Extrait
du deuxiéme chapitre
GHYL
Tarvoke eut une première vision de la nature du destin lors
de son septième anniversaire, lorsqu'il alla voir un spectacle itinérant.
Son père, généralement oublieux et détaché, s'était cependant souvenu
de l'occasion ; ensemble ils étaient partis à pied à travers la
ville. Ghyl aurait préféré prendre la Surligne, mais Amiante, pour
des raisons encore obscures à Ghyl, s'y était opposé, et ils marchaient
d'un pas tranquille vers le nord, à travers le vieux Lotissement
de Vashmont, passant devant les squelettes d'une douzaine de tours
en ruine, chacune d'elles supportant à son sommet l'aire d'un seigneur.
Le moment vint où ils arrivèrent au Communal Nord de la Ville Est,
où les joyeuses tentes des Amusateurs Péripatéziciens de Framtree
avaient été érigées. Sur une rotonde on pouvait lire: Les Merveilles
de l'Univers: Un voyage fantastique et économique, sans dangers
ni inconvénients, dépeignant seize mondes captivants, présentés
dans des séquences édifantes et de bon goût. II y avait un spectacle
de .marionnettes, donné par une troupe de pantins vivants de Damar
; un diorama illustrant des événements importants de l'histoire
d'Halma ; des exhibitions de créatures d'autres mondes, vivantes,
mortes, ou en simulacres ; un ballet intitulé Niaiserie (1) ; un
télépathe présentant Pagoul, le mystérieux Terrien ; des comptoirs
de jeux, des buvettes, des étals de colporteurs vendant des colifichets
et d'autres babioles sans valeur. Ghyl était impatient de voir ceci,
et cela, tandis qu'Amiante se frayait un chemin dans la foule avec
une patience indifférente. Il y avait beaucoup de bénéficiaires
d'Ambroy, mais ceux venus de l'arrière-pays de Fortinone étaient
également nombreux ; et l'on pouvait aussi voir un certain nombre
d'étrangers venus de Bauredel, Sauge, Closte, que l'on remarquait
aux cocardes leur donnant droit à des crédits complémentaires du
Service de Protection Sociale. Les Garrions étaient rares, ces étranges
animaux attifés de vêtements humains dont la présence signifiait
toujours qu'un seigneur se trouvait parmi les gens du peuple. Amiante
et Ghyl visitèrent tout d'abord la rotonde, pour y voyager par procuration
dans les mondes des étoiles. Ils virent la Bataille des Oiseaux
à Sloe sur Madura; les tornades d'ammoniaque de Fajane ; de brèves
visions tentatrices des Cinq Mondes. Ghyl observait les scènes étranges
sans comprendre; elles étaient trop différentes, trop grandioses,
parfois trop sauvages, pour qu'il pût les assimiler. Amiante les
regardait avec un léger sourire aigre-doux à peine esquissé. Amiante
ne voyagerait jamais, il n'entasserait jamais les crédits nécessaires
ne serait-ce que pour une excursion de trois jours vers Damar et,
le sachant, il semblait avoir laissé de côté toute ambition en ce
domaine. Quittant la rotonde, ils visitèrent une salle dans laquelle
on pouvait voir en diorama les amants célèbres de la mythologie:
Le Seigneur Guthmore et la Bête Sauvage des Montagnes ; Médié et
Estase ; Jeruun et Jeran ; Hurs Gorgonja et Ladati le Métaphore
; et encore une douzaine d'autres couples, vêtus de costumes pittoresques
de l'antiquité. Ghyl posa de nombreuses questions qu'Amiante éluda,
ou auxquelles il répondit de façon détournée. " L'histoire
d'Halma est trop longue, trop confuse ; il est suffisant de dire
que tous ces jolis personnages sont des créatures mythiques. " Après
avoir quitté la salle, ils passèrent dans le théâtre de marionnettes
et regardèrent les petites créatures masquées sautiller, folâtrer,
jacasser, chanter avec difficulté " La Fidélité Vertueuse à
un Idéal est le Moyen le Plus Sûr de Parvenir à l'Indépendance Financière
". Fasciné, Ghyl observait Marelvie, la fille d'un simple tréfileur
qui, à l'occasion d'une danse de rue dans le Lotissement de Foelgher,
attirait l'attention du Seigneur Bodbozzle le Chaluz, un vieillard
lubrique, magnat de l'énergie sur vingt-six fiefs. Le Seigneur Bodbozzle
lui faisait la cour, en effectuant d'agiles cabrioles; c'était un
épanchement comique d'effets brillants et de déclamations, mais
Marelvie refusait de se joindre à son entourage, sauf en qualité
d'épouse légitime, avec pleine reconnaissance, et la donation de
quatre fiefs choisis. Le Seigneur Bodbozzle acceptait, mais à condition
que Marelvie se ren dit d'abord en son aire pour y apprendre la
distinction et l'indépendance financière. Ensuite, Marelvie, confiante,
était conduite en glisseur aérien dans sa demeure, nichée sur une
tour, au-dessus d'Ambroy, où le Seigneur Bodbozzle tentait immédiatement
de la séduire. Il y eut maintes péripéties mais, à l'instant critique,
Rudel, l'amoureux de Marelvie, sauta à l'intérieur, passant par
la fenêtre après avoir escaladé les poutrelles nues de la vieille
tour. Il rossa une douzaine de Garrions, et cloua contre le mur
le Seigneur Bodbozzle qui pleurnichait tandis que Marelvie effectuait
une danse Sautillante d'allégresse. Pour conserver la vie, le Seigneur
Bodbozzle abandonna six fiefs au coeur d'Ambroy ainsi qu'un yacht
spatial. Le couple heureux, financièrement indépendant et hors des
listes, bondit joyeusement au loin pour voyager, pendant que le
Seigneur Bodbozzle pansait ses blessures.
L'éclairage de la salle répandit une lumière inégale,
signalant l'entracte ; Ghyl se tourna vers son père, espérant mais
n'attendant pas de commentaire. Amiante avait tendance à garder
ses opinions secrètes. Même à l'âge de sept ans, Ghyl sentait quelque
chose de non-orthodoxe, presque d'illicite dans les jugements de
son père. Amiante était un homme fort, aux mouvements lents suggérant
l'économie et le contrôle plutôt que de la lourdeur. Sa tête était
volumineuse et sombre, son visage aux pommettes larges était pâle,
avec un petit menton, une bouche sensible tordue de façon caractéristique
en un demi-sourire rêveur. Amiante parlait très peu, et d'une voix
douce, bien que Ghyl eût pu le voir, lorsqu'il était stimulé par
quelque incident insignifiant, cracher des mots, les vomissant comme
s'il s'était trouvé sous une pression physique, pour s'arrêter tout
aussi soudainement, peut-être au milieu d'une phrase. Mais à présent
Amiante n'avait rien à dire ; Ghyl pouvait seulement essayer de
deviner quels étaient ses sentiments au sujet de l'infortune du
Seigneur Bodbozzle. Observant l'assistance, Ghyl remarqua deux
Garrions dans une splendide livrée de cuir lavande, écarlate et
noir. Ils se tenaient au fond de la salle, semblables à des hommes,
mais non-humains cependant - hybrides d'insectes, de gargouilles
et de singes immobiles mais sur leurs gardes, leurs yeux protubérants
ne regardant rien, mais observant tout. Ghyl poussa du coude son
père. " Il y a des Garrions ! Des seigneurs assistent au
spectacle de marionnettes ! " Amiante jeta un bref coup
d'oeil par-dessus son épaule. " Des seigneurs, ou leurs enfants.
" Ghyl chercha dans l'assistance. Personne ne ressemblait
au Seigneur Bodbozzle ; personne ne rayonnait de cette effluve d'autorité
et d'indépendance financière, presque visible qui, s'imaginait-il,
devait entourer tous les seigneurs. Il alla pour demander
à son père qui était selon lui le seigneur, puis s'arrêta, sachant
que la seule réponse d'Amiante serait un haussement d'épaules désintéressé.
Ghyl suivit les rangées du regard, visage après visage. Comment
un seigneur, ou son enfant, pouvait-il ne pas se sentir offensé
par la grossière caricature du Seigneur Bodbozzle ? Mais personne
ne semblait troublé... L'intérêt de Ghyl disparut bientôt ; les
Garrions étaient peut-être venus au spectacle par inclination personnelle. L'entracte
devait durer dix minutes ; Ghyl se glissa hors de son siège, et
s'avança pour examiner la scène de plus près. Sur un côté pendait
un abattant de toile ; Ghyl le tira, plongea son regard dans une
pièce latérale où un petit homme vêtu de velours brun était assis,
sirotant lentement une tasse de thé. Le jeune garçon jeta un coup
d'oeil par-dessus son épaule ; Amiante, préoccupé par ses propres
visions internes, ne lui prêtait pas la moindre attention. Ghyl
se baissa sous la toile, s'immobilisa, hésitant, prêt à sauter en
arrière si l'homme vêtu de velours brun tentait de s'emparer de
lui. Pour une raison ou pour une autre, Ghyl avait fini par penser
que les pantins n'étaient autre que des enfants enlevés, fouettés
et battus jusqu'à ce qu'ils jouent la comédie et dansent avec précision
et exactitude ; une idée qui revêtait le spectacle d'une fascination
morbide. Mais l'homme, à l'exception d'un hochement poli de la tête,
ne semblait pas intéressé par sa capture. Rendu plus hardi, Ghyl
fit quelques pas en avant. " Vous êtes le maître des marionnettes
? " - " C'est bien ce que je suis, mon garçon: Holkerwoyd,
le maître des marionnettes, profitant d'une brève pause dans mon
travail. " L'homme était plutôt âgé et noueux.
(1) En français dans le texte.
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