, visage après visage. Comment un seigneur, ou son enfant, pouvait-il ne pas se sentir offensé par la grossière caricature du Seigneur Bodbozzle ? Mais personne ne semblait troublé... L'intérêt de Ghyl disparut bientôt ; les Garrions étaient peut-être venus au spectacle par inclination personnelle.
L'entracte devait durer dix minutes ; Ghyl se glissa hors de son siège, et s'avança pour examiner la scène de plus près. Sur un côté pendait un abattant de toile ; Ghyl le tira, plongea son regard dans une pièce latérale où un petit homme vêtu de velours brun était assis, sirotant lentement une tasse de thé. Le jeune garçon jeta un coup d'oeil par-dessus son épaule ; Amiante, préoccupé par ses propres visions internes, ne lui prêtait pas la moindre attention. Ghyl se baissa sous la toile, s'immobilisa, hésitant, prêt à sauter en arrière si l'homme vêtu de velours brun tentait de s'emparer de lui. Pour une raison ou pour une autre, Ghyl avait fini par penser que les pantins n'étaient autre que des enfants enlevés, fouettés et battus jusqu'à ce qu'ils jouent la comédie et dansent avec précision et exactitude ; une idée qui revêtait le spectacle d'une fascination morbide. Mais l'homme, à l'exception d'un hochement poli de la tête, ne semblait pas intéressé par sa capture. Rendu plus hardi, Ghyl fit quelques pas en avant. " Vous êtes le maître des marionnettes ? "
- " C'est bien ce que je suis, mon garçon: Holkerwoyd, le maître des marionnettes, profitant d'une brève pause dans mon travail. "
L'homme était plutôt âgé et noueux.

(1) En français dans le texte.

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© Jacques Garin 1998-2004