Jack Vance ou le faiseur d'univers
par Jacques Chambon et Jean-Pierre Fontana
(Chronique littéraire du magazine Fiction n°200 et 201 d'août-septembre 1970)

Il était une fois, il y aura bien longtemps..
Tels sont les mots qui viennent immédiatement à l'esprit dès qu'il s'agit d'évoquer l'univers de Jack Vance, monde coloré de poètes et de magiciens, de paladins et de bouffons, monde de mythes et de miracles où le Merveilleux constitue le menu quotidien et les sortilèges l'indispensable piment. Il sera une fois, il y avait bien longtemps... Ainsi pourrait-on situer un univers bi-polaire ou le Temps ne se voit plus imposer cette solution de contimuité qui fait distinguer le passé de l'avenir, où les extrêmes sont appelés à se rencontrer et à se fondre ,ou les parallèles se rejoignent et s'entrelacent .
Preposée à la relation d'une Histoire non-euclidienne, une oeuvre s'élabore actuellement qui n'est pas loin de se situer en marge de la science-fiction car elle en est la démesure. Recréant la chanson de geste pour nos lointains descendants, il y a de nos jours un écrivain nommé Jack Vance...
En octobre 1955 ,paraissait pour la première fois en France la signature de Jack Vance, C'était avec "Une conquête abandonnée" et dans une revue appelée Galaxie qui méprisait à ce point ses lecteurs qu'elle les accablait des plus incroyables coquilles. Pour gagner la cèlébrité dans un tel bêtisier, il fallait une personnalité exceptionnelle et un passé glorieux .Malheureusement, Vance n' avait encore à l'époque ni l'un ni I'autre.Guère reprèsentative de l'auteur que l'on connait maintenant, amusette sur le thème dèjà passablement èculé du contact entre humains et créature cosmique energètique, cette nouvelle manquait singulièrement d'envergure et fut bel et bien abandonnèe à un oubli ou la revue tout entiere aurait mérité d'être entrainèe. Quelques perles extraites de ce premier texte permettront au profane de se faire une idée du sort qui était réservé aux textes exploités .Ainsi pouvait-on lire: " Il rejoigny... le géologiste... du quarts... ". Quant au personnage principal, il se nommait tour à tour" le capitaine Badt » ou « le capitaine Bobt ".Toutes les conditions étaient donc réunies pour que Vance manquât la conquête des amateurs français. Il réapparaissait cependant au sommaire de la revue en avril 1959 avec "La retraite d'Ullward". A ranger parmi les textes de l'ancien Galaxie qui mériteraient une retraduction, cette nouvelle était de taille à susciter le plus grand intérêt.Elle ne pouvait pas pour autant servir de nouveau tremplin à son auteur: Galaxie se décidait dans le même temps à sombrer enfin dans l'abime de son incompétence.
Occultée pour quelques années sitôt ses premiers feux lancés, I'étoile vancéenne se remit à briller en mars 1964 lorsque Fiction, consciente de son existence, publia "Magie Verte".Fantaisie fantasmagorique, rationalisation du merveilleux dans le contexte des sciences occultes, ce récit ne pouvait prendre tout son sens que par rapport à des textes encore non traduits et risquait d'avoir d'autant plus de difficulte à rester dans les mémoires qu'il voisinait au sommaire avec "La Vierge de Fer" de Bram Stoker.Mais il suffit d'en relire la présentation pour se rendre compte que le vent avait tourné en faveur de Vance.Il ne restait qu'à attendre queiques mois pour assister à son avènement dans la nouvelle édition de Galaxie.Dans la même année 1965 paraissaient "Le Prince des Etoiles" et "Les Maîtres des Dragons" tandis que Présence du Futur publiait "Les langages de Pao". Fiction ouvrait un peu plus tard ses pages au cycle de Cugel l'Astucieux. Vance avait gagné la partie.
De 1964 jusqu'à la parution récente d'"Un monde d'azur" dans la collection Ailleurs et Demain et des "Faiseurs de miracles" dans le présent numéro, il ne s'est guère passé d'année sans que nous ayons au moins un texte de Vance à nous mettre sous la dent. Vivifiantes sources de rêves, creusets bouillonnants où se composent des héros de rechange pour les nostalgiques du Northwest Smith de Catherine L. Moore, ils forment maintenant pour nous une oeuvre qui a assez de consistance pour mériter une étude . 

Si "Une conquête abandonnée", le plus ancien texte dont nous disposions, ne révèle pas grand-chose du Jack Vance actuel, on y constate néanmoins une recherche systématique du dépaysement. C'est là une des préoccupations essentielles de Vance et nous la retrouverons tout au long de son oeuvre, à commencer par Les langages de Pao. Comme dans le texte précédemment cité, la Terre est loin, si loin qu'elle devient légendaire. Soit que ses décors réels ou possibles ne l'inspirent guère, soit qu'il ne porte qu'un intérêt médiocre aux problèmes qui s'y posent ou sont susceptibles de s'y poser, Vance ne fera d'ailleurs jamais mention de notre Terre du XX` siècle ou d'un proche avenir, ne situera qu'exceptionnellement ses récits sur une Terre d'un futur éloigné et ne l'évoquera qu'en l'embellissant d'une aura de mystère. C'est donc un écrivain de science-fiction et non d'anticipation qu'annonce Les langages de Pao. Les noms barbares qui lui seront toujours chers y font sonner leurs syllabes rocailleuses. Les plus étranges paysages s'y déploient. Tout contribue à désorienter le lecteur, y compris la composition du récit. Renonçant à suivre un héros d'un bout à l'autre du livre, Vance multiplie les personnages et consacre de nombreux chapitres à plusieurs d'entre eux au point qu'on peut se demander si le protagoniste est Palafox ou Pérasper.
Autre clé permettant d'accéder à une meilleure compréhension de l'ensemble de l'oeuvre : l'apparition de la q religion de la science ". Vance a-t-il été influencé par le Fritz Leiber de A l'aube des ténèbres ? Toujours est-il que le thème exerce sur lui une fascination particulière et qu'à partir des Langages de Pao il fera la différence entre deux catégories d'individus . ceux qui savent... et les autres. Les premiers sont ici les gens de Breakness. ils se présent comme une sorte de super-savants et d'incroyables surhommes, du moins pour le commun des mortels. Représentant de cette deuxième catégorie à qui la science de Breakness reste totalement inaccessible, Bustamonte s'exclame . " Vous, un sorcier de l'institut de Breakness I Où sont vos appareils, vos trucs infaillibles ?... ". Et d'ailleurs Béran Pérasper constatera que u ce Palafox-là était grand comme un démon de feu, magnifique d'énergie contenue. Un Sorcier, un Sorcier de Breakness ! ".
L'abîme étant creusé entre les savants et les non-savants, la connaissance va en effet s'entourer de mystère au point de devenir magie. On respectera le " sorcier s dans la crainte de représailles. Une religion sera née. Ses prêtres auront pour évangiles les techniques nouvelles et, moines itinérants, iront porter au loin le message de leur grandeur en officiant à coups de flamboyantes démonstrations et d'imparables exorcismes. Type de ces privilégiés à la fois super-savants et super-mages
Palafox, Personnage splendide et quasi divin, il est tellement puissant qu'il en devient fou. C'est un nouveau Lucifer à l'école duquel semblent s'être mis les faiseurs de miracles qui donnent leur nom à la novelette parue aux U.S.A. la même année que Pao dans Astounding ; il préfigure aussi les Princes-Démons du cycle de Gersen comme le lucounu de celui de Cugel et pourrait bien être un des ancêtres du dernier château, Si la science de Breakness est devenue tellement effrayante qu'elle rejoint la magie, la magie dont usent les personnages de certains de ces récits sera une science inconcevable et oubliée. Science magique, magie scientifique... Dans l'univers non-euclidien de Jack Vance, les domaines antinomiques se réconcilient aussi implacablement que le passé et l'avenir.
Les langages de Pao révèle aussi l'intérêt que porte Vance à la description sociologique, et en particulier son souci d'accorder les structures sociales à la nature du sol et du climat. Mais, comme il ne se veut pas le Montesquieu de la science-fiction, cette harmonisation obéit à des impératifs où la poésie a autant de part que la raison. Ainsi la société ultra-intellectuelle de Breakness vit à haute altitude dans ce qui semble une sévère cité monacale : La croûte devint une petite cité accrochée au flanc de la montagne. Les bâtiments étaient bas, faits de roche coulée, avec des toits d'un brun roussâtre; certains, reliés les uns aux autres, surplombaient l'abime comme une chaîne. L'effet était sinistre, mais pas imposant le moins du monde." Cette austérité se retrouve dans les écoles des cogitants qui occupent Nonamand, "l'île sauvage de l'hémisphère sud ". Quant aux cantonnements de ceux que l'on pourrait appeler les Myrmidons de Pao, ils sont implantés en Shraimand, région "inondée de soleil " et par conséquent favorable aux exercices sportifs.
Enfin Pao nous fait faire connaissance avec les " transformés ", ébauche des fameux Dragons.Ils nous permettront d'effleurer les problèmes linguistiques qui constituent le point de départ du livre - et en même temps une autre préoccupation de Vance - puisque la métamorphose se situe ici non seulement sur le plan physique mais aussi sur celui de l'esprit par le biais du langage. Certes Vance n'innove pas en utilisant cette idée de 1a linguistique moderne que les signes composant un langage entretiennent des rapports étroits avec un certain nombre de structures sociales, intellectuelles, psychologiques, morales, et qu'il suffit d'agir sur un système pour influer sur l'autre. Orwell, Van Vogt et Heinlein l'ont précédé sur cette voie. Mais rares sont ceux qui ont poussé l'extrapolation au point de nous faire assister concrètement à la transformation de sociétés entières par un remaniement méthodique de la langue. Ainsi obtiendra-t-on un peuple guerrier en lui forgeant une langue dure, gutturale, ne contenant presque aucun terme abstrait. D'autre part et encore une fois, Vance exploite les conséquences de la linguistique saussurienne en poète plutôt qu'en philosophe. Les langages et les moyens de communication qu'il invente ne débauchent qu'accessoirement sur une problématique ; comme le montrera bien Un monde d'azur, ils contribuent surtout à la cohérence et au pittoresque des milieux décrits. S'il donne l'impression d'avoir assimilé quelques-unes de leurs idées, Vance ne se prétend pas plus le Levi-Strauss ou le Michel Foucault de la science-fiction qu'il ne s'en est prétendu le Montesquieu,
Pao représente donc une étape essentielle. Vance commence à y pratiquer une création totale qui le conduira à rompre de plus en plus avec la science-fiction traditionnelle pour nous entrainer vers l'épopée atemporelle et la fantasy.Les mirages et l'artifice remplaceront progressivement le réel. Tel est le message des Faiseurs de miracles et des neutraloïdes de Pao, si fiers de leur nouvelle forme que l'un d'eux répond à la proposition de Palafox de lui rendre son apparence humaine :
"  Je suis supérieur à un homme, supérieur à quatre hommes... pourquoi souhaiterais-je devenir faible ? " Tel est le thème de base de Le retraite d'Ullward .L'histoire qui nous y est contée ne se situe sur la Terre que pour confirmer ce que nous disions plus haut de la "  terraphobie "  de Vance.Elle nous présente une planète surpeuplée. I1 n'y a de place pour l'homme que dans de formidables constructions de béton, loin de la lumière et de la nature. On songe un instant aux Cavernes d'acier d'lsaac Asimov et à la Trantor de sa trilogie Fondation, mais la ressemblance s'arrête dés que Vance nous entraîne vers le problème que soulève la perte de tout contact avec la faune et la flore. Pour 1e résoudre, chaque individu essaie de recréer chez lui l'espace dont il manque et dont il rêve : prairies; montagnes, étangs, couchers de soleil sur l'océan... Et il s'extasie comme un enfant devant ses dérisoires réalisations : "  Quelle illusion de distance ! s'émerveilla Raveline. On. se croirait presque... - J'ai pas mal d'espace, dit fièrement Ullward. Presque trois cents mètres carrés. " Peu à peu, le factice se révèle plus séduisant que le vrai. Ullward, devenu propriétaire d'une moitié de planète vierge, finit par trouver le paysage banal, conventionnel. Il lui faut revenir aux décors d'illusion. Bien sûr, il ne faudrait pas aller jusqu'à confondre Ullward et Vance. En reprochant à la légendaire planète où elle est née de n'être " qu'un mythe animé, un diorama aux tableaux archaïques ",la belle Alusz Iphigenia de La Machine à Tuer aura une attitude exactement inverse. Vance partage cependant avec son personnage le besoin du rêve et se fera le chantre des mirages d'une façon qui lui est personnelle. Car jamais cette orientation ne le mènera à une méditation à la Dick sur les frontières et la spécificité de l'illusion et de la réalité. L'illusion est cultivée pour elle-même. Seuls comptent ses chatoiements. Si, comme nous le verrons, il en esquissera une problématique, ce ne sera que de façon sous-jacente. Vance s'apparente à un prestidigitateur et, comme Ullward, s'émerveille trop de ses artifices pour élaborer leur métaphysique.
De l'illusion au déguisement et au masque, il n'y a qu'un pas. Vance le franchit avec Le Papillon de Lune. Suite logique des recherches amorcées dans Ullward et Pao, cette nouvelle est prétexte à l'étude d'une civilisation ou l'expression figurée tend à constituer, l'essentiel du langage. Inutile désormais de décliner ses nom, prénoms, titres et qualités. Le visage s'abrite sous un masque qui symbolise ce qu'un individu est censé représenter et donne lieu, du même coup, à bien des hypocrisies. Le courant suivi reste donc celui du planet-opera et confirme les goûts de Vance pour une science-fiction sociologique fondée sur les problèmes du langage, mais il s'enrichit de nouveaux affluents. Dans la mesure où la société imaginée ici multiplie la difficulté d'une identification authentique, elle va exiger une étude psychologique plus fouillée et offrir un contexte piquant à un petit roman policier. De fait, Le Papillon de Lune pourrait passer pour une "  detective story "  digne d'Agathe Christie ou de John Dickson Carr. En dehors du cadre et des ingrédients qui font cataloguer ce texte dans la science-fiction, l'histoire se résume dans la découverte d'un coupable par un enquêteur. Elle met en scène quatre personnages : le héros et trois suspects, le premier devant déterminer parmi les seconds celui qu'il lui faut arrêter. Y a-t-il 1à une influence des textes où Asimov mêle science-fiction et policier ? Sans doute Vance les a-t-il lus, mais cette nouvelle tendance de son oeuvre s'y intègre avec trop de naturel pour qu'il n'ait pas essentiellement obéi à une démarche personnelle. Comme nous allons le voir dans les romans du cycie de Kirth Gersen, la situation du Papillon de Lune se retrouvera à plusieurs reprises et toujours dans un milieu où il sera de mode de se maquiller et d'avoir plusieurs identités.
 Entrepris au moment où on a l'impression que Vance se cherche encore un peu, le cycle de Gersen contient bon nombre d'éléments propres au space-opera . La Terre a essaimé depuis longtemps dans les étoiles. L'univers habité se sépare en deux parties : l'Oecuméne, empire galactique contrôlé par les autorités humaines, et l'Au-Delà, domaine quasi inexploré où sévissent crapules et pirates. La protection de l'Oecumène est assurée par la Compagnie de Coordination de Police Intermondiale qui est officiellement "  un organisme indépendant chargé de fournir aux différentes polices de l'Ecumène les services de ses agents spécialisés, de son fichier central et de ses laboratoires de criminologie " , mais en pratique "  une agence supragouvernementale capable, 1e cas échéant, de se substituer au Pouvoir légal ". Et, bien sûr, le héros appartient à cette compagnie. Cependant, comme le montre précisément ce personnage, Vance développe une technique de l'amalgame entreprise avec des textes comme Les faiseurs de miracles ou Les Maitres des Dragons. Kirth Gersen possède la panoplie habituelle des super-James Bond à la Dominic Flandry et connait parfaitement les techniques du combat singulier. Son art de la déduction est digne d'Hercule Poirot et, joint à un solide esprit de décision, il sera son plus sûr atout pour mettre en échec ces avatars de Palafox que sont les Princes-Démons. Enfin, il n'exerce pas son métier en fonctionnaire ou en mercenaire. Seul rescapé avec son grand-père d'un massacre perpétré par la coalition des cinq Princes-Démons alors qu'il avait neuf ans, Kirth Gersen est animé par l'irréductible volonté de venger des centaines de victimes. C'est donc aussi un justicier, et il aura de plus en plus tendance à incarner tout simplement le Bien affrontant le Mal, Un chevalier d' "  heroïc fantasy " s'installe en filigrane, que viendront profiler des problèmes psychologiques assez caractéristiques. Sans atteindre à la tragique majesté d'Elric le Nécromancien, Kirth Gersen souffrira en particulier d'une mélancolie assez proche de celle du personnage de Moorcock. On lit en effet dans La Machine à tuer : "  II se prit à méditer sur les caprices du destin qui avait fait de lui - lugubrement, il choisit son terme - un monamaniaque. Qu'arriverait-il si, par un exceptionnel et fantastique concours de circonstances, il réussissait à faire payer de leur vie le massacre de Mount Pleasant aux cinq Princes-Démons... que se passerait-il alors ?.., Le rôle de justicier serait-il à ce point ancré dans sa nature que plus jamais il ne pourrait renoncer, plus jamais il ne pourrait rencontrer un méchant sans vouloir l'exécuter à tout prix ? La chose n'était que trop possible. Et malheureusement, une telle réaction ne découlerait pas de l'indignation légitime d'un sens moral outragé, mais d'un réflexe automatique, sans passion. Et l'unique satisfaction qu'il en retirerait équivaudrait à l'accomplissement d'un besoin physique mineur, tel que l'acte d'éructer ou de se gratter . "
Dans Le Prince des Etoiles, premier volet de ce qui est pour l'instant une trilogie, Kirth Gersen entre en lutte contre Grendel le Monstre. Comme nul ne connait ce triste sire, Gersen doit d'abord en combattre les représentants. Après avoir éliminé Hildemar Dasce, le plus pittoresque d'entre eux, il a à résoudre un problème qui rappelle celui du Papillon de Lune. Trois individus sont susceptibles d'être Grendel, et ce n'est que dans les dernières pages que Gersen dénouera l'énigme. La trame du récit est donc très simple et, à dire vrai, manque un peu d'épaisseur. Peutêtre Vance l'a-t-il composé trop vite. Peut-être ne discernait-il pas encore toutes les implications de son sujet. Associés au solide métier qu'il a désormais acquis, ses dons de visionnaire lui permettent néanmoins de pallier cette faiblesse. Chaque chapitre est précédé de notes, d'articles et d'extraits de pseudo-ouvrages qui ont pour but de composer un tableau sociologique des planètes où se déroule l'action et d'expliquer la psychologie des Princes-Démons. Sans s'alourdir pour autant dans son développement, l'histoire s'en trouve étoffée et se complique au point d'obliger le lecteur à une gymnastique cérébrale qui ne le rend que plus sensible à la démonstration finale. I1 faudrait encore souligner avec quelle précision Vance campe ses paysages et ses personnages, mais le but de cette étude n'est pas tant de disséquer le produit d'une écriture que d'en découvrir les motivations. Le monde de Vance est une fresque dont il importe surtout de voir comment s'assemblent les éléments.
La Machine â Tuer, deuxième volet des aventures de Gersen, a été assez récemment publié en volume dans la collection "  Galaxie-Bis ", comme la plupart des titres de cette collection, il n'a pas eu l'honneur d'une critique et c'est bien dommage. Chaque chapitre s'ouvre encore sur des notes destinées à préciser la toile de fond, mais l'histoire est beaucoup plus buissonnante que dans Le Prince des Étoiles- Elle se découpe en trois parties, dans la première, la route de Gersen croise celle de Kokor Hekkus, le Prince-Démon " le plus énigmatique, le plus fantastique et inaccessible de  tous " , et notre détective galactique doit déterminer quel fil conducteur le mènera à son ennemi juré. La piste se révèle particuliérement difficile à suivre. Gersen doit en particulier s'interroger sur le sens d'une tractation effectuée pour le compte de Kokor Hekkus, découvrir le motif qui pousse celui-ci à kidnapper certaines personnalités de l'Oecuméne et comprendre le rôle que peut jouer dans tout cela la légendaire planète Thamber et ses kourgarous. La seconde partie commence avec le kidnapping de Gersen. Le voici prisonnier d'Interéchanges, organisation privée qui sert d'intermédiaire entre kidnappeurs et partie adverse et dont le caractére scandaleux ne l'empêche pas d'être "  tolérée comme un moindre mal " . Utilisant des éléments présentés incidemment au début du récit, Gersen réussit à se tirer d'une situation apparemment inextricable tout en réalisant une opération financière digne d'un finale - car Vance est assez fécond en idées pour les gaspiller. La dernière partie nous plonge en pleine "  heroïc fantasy " . L'action se transporte sur Thamber, planète d'aspect médiéval occupée par des seigneurs et des barbares comme les Tadousko-Oï, Toute la hiérarchie de la féodalité y est représentée On y assiste à quelques bagarres épiques où les monstres ne sont pas absents. Et c'est la mise à mort de Kokor Hekkus après bien des difficultés d'identification.
Le progrès est net par rapport au roman précédent. Les nombreux éléments de l'exposition sont noués avec un art qu'on ne saurait mettre en défaut. Vance y multiplie les trouvailles et les détails pittoresques sans perdre de vue le fil de son histoire. Le reste de l'action échappe à toute linéarité. Si le but de la quête de Gersen reste la mort du Prince-Démon, elle se trouve sans cesse déviée par quelque intrigue secondaire ou quelque événement, que ce soit la libération des enfants d'une haute personnalité à lnteréchanges, la fabrication d'un dragon mécanique ou le différend qui s'élève entre Gersen et le chef d'une armée de Tadousko-Oï. Dautre part, Kokor Hekkus est le Prince-Démon le mieux imaginé. C'est aussi le plus retors en raison des motifs puissants qui le déterminent ici : la conquête de l'immortalité et celle de la douce Alusz Iphigenia Eperje-Tokay de Draszane - grands dieux, quel nom 1 , personnage d'autant plus attachant que l'oeuvre de Vance présente cet autre point commun avec nos vieilles chansons de geste que l'élément féminin y est rare ou accessoire. Kirth Gersen - et Varice avec lui
doit donc déployer le meilleur de son imagination pour contrecarrer les Projets du Prince-Démon, et nous le croyons souvent pris à ses propres pièges. Enfin, l' " heroic fantasy " vient ajouter une autre dimension à un ouvrage déjà haut en couleur.
Voilà donc un roman tout à la fois sociologique, psychologique, bâti autour d'une trame policière, se déroulant comme un space-opera et s'achevant à la façon d'une épopée du Moyen Age. Nous y voyons clairement définiela formule qui a toujours tenté Vance. Comme le Hugo de la préface de Cromwell,il pratique le mélange de genres jusque-là différents sinon contradictoires.
Et, pour reprendre  l'expression dumême Hugo à propos du drame romantique, la science-fiction devient avec lui "  la poésie complète " . Avec La Machine à Tuer, la combinaison manque
encore d'homogénéité. Un chimiste comparerait ce livre à un alliage dont il serait facile de calculer le pourcentage des divers corps constitutifs.Nous devinons cependant que se préparent des composés nouveaux dont les  éléments auront parfaitement fusionné.
Nous insisterons moins sur Le Palais de l'Amour (paru dans Galaxie) qui met Kirth Gersen aux prises avec Viole Faluche, le Prince-Démon aux "  raffinement: sybarites " , Comme les roman: précédents, celui-ci se découpe en trois parties. L'action se passe- sur plusieurs planètes dont la Terre .--- une Terre au demeurant fort étrange et qui semble se ressentir d'une sorte de rancoeur de la part de Vance, puisqu'il en fait un monde assez pervers. Enfin, après avoir au affaire à un comparse, Kirth Gersen doit encore identifier son adversaire entre trois suspects -- car  il serait aussi décevant que les choses se passent autrement qu'il serait impensable de voir Hercule Poirot poursuivre les gangsters en Chevrolet ou Sherlock Holmes se passer de son rituel " elementary " , On remarque cependant que les chapitres ne s'ouvrent plus sur des documents imaginaires comme dans Le Prince des Étoiles et La Machine à Tuer. Nous tenons de Michel Demuth que le faute en incombe à l'éditeur américain de Galaxie, qui les avait supprimés pour la version parue en magazine. Cette lacune est un peu regrettable  pour l'unité de la série mais non point dramatique. De toute façon, l'orientalisme baroque auquel Vance se livre ici se passe fort bien du procédé, L'intérêt essentiel du Palais de l'Amour réside en effet dans l'orchestration du thème cher à Vance de la  préférence de l'artificiel sur le naturel. Pour les Princes-Démons et leurs complices, le réel semble n'être qu'une pâte à modeler selon leur bon plaisir.
Sur la planète Grabhorne, Grendel le Monstre crée "  une société correspondant à sa propre définition " ; le Beau Dasce doit son surnom à son " nez coupé pour former un double bec cartilagineux " et à ses " paupières sectionnées et retirées " ; Kokor Hekkus se fait  construire de monstrueux jouets pour mettre en pratique sa théorie de la terreur ; le génie créateur de Viole Falushe trouve son accomplissement dans cette société du "  faux "  temple de la  " fausse " béatitude que constitue son Palais de l'Amour. Conçus vers la même époque qu'eux, les Princes-Démons de Vance font songer aux quasi-dieux mis en scène par Farmer dans la trilogie dont Galaxie-Bis  a entrepris la publication. S'ils n'ont pas la puissance des héros de Farmer, ils partagent avec eux une mégalomanie qui fait à la fois leur grandeur et leur misère. Leur grandeur parce que rien ne semble pouvoir s'opposer à leur fantaisie. Leur misère parce que leurs créations ne les renvoient qu'à leurs obsessions comme le prouve Kokor Hekkus qui n'est passé maitre dans l'art de la terreur et de la tuerie que pour avoir toujours été lui-même en butte à la peur de la mort. Par ailleurs, le propre de l'illusion est de se dégonfler à plus ou moins longue échéance. D'ou la nécessité pour les Princes-Démons de les multiplier sans cesse et,par conséquent, leur aliénation.
La réflexion d'ordre psychologique à laquelle conduit la situation des Princes-Démons, on peut se demander si Vance ne l'a pas faite pour lui -même Il faut reconnaître en effet que le cas de ces personnages est assez proche de celui de l'auteur de science-fiction moderne. comme eux, celui-ci se meut dans l'inventé, l'artificiel et l'illusoire. Il ne s'agit plus d'extrapoler plus au moins avidement à partir de techniques acquises- Il ne s'agit même pas de développer les conséquences de principes scientifiques ou pseudo-scientifiques. Exploitant tout au plus les données de certaines sciences humaines parce qu'elles ont la particularité d'être moins rigides dans leurs méthodes et leurs conclusions, l'auteur de science fiction qui a profité des brèches créées dans les limites du genre par un Leiber, un Smith ou un Farmer subordonne désormais ses postulats à ses délires, n'obéit qu'aux impératifs des lieux et des temps où il situe ses histoires et, comme nous le voyons, peut se livrer à une interrogation latente sur cette démarche, selon une attitude assez caractéristique de la littérature contemporaine. Quant au lecteur, le destin des Princes-Démons pourrait pareillement l'inciter à une méditation féconde sur le sens de son goût pour les mondes rêvés. Dans l'un et l'autre cas, cette évasion dans le mythe pur est-elle un bien ou un mal ? Au moment du cycle de Gersen, Vance donne une réponse ambiguë. Après l'avoir séduite, l'impensable planète Thamber oppresse Alusz Iphigenia et, inversement, l'extravagance cruelle dont font preuve les Princes-Démons et qui les vouent à l'exécration n'entame en rien l'admiration universellement portée à leur génie créateur. De cette incertitude provisoire, deux passages de La Machine à Tuer - décidément ce livre est très riche -sont signicatifs. Il s'agit pour le premier d'un extrait d'un ouvrage supposé défendant les droits de la création et les émotions qu'elle met en jeu contre "  les goûts de l'élite intellectuelle, artificiellement inculqués... spécieux, doctrinaires, fallacieux, perfides, superficiels, stériles, éclectiques et creux " : cet extrait est suivi d'une série d'opinions supposées extrêmement défavorables à l'ouvrage. Il s'agit pour le second de l'oraison funèbre que Gersen accorde à Kokor Hekkus : "  Son imagination fut à la fois un don et une malédiction. Une vie ne lui suffisait pas.Il lui fallait boire à chaque source, connaître de multiples expériences, vivre aux extrêmes. Dans Thamber, il avait trouvé un monde à sa mesure. Sous ses différentes incarnations, il avait créé sa propre épopée. Lorsqu'il en avait assez de Thamber, il retournait dans l'univers des hommes, moins malléable peut-être mais aussi passionnant. A la fin, il a péri. "
 Quoi qu'il en soit, et comme nous avons eu déjà l'occasion de le constater, Vance jouit d'un tempérament moins spéculatif que poétique. Comme si la réponse au problème posé plus ou moins implicitement par l'oeuvre appartenait à l'oeuvre elle-même, il va continuer de créer. Et c'est l'achèvement du cycle de Cugel l'Astucieux, une de ses productions les plus attachantes.
Reprenant le cadre de The dying Earth, ce cycle a été mené parallèlement à celui de Gersen à partir de La Machine à Tuer et bouclé en cinq nouvelles dont les titres "  magiques "  ne sont sans doute pas sortis de la mémoire des lecteurs de Fiction : Le monde supérieur, Les montagnes de Magnatz, Pharesme le sorcier, Les pèlerins, Le castel d'lucounu.
En donner une idée revient à résumer l' "  heroïc fantasy " . Comme le dit incidemment Gérard Klein dans une belle chronique consacrée à Philip José Farmer ( Voir fiction n° 174,175). qui a, nous nous en sommes rendu compte, quelques points communs avec Vance -. " l'action se déroule dans un avenir si lointain que la science n'a plus aucun rapport avec la hêtre et présente toutes les apparences de la magie " . Vance se laisse d'ailleurs à ce point " enfermer dans son système d'allusions à la sorcellerie "  que les aventures de Cugel pourraient tout aussi bien appartenir au passé ou à un de ces moyen-âges parallèles familiers à l' " heroïc fantasy " . II n'importe que de jongler avec les éléments traditionnels du genre, et Vance s'en donne à coeur joie. Il multiplie les paysages inattendus. Il fait rebondir son récit à coups de dieux et de démons baroques. Il invente des créatures aussi curieuses que le Firx d'Achernar enraciné dans le foie de Cugel ou le géant Magnatz qui garde la cité de Vull. Quant au héros, il est accablé par un sort qui le pousse à accomplir certaine tâche, à l'exemple de l'Héraklès de la mythologie grecque. Car l' " heroic fantasy "semble vouloir pour règle que son paladin soit le jouet de puissances suprêmes. A côté de celui d'Hérakles, les mythes d'Oedipe ou de Thésée se voient curieusement renouvelés; Ulysse reprend du service pour découvrir d'autres mystérieux rivages peuplés par d'autres terrifiantes Circé. Il n'est donc pas besoin d'être grand clerc pour voir d'où surgissent ces décors, ces montres, ces personnages. Spécialiste des syncrétismes littéraires, Vance appelle à la rescousse Homére et Rabelais, et Perrault, et C.L. Moore, et Robert Howard...Et dans la cuisine de son imagination, tout cela a pris des couleurs et un fumet qui n'appartiennent qu'à lui.
Quoique le thème général emprunte au tragique, celui-ci est perpétuellement gommé par le sourire. S'inscrivant dans une conception de type plutôt oriental, la magie donne lieu à des enchantements où l'humour tient autant de place que la méchanceté, et de toute façon la personnalité du héros empêche le ton d'atteindre à une quelconque gravité. Cugel est proche de Till Eulenspiegel dont il semble avoir hérité l'habileté, la perversité, mais aussi la témérité. Vance ne lui épargne guère de vicissitude qui ne soit assez cocasse. Ce Cugel outrancier, voleur, menteur, bagarreur, mais au fond bien sympathique doit recueillir un juste prix de ses innombrables incartades, Car, s'il est assez astucieux pour se sortir des farces dont il est l'objet, il ne l'est guère pour les éviter. Vance a donc su trouver sa place entre un Sprague de Camp et un Michael Moorcock. Aussi éloigné de la grosse paillardise du Jorian du Coffre d'Arien - récemment sorti dans la collection " Présence du Futur " --. que du bain d'épouvante et de ténèbres où nous entraîne Elric le Nécromancien, Cugel illustre une sorte de fatalisme bonhomme à la Figaro.
A ce point d'une carrière qui a su trouver sa pleine mesure à l'intérieur de ses limites, il apparaît que loeuvre de Vance obéit à un double mouvement. Le premier est d'affranchissement à l'égard de toutes les contraintes d'une science-fiction mécaniste et mécanisée. Vance est de ceux qui ne s'embarrassent plus d'aventuriers en scaphandre et de techniques sans doute pittoresques mais terriblement obtuses sinon apoétiques. Plus n'est besoin de chercher frénétiquement à concevoir quelque créature extra-terrestre à la psychologie douteuse. En libérant ses visions les plus folles et en les légitimant par le biais de magies inconcevables, Vance instaure d'incroyables systèmes tout en les rendant parfaitement cohérents. Son tempérament épique veut des châteaux, des chevaliers, des dragons. Qu'à cela ne tienne. Ses sociétés décadentes d'un avenir si lointain qu'il rejoint le passé dans le même abîme les lui permettront. Et en ce qui concerne le lieu des affrontements qu'il se plait à imaginer, ce pourra être une Terre d'Autrefois, de Plus Tard ou de Jamais, d'autres mondes de Nulle Part et de N'importe Ou. Le deuxième mouvement est d'annexion. Vance fait son miel de tous les surgeons de la science-fiction. II n'est guère de texte, fût-il aussi dérisoirement mineur que La planète de Sulwen, qui ne le montre. La différence provient de l'importance des dosages. Si  Vance est attiré par la sociologie, il produira Les langages de Pao. Si l' heroïc fantasy  prend le dessus, nous aurons droit aux Maitres des Dragons et à leurs époustouflantes batailles. Si une ouverture est pratiquée à l'inspiration policière, ce sera Le Papillon de Lune ou même Le dernier château, dont la chute est le résultat d'une habile mise en scène offrant une seule et inattendue solution. Ainsi pourrait-on définir Vance comme un authentique baroque, mais déjouant encore toute tentative de classification, le cycle de Cugel et surtout Un monde d'azur semblent manifester une tendance vers l'autonomie des genres. Sans renoncer pour autant à ce qui fait le charme de l'oeuvre vancéenne, ce dernier roman témoigne même d'un assagissement et d'une rigueur tout classiques. Vance cherche à y exprimer autre chose que des rées colorés. II passe de la Légende à la Fable.

Un monde d'azur a ceci de commun avec les autres ouvrages de Vance qu'Il nous entraîne dans un univers hautement improbable. Décor : une planète qui n'est pas sans faire songer à la Perelandra de C. S. Lewis. Un océan la recouvre entièrement où surnagent des archipels formés par les pousses terminales de gigantesques plantes marines. Personnages : les lointains descendants d'un groupe de repris de justice échoués sur ces îles flottantes à la suite d'une fausse manoeuvre du Vaisseau de l'Espace qui les déportait dans quelque colonie pénitentiaire. L'esprit de solidarité développé par les nécessités de l'adaptation ainsi qu'une volonté plus ou moins obscure de ne pas démériter de la chance d'une nouvelle vie ont contribué à la naissance d'une société harmonieuse, répartie en castes. Composées d'abord en fonction du type de truandage dont s'étaient rendus coupables les naufragés du Vaisseau de l'Espace, celles-ci se sont spécialisées et ont évolué de telle façon que leurs noms ont fini par se vider de leur signification : les Filous s'occupent de la pêche, les Déprédateurs contrôlent les travaux de teinturerie, les Contrebandiers préparent les vernis, la construction des arbres à éponges revient aux Canailles, les Bourreurs de Crâne monopolisent les communications, et ainsi de suite pour les Voleurs, les Voyous, les Détourneurs, les Incendiaires et quelques autres. Situation : au bout de la douzième génération, la vie, définitivement organisée, s'écoule dans un bonheur édénique. Quelques monstres marins auxquels les insulaires ont donné le nom de " kragens " pourraient constituer le point noir de ce paradis, mais les Ancêtres se sont assuré la protection du plus gros d'entre eux, le Roi Kragen, en échange d'une sorte de droit de pâture. Certes, le Roi Kragen est un dieu bien vorace et a suscité dans ses prêtres, les Médiateurs, des personnages aussi autoritaires et hautains qu'improductifs. Tout le monde admet pourtant cet état de choses du moment qu'il est un moindre mal poursauvegarder l'universelle tranquillité. L'histoire est archi-simple,elle trouve un moteur tout naturel dans le personnage de Sklar Hast, jeune Bourreur de Crâne dont le tempérament d'homme d'action et l'esprit d'indépendance acceptent mal le joug du Roi Kragen et la tutelle des Médiateurs.
"II n'y a plus que le confort et le bien-être qui nous intéressent. "  Assouvissement, Accommodement, Abandon ", telle pourrait être notre devise " , constate-t-il amèrement. Après s'être débarrassé d'un kragen sans passer par l'intermédiaire du Roi Kragen, il ne propose rien de moins à son ambition que la destruction du monstrueux dieu marin. Sklar Hast et ses compagnons de croisades rencontreront l'opposition des tenants de l'ordre établi, et il faudra une sécession, une guerre où les fidèles du Roi Kragen redécouvriront le fascisme, et bien des vicissitudes avant que chacun puisse se féliciter dans la réconciliation générale r de n'avoir plus i servir le Roi Kragen, ni qui que ce fût de semblable. "
Des hommes et des monstres, des affrontements épiques et des paysages grandioses, de l'aventure plutôt que de la psychologie : nous retrouvons là des éléments caractéristiques de l'inspiration vancéenne. I1 ne leur manque même pas d'être servis par la maîtrise de l'auteur dans l'art de donner consistance et force de conviction à ses visions les plus débridées. Vance fait découler de sa donnée initiale d'un monde exclusivement aquatique et végétal une économie et des techniques d'une remarquable cohérence. II imagine toute une culture fondée sur les Mémoires des naufragés du Vaisseau de l'Espace et les Analectes qui en ont été tirés : de plus en plus idéalisés au cours des générations, les Ancêtres sont devenus de fières victimes " fuyant la persécution de tyrans mégalomanes ", et les dépositaires de toute vérité. I1 opère une nouvelle variation sur le thème de la communication en munissant ses îlots d'un pittoresque système de signalisation lumineuse. Enfin, commedans la plupart de ses grands textes mais de façon beaucoup plus souple, les détails d'ordre sociologique et historique s'intègrent par petites touches à un récit
où l'action est reine. on en jugera par le très beau deuxième chapitre : Sklar Hast et le Maître-Transmetteur Zander Rohan s'affrontent dans un tournoi consistant â transposer le plus rapidement possible des extraits des Mémoires en configurations lumineuses, ce qui permet à Vance de développer son exposition tout en tenant le lecteur sous le charme d'un bien étrange combat. C'est dire qu'Un monde d'azur peut être considéré comme une somme. Les qualités de Jack Vance semblent s'y être réunies pour mieux trouver leur accomplissement. Mais ce n'est là qu'une vue superficielle. Si les coutures qui unissent l' " heroïc fantasy " et la sciencefiction s'effacent pour donner naissance à une oeuvre élégante et mélodieuse, c'est parce qu'elles servent l'une et l'autre l'intention supérieure d'un conte philosophique à la manière du XVlll' siècle.
Dès les premières pages, le Roi Kragen apparaît comme un symbole. Parce que Jack Vance est américain. on est d'abord tenté de voir dans le Pacte établi entre les insulaires et le monstre marin une allusion à la protection dont les gangsters de Chicago faisaient " bénéficier " les commerçants de certains quartiers et à tous les rackets fondés sur ce principe. Mais Vance a eu le bonheur de rester assez imprécis pour qu'il soit possible d'élargir l'interprétation et de pluraliser les lectures. Ainsi, le statut régissant les rapports avec lia Roi Kragen ne peut pas ne pas évoquer l'hypocrisie colonialiste qui a reçu le beau nom de protectorat. Des chefs gaulois consacrés amis du peuple romain à certains sultans nord-africains et - pourquoi pas ? -- au gouvernement de Vichy, le Médiateur Barquan Blasdel et les adorateurs dociles du Roi Kragen représenteraient tous ceux qui se laissent séduire de plus ou moins bonne foi par l'argument classique de toute entreprise impérialiste . nous vous garantissons la sécurité moyennant quelques avantages dont les modalités seront fixées en commun. Quant à Sklar Hast et à ses partisans, ils figurent clairement une humanité devenue assez lucide pour prendre conscience de l'esclavage camouflé qu'implique le système, et déclencher un mouvement de libération tout en se gardant des excès du nationalisme. Un détail qui risque de passer inaperçu souligne et complète le thème. L'occupation de nouveaux îlots par les dissidents ralliés à Sklar Hast ne s'accompagne d'aucune réduction d'autrui, malgré la tentation qu'offre un îlot où vivent des sauvages capables de se procurer le bien précieux entre tous dans ce monde sans connaissance : du métal. II y a là un bel apologue qui est tout à l'honneur de son auteur. Il. ne laisse pourtant pas d'étonner si l'on se souvient que Jack Vance fait partie des écrivains de science-fiction qui ont " la conviction que les Etats-Unis doivent demeurer au Vietnam pour remplir leurs responsabilités envers le peuple de ce pays "(1)
Insincérité ? Marque d'une évolution (2 ) ? Bien que le problème reste posé, il semble plutôt que Vance ait la naïveté de croire que les Américains collaborent à la noble cause d'une guerre d'indépendance.
Récit d'une libération politique, Un monde d'azur est aussi le récit d'une libération religieuse. En faisant profiter le peuple des ilots d'une vie paisible et prospère, le Roi Kragen ne se comporte pas autrement que le dieu de la Bible à l'égard d'Adam et Eve ou le Saturne de la mythologie païenne à l'égard des habitants de l'anclenne Italie. Comme le premier, il s'est réservé des prérogatives auxquelles les hommes ne sauraient avoir part... jusqu'au moment où il se montre trop capricieux et trop exigeant avec les êtres qui sont devenus ses jouets. On ne sait pourquoi - mais pourquoi Dieu a-t-il laissé l'Arbre de Vie à la portée d'Adam ? -il s'abstient un jour de venir débarrasser Sklar Hast du petit kragen qui est en train de saccager son îlot. Pour ce jeune homme déjà enclin à ruer dans les brancards, l'occasion est belle de mordre au fruit défendu. Il. élimine l'Intrus par ses propres moyens et accède du même coup à une vérité essentielle :
" Le Roi Kragen ne veut pas que les hommes se mettent à tuer des kragens par crainte qu'ils n'essaient de la tuer lui aussi " . La suite nous montre comment les réactions du Roi Kragen et ses conséquences obligent les " pécheurs "  à quitter le Jardin d'Eden, mais elle cesse d'être familière dès que les structures du mythe se complètent de leur interprétation : déchéance du dieu, gloire et progrès pour l'humanité.
Exilé, l'homme se voit imposer la terrible loi du travail, mais ce n'est une malédiction qu'en apparence. Arrachées par les difficultés à l'assoupissement où les plongeaient les facilités de l'Age d'Or, son imagination et son ingéniosité vont lui donner les outils qui l'aideront à améliorer ses conditions de vie. Et Vance nous invite à une sorte de grand poème du bricolage. Au diable ces descriptions de mécaniques futuristes auxquelles on ne comprend rien ! Vance se propose de nous émerveiller en nous montrant ce que l'on peut faire d'un os ou d'une branche d'osier, Au départ, l'outil n'est qu'un produit vu un objet naturel dérivé vers une destination inattendue -- par exemple, une feuille translucide rempile d'eau et convenablement disposée donnera une loupe - mais le résultat obtenu conduit à la réalisation d'outils plus perfectionnés qui permettront d'agir de plus en plus efficacement sur 1e milieu naturel. Mieux encore : à force d'être sollicitées par la promotion de nouvelles techniques, les facultés de raisonnement se développent jusqu'à autoriser le maniement des abstractions. C'est ainsi que les Mémoires seront relus à la lumière de l'esprit critique et que la vérité sera faite sur les Ancêtres. On peut donc dire que le passage de l'Age d'Or à l'Age de Fer est décrit par Vance dans une optique typiquement virgilienne, à cette différence prés qu'il ne l'attribue pas à un plan délibéré de la divinité. Le poète latin écrit en effet dans Les Géorgiques :
" Le Père des Dieux lui-même a voulu rendre l'agriculture difficile ; le premier il a fait méthodiquement remuer les terres, en aiguisant par les soucis l'intelligente des mortels, et il n'a pas permis i son empire de s'engourdir dan: une lourde torpeur... Alors on connut la rigidité du fer... Alors parurent les différents arts. Un travail acharné vint i bout de tout, ainsi que le besoin pressant dans une dure condition "  ( 3 ).Il viendra ici à bout de la création d'un nouveau paradis qu'anathématiseront et menaceront aussitôt les zélateurs du Roi Kragen. Le processus n'en est pas moins irréversible. Des moyens ont été conçus de défendre le bonheur reconquis et des ambitions encore plus hautes. L'ère des tabous anesthésiants a pris fin, Les temps sont venus de chasser Dieu du royaume des Hommes ; les temps sont venus de mettre à mort le Roi Kragen.

Ainsi, plus que la somme de l'oeuvre de Vance, cette superbe fable en constltue le mieux venu des compléments. Roman de l'extrême avenir, Un monde d'azur amplifie la quête de Gersen et celle de Cugel en même temps qu'il promet la société de rêve à la recherche de laquelle nous avons vu partir certains héros vancéens. Roman de l'extréme passé, il délaisse les prestiges d'une science que sa complication a parée du masque de la magie pour nous amener aux premières productions de l'outil ; il précise aussi comment l'homme a pu créer et commander des monstres au gré de sa fantaisie en nous rappelant à un temps où i1 lui a fallu lutter contre eux. Roman mythique, il figure quelques étapes cardinales de l'histoire de l'humanité et résume de 1a sorte le passé et l'avenir.
Ce dernier aspect du livre est particulièrement important car il résout un problème que La retraite d'Ullward et surtout le cycle de Gersen s'étaient contentés de poser : à force de s'évader dans des univers créés de toutes pièces par l'imagination à la façon de la " fantasy " , ne risque-t-on pas de céder à l'attrait de l'illusion au point de perdre tout contact avec la réalité ? Et de fait, si Un monde d'azur respire le fabriqué à pleins pores et s'affranchit des exigences traditionnelles du vraisemblable jusqu'à mettre en scène des personnages aux allures de fantoches Barquan Blasdel fait penser à Picrochole - il retrouve la réalité en obéissant à des structures symboliques qui nous renvoient à quelques-unes de nos préoccupations essentielles. C'est là une subtile manière de se bercer des chatoiements de l'imaginaire sans pour autant s'y perdre, et de revenir au monde des hommes sans pour autant s'y engluer. Une rapide comparaison avec Ose, roman de Philip José Farmer qui date de 1965 et précède immédiatement Un monde d'azur dans la collection " Ailleurs et Demain ", permettra de mieux s'en convaincre. Comme Vance, Farmer peint la société qui est sortie d'un groupe de Terriens abandonnés sur une planète étrangère, mais il a tendance à faire passer l'idéologie avant le dépaysement et à chausser ses allusions de gros sabots. Aussi son livre, assez mal ficelé au demeurant, n'arrive t il guère à nous transporter au-delà des Etats-Unis ; tout au plus peut il toucher aux problèmes généraux que soulève toute communauté où voisinent des groupes de races et de mœurs différentes.
Au moment de conclure l'ensemble de cette étude, le parallèle peut être conservé entre Vance et Fermer dans la mesure où ils ont évolué de façon presque inverse. Dès le début de son couvre, Farmer utilise la science-fiction comme une machine de guerre qu'il dresse successivement contre les tabous pesant sur le sexe, les mystifications religieuses, la métaphysique de la mort et les dieux eux-mêmes. Puis, après quelques ouvrages où il poursuit sa thématique dans des décors de plus en plus ahurissants, il se lance dans de vastes sagas qu'anime surtout la joie d'écrire et d'inventer en toute liberté. Vance se consacre d'emblée à la création d'univers délirants. Assez peu en. clin aux contestations lyriques, il se contente de rendre ses rêves plausibles è force de rigueur dans les détails sociologiques et de les faire vibrer du souffle de l'épopée mime s'il abolit pour cela les frontières entre le space-opera, l' "  heroic fantasy " et la science-fiction policière, il excite moins l'intérêt du philosophe que celui du littéraire. II faut attendre Un monde d'azur, et le réseau symbolique de significations politiques, religieuses et morales dont cet ouvrage est porteur, pour le voir aborder les grandes mises en question. Un personnage du livre annonce vers la fin que les descendants du peuple des îlots ont des chances de pouvoir un jour retourner vers la Terre . c'est peut-être ce que va faire Vance, du moins symboliquement. Bien qu'il ne soit plus tout jeune et que sa fécondité comme. sa turbulence soient loin d'égaler celle de Farmer, il faut espérer qu'il nous ramènera d'autres Monde d'azur des nouveaux domaines qu'il a l'air de vouloir explorer.

(1) Voir le En bref du n° 175 de Fiction.
(2) La motion qui a reçu l'approbation de Vance se situe en 1968, deux ans après la publication d'Un monde d'Azur.
(3) Traduction de E. de Saint-Denis, éd. Budé

 


 OEUVRES DE JACK VANCE TRADUITES EN FRANÇAIS (établie en septembre 1970)
1955
Une conquête abandonnée : nouvelle. In Galaxie n° 23, octobre. Titre original : "Winner loses  all ", In Galaxie, décembre 1951.
1959  
La retraite d'Ullward : nouvelle.  In Galaxie n° 65, avril. Titre original : " Ullward's retreat ", in Galaxy, décembre 1958.
1964
Magie verte : nouvelle. In Fiction n° 124, mars. Titre original : Green magic ", in F. & S. F., juin 1963.Traduit par Christine Renard.
1965
Le Prince des Etoiles : roman. In Galaxie n' 10 et 11, février-mars. Titre original : "  The Star King ", in Galaxy, décembre 1963 et février 1964. Traduit par Pierre Billon.
Les langages de Pao : roman. Denoël, collection " Présence du Futur ". Titre original : "The languages of Pao ", 1958. Traduit par Elizabeth Gille.
Les Maîtres des Dragons : novelette. In Galaxie R 14, juin. Titre original : . The Dragon Masters ", in Galaxy, août 1962. Traduit par Michel Deutsch.
1966
Les aventures de Cugel l'Astucieux.
 1 ) La Monde Supérieur : nouvelle.In Fiction n 149, avril. Titre original : "The Overworld ", In F.&S. F., 1965.
 Traduit par Paul Alpérine.
 2) Les montagnes de Magnatz : nouvelle. In Fiction  n° 150, mai. Titre original : . The mountains of Magnatz ", in F. d. S.F., 1965. Traduit pat Paul Alpérine.
 3) Pharesme la Sorcier : nouvelle. In Fiction n 152, juillet. Titre original : a The Sorcerer Pharesm ", in F. & S. F.,1966. Traduit par Paul Alpéririe.
 4 ] Les pèlerins : nouvelle.In Fiction n° 154, septembre. Titre original : The pilgrims ", in F.&S. F.,1966. Traduit par Paul Alpérine.
 5) Le castel d'Iucounu : nouvelle.In Fiction n° 156, novembre. Titre original : "The manse of lucounu ", in F. & S. F., 1966. Traduit par Paul Alpérine.
Le Papillon de Lune : nouvelle. In Galaxie n° 22, février. Titre original : x The Moon Moth ", in Galaxy, août 1961. Traduit par Michel Deutsch.
Le dernier château : novelette. In Galaxie n° 31. novembre. Titre original : " The last castle ", in Galaxy, avril 1966. Traduit par Frank Straschitz.
1967  
Le Palais de l'Amour : roman.  In Galaxie n" 43, 44, 45, novembre, décembre + janvier 1968, Titre original : "The Palace of Love ", in Galaxie, octobre et décembre1966, février 1967.Traduit par Frank Straachitz.
1969
La Machine à Tuer, : roman. In Galaxie-Bis n° 12, novembre. Titre original : " The Killing Machine ", 1964.Traduit par Guy Abadie.
La planète de Sulwen : nouvelle. In Histoires stellaires, fiction Spécial n° 13. Titre original : "Sulwen' s planet ", in The farthest ms", 1968. Traduit par Guy Abadia.
1970
Un monde d'azur : roman. Laffont, collection " Ailleurs et Demain ". Titre original : " The blue world ", 1966. Traduit par Jacqueline Remillet.
Les faiseurs de miracles : novelette. In Fiction n' 200 et 201, aoùt-septembre. Titre original : " The miracle workers ", in Astounding S. F., juillet 1958. Traduit par Marcel Bottin.


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