POSTFACE de Jacques Goimard au roman "Un tour
en Thaery"
DERRIÈRE LE FETICHE LE NEANT Un tour en Thaérie
est l'histoire d'une quête. Sur l'idée qu'il a eue,
Jack Vance aurait facilement pu bâtir un roman policier: rien
n'y manque, du personnage de l' " inspecteur " au chapitre
explicatif final. On sait d'ailleurs que cet auteur a écrit
plusieurs thrillers (dont le superbe Méchant garçon
1) en les signant de son patronyme natif
: John Holbrook Vance. Or il a choisi, pour Thaérie,
de donner libre cours à toute la luxuriance de son imagination.
Les mots, les événements, les choses, tout ruisselle
d'imprévu, tout avance ce par séismes, tout procède
du programme de l'auteur tel qu'il a été défini
par Jacques Chambon : " L'évocation des possibles les
plus déroutants 2. Le contraste est
si total entre l'argument et le traitement qu'on pense â une
question posée par le même Jacques Chambon "
Comment se bercer des chatoiements de l'imaginaire sans pour autant
s'y perdre?3 " Vance a été
sensible au danger, depuis une dizaine d'années surtout,
et certains de ses derniers romans - par exemple Emphyrio - voient
le réel faire retour en plein coeur du rêve. Ce
n'est pas un mince problème qui est soulevé ici. Peut
-on entrer dans le réel â force de s'en éloigner?
Peut -on dire le contraire de ce qu'on a l'air de dire? Peut -on
être ce qu'on n'est pas? Il est clair que Chambon a lu le
Parménide et que, contrairement â tant de critiques
actuels, il n'est pas obnubilé par la surface du texte.
Tant de hardiesse dialectique nous a empli d'une noble émulation.
Parcourir tout l'espace de la logique formelle de l'est à
l'ouest et du oui au non, quelle chevauchée! Transporté
d'une ardeur guerrière, nous nous sommes lancés à
ses trousses à bride abattue. Et quand le moment est arrivé
de relire Thaérie, nous l'avons relu d'un oeil tout nouveau.
Naturellement, il n'est pas question pour nous de plagier Chambon,
et puisque nous sommes sur son terrain, nous nous ferons un point
d'honneur de le parcourir à l'envers. II montre comment le
réel envahit l'imaginaire? Bien, nous ferons voir de quel
bois l'imaginaire flanque le feu au réel. Bataille, monsieur,
bataille! Il faut dire que Thaérie se trouve être
un roman récent (1976) et qu'il a l'air d'avoir été
écrit tout exprès pour les besoins de notre démonstration.
Tant d'ornements et spécialement d'ornements vestimentaires
- ce ne sont que festons, ce ne sont qu'astragales... - font penser
au fétichisme et à l'interprétation qu'en donna
Freud en son temps. Ces parures bariolées sont là
pour figurer non pas quelque chose qui est dans le réel,
mais quelque chose qui manque dans le réel. Ce qui est enrobé
par l'imaginaire - avec quel luxe et quelle extravagance, - c'est
le néant. Et le fétichiste réagit comme le
Jubal de Thaérie : quand Sune lui dit qu'on n'y peut rien,
qu'il faut s'incliner devant le réalité, il répond
que ce n'est pas son genre, qu'il préfère la dénégation,quoi
qu'il en coûte (chapitre IX). On objectera que les fétichistes
sont généralement obsédés par un objet
précis et que Vance, au contraire, est un virtuose des changements
de décor. La diversité, c'est sa drogue. C'est dire
que les colifichets dont il se rehausse lui apparaissent dans leur
futilité à l'instant même où il les produit;
à l'occasion il s'amuse à les enrichir de détails
qui les vraisemblabilisent et en font ressortir l'artifice en renforçant
captieusement leur cohérence, mais cela ne dure pas très
longtemps; bientôt il les abandonne pour en chercher d'autres;
il est condamné à inventer. Bref, c'est un fétichiste
intelligent, qui reconnaît la vanité de son entreprise,
mais un fétichiste tout de même - au moins dans ses
textes, car nous ne portons aucun jugement, cela va sans dire, sur
la vie sexuelle de Mr. Vance. Le titre original du livre - Maske
: Thaery - est à lui seul tout un programme. Une première
lecture nous apprend que Maske est une planète et Thaery
un pays de cette planète; les deux points sont classiques
chez Vance, et connotent l'articulation entre le titre d'une série
(Maske) et celui d'un roman de cette série (Thaery). Mais
une deuxième lecture est fortement sollicitée par
l'auteur, qui ici maquille à peine les mots. Maske se passe
de commentaires; on s'attardera un peu sur Thaery. On sait qu'Edmond
Spenser, un auteur anglais du XVIe siécle, a conquis la gloire
avec un poème intitulé Faerie (en français
: la Reine des fées). Thaery, c'est d'abord la féerie
et les deux points ont pour fonction de poser une équivalence:
les masques - les fétiches - ont pour premier objet de produire
l'émerveillement et le plaisir du texte. Mais la thaérie
est aussi la théorie, c'est-à-dire, en grec, la vision,
le spectacle, la procession (nous soupçonnons Vance de ne
pas ignorer tout à fait le grec) et de là le regard
de l'intellectuel sur les choses, le triomphe sur le monde par les
vastes synthèses et les panoramas totalisants, la certitude
qui ne va pas sans mépris ou à tout le moins sans
mise à distance des choses et des autres. Comment enfin oublier
le théâtre et la théâtralité, un
mot qui dans ce roman sert à clouer au pilori une amoureuse
délaissée (chapitre xx)? II est vrai que la malheureuse
est réduite à la déréliction par le
passage de son amant à un état d'immobilité
totale, ce qui - on ne s'en étonnera pas - déclenche
en elle une crise d'hystérie. En somme, Thaery est un
mot-valise, et nous ne sommes pas sûr de lui avoir pleinement
rendu justice dans notre traduction : Thaérie, qui évacue
nécessairement les résonances anglo-saxonnes. Il est
vrai que Vance ne nous facilite pas la tâche : à peine
a-t-il forcé un fétiche qu'il se précipite
pour en débusquer un autre. Une lecture cursive nous a permis
de pointer une fillette nommée Theodel, dont le nom évoque
-entre autres - la fidélité; et un réformateur
religieux répondant au nom d'Eus Thario, qui évoque
assez nettement l'austérité. II ne faudrait pas
forcer beaucoup la dose pour enrichir notre constellation de plusieurs
dizaines, voire de plusieurs centaines de mots supplémentaires
faisant écho à ce mystérieux nom propre, et
la joie de Vance est justement dans le jeu qu'il joue avec eux à
perte de vue et surtout à perte de conscience : d'où,
bien entendu, la résistance que cet auteur offre aux interprétations
réductrices, et qui aujourd'hui lui vaut d'être mal
reconnu parce qu'il est mal identifié. Inventeur de fétiches
à jet continu, Vance n'est pas parvenu à s'en coller
un sur la figure qui soit assez stabilisé pour satisfaire
le fêtichisme de certains critiques. Il est à l'aise
dans le bal masqué, moins dans le défilé du
14 juillet, Revenons sur les deux points du titre,
et la relation d'équivalence (ou d'inclusion) qu'ils instituent
: derrière le masque, il y a figure changeante - ou si l'on
veut la figure-valise - de la Thaérie. Si on y regardait
de près, on ne verrait rien. Mais veut-on y regarder de près?
Veut-on affronter te non-sens en face? Evidemment non. Pas Jack
Vance (ni les autres en leur totalité, â l'exception
notable des fous). Il aime mieux regarder ailleurs, et croire que
d'autres à sa place verraient du sens - tels ces Waels "
qui regardaient quelque chose que Jubal avait apercevoir d'où
il était m (chapitre XVII). Mieux vaut encore ne rien voir:
s'approcher trop près d'un homme masque, courir le risque
d"avoir les yeux crevés (chap. XIII). La principale
fonction du fétiche n'est pas de montrer, maïs de cacher.
On comprend alors que Maske regorge de masques. L'histoire commence
- au presque - avec un homme qui rabat son chapeau pour dissimuler
son identité; plus tard, c'est une femme qui rabattra son
capuchon; beaucoup de personnages font comme Ramus, qui " se
donne beaucoup de mal pour ne pas être reconnu " (chap.
XIV), comme Naï le Hever, qui se rend inaccessible, ou sa fille,
qui est inabordable et comme absente de l'intérieur de son
propre corps. Ce sont comme il se doit des traîtres qui se
dissimulent dans l'ombre, ou encore des aristocrates on y reviendra
(la hautaine Mieltrude, une fois déguisée en mousse,
est-elle encore reconnaissable pour ses pairs? on se le demande
au chap. XV); mais le héros lui-même ricoche d'identité
en identité, louant une perruque (chap. XII) ou se barbouillant
de boue et de suie pour acquérir une teinte foncée
(chap. XVII). Le note propre n'échappe pas à la
règle : n'est-il pas un masque à sa manière?
Si les grands voyagent " incognito " (chap. IX), Jubal
est un " héros anonyme " (chap. XII) et use d'une
grande variété de pseudonymes, dont le premier au
moins n'a pas été choisi par lui. Il est vrai qu'il
n'est que le second fils: il n'a guère de chances de devenir
le Droad de la maison des Droad comme Naï est le Hever et il
ne pleurera pas les morts de sa famille avec force démonstrations
comme c'est l'usage. Maïs il n'est pas un bâtard comme
Cadmus hors-Droad 4, qui, pour s'emparer du nom
propre et des autres fétiches, n'a d'autre recours que le
meurtre et l'imposture - au terme desquels on n'a jamais trouvé
que l'échec. Bref, Jubal est un personnage de l'entre-deux,
cadet typique voué à occuper le bas bout de la table
et à glaner les miettes : une tâche dont il s'acquitte
avec beaucoup d'acharnement et de conviction. L'identité
ne lui est pas donnée d'avance, il ne l'aura jamais qu'à
titre précaire et restera sujet au doute. Au chapitre XIV
apparaît un personnage sans nom, mais, quand il regarde son
reflet dans une glace, aucun doute ne subsiste : c'est Jubal.
Comment peut fonctionner une société où les
individus ont tant de mal à se situer? Il est précisé
que les masques rendent fous les Djans primitifs (drap. XIII et
que, même chez les Thariotes, il existe des masques de guerre
(drap. XIII ce qui souligne le rapport entre l'agressivité
et l'impuissance à se penser comme sujet, le besoin de détruire
et l'incapacité à se rassembler Pourtant ce manque
est à la base de bien des règles sociales peut-être
fonde-t-il la cohésion de la société. Nous
apprenons que la vérité offense plus que le mensonge
(chap. VI) et que le bon enquêteur est celui qui abandonne
ses recherches plutôt que de se démasquer (chap. IX);
les prosaïques Eisels, hanté par la passion de l'argent,
et les sages Waels, qui communiquent avec l'au-delà, ont
un point commun : ils ne disent jamais la vérité (drap.
XVI). Le problème n'est pas d'être sincère et
intègre, mais de se présenter aux inconnus sur une
musique intitulée Sincère Intégrité
(chap. XI); la liberté elle-même, dans la terminologie
tharïote, est un mot désignant une absence (chap. XII).
Bref, le fétichisme n'est pas une maladie de Vance, c'est
une maladie historique. C'est ici le lieu de se demander si
le réel revient dans Thaérie; nous avons plutôt
l'impression qu'il n'a jamais cessé d'être là,
qu'il a été peinturluré de frais pour devenir
invisible et que tout l'effort de Vance, tout son travail d'écriture,
tout ce par quoi Thaérïe est un livre, a consisté
à le camoufler. Que dire du pays de Thaérie? Dès
le début, Vance abat ses cartes : ses fondateurs furent des
immigrants animés de mobiles religieux. Ils s'enracinèrent
dans une terre toute en longueur au bord de l'océan, séparée
par une chaîne de montagnes de l'arrière-pays où
vivent des primitifs, les.Djans (dont certains, aux premiers temps
de la colonisation, furent utilisés comme perrupteurs dans
les luttes intestines des Thariotes, et dont quelques-uns survivent
encore en Thaérie même, parqués dans des réserves).
Ils formèrent treize États, d'abord indépendants,
puis unifiés, encore que leur projet socio-religieux tende
à reproduire l'idéal des douze tribus d'Israël,
ce qui jette une ombre sur la légitimité métaphysique
du treizième État. Ils furent d'abord paysans, puis
quelques-uns d'entre eux, à l'extrémité nord,
se firent pirates, bientôt marchands. Dans leur port principal,
on voit encore des boutiques vieilles de trois ou quatre cents ans,
ce qui paraît correspondre aux premiers temps de la colonisation
(chap. IV). Le paragraphe qu'on vient de lire n'avait pas d'autre
objet que de décrire la Thaérie; pourtant il s'applique
mot pour mot à l'Amérique du XVIIIe siècle.
L'analogie est évidemment moins poussée dans le détail
(il faut bien rendre à l'imaginaire ce qui revient à
l'imaginaire), mais le nom du port principal, Wysrod, recoupe celui
de New York en quatre lettres et l'on y trouve des familles de magnats
" (chap. III) de consonance plus ou moins hollandaise: Hever
évoque Hoover, Setrevant et Istvant (chap. VII) font penser
à Stuyvesant. Quant à la monnaie, le toldeck, elle
combine le dollar et le kopek avec un clin d'ail secret (comme toujours
chez Vance). Si la Thaérie ressemble tant à l'Amérique,
le livre qui lui est consacré pourrait bien aborder - par
la bande, évidemment quelques-uns des problèmes centraux
qui se sont toujours posés à l'Amérique. Toutes
les sociétés sont xénophobes même les
sages Waels qui proclament: " Tout étranger nous est
à tous une souffrance " (chap. XVII). Toutes les sociétés
ont leurs étrangers de l'intérieur, identifiés
comme tels par la paranoïa ambiante et qui, à ce titre,
ont tôt ou tard le choix entre la mort et la fuite. L'émigration,
nous rappelle-t-on, est une " démarche irréversible
et tragique " (Prologue); elle conduit à une terre où
il n'y a que des immigrants, d'ex-boucs émissaires désireux
d'oublier (et de faire oublier à autrui) le cauchemar passé.
De là l'extrême politesse qui caractérise les
Thariotes comme les Américains, même si Vance y ajoute
une dimension cérémonieuse empruntée au lapon
et qui n'a d'autre effet que de renforcer le fétichisme inhérent
à toute ritualisation; plus généralement les
immigrants font tout au rebours de leur pays d'origine, devenu •
l'exemple de tout ce qu'il fallait éviter " (Prologue);
s'ils ont gardé un complexe d'infériorité,
ils s'en défendent avec beaucoup d'énergie ("Nous
sommes provinciaux, probablement à notre avantage "
chap. VI). Mais le refoulé ne tarde pas à faire
retour, et les Thariotes réinventent les boucs émissaires
: d'abord les Djans. les lndians (• Ils suivent, ils ne conduisent
jamais " chap. XII); puis les Glents trop reconnaissables et
méprisés; enfin les classes sociales défavorisées
(" Le cerveau est un organe remarquable que les échelons
des auxiliaires et autres adjoints n'utilisent jamais au maximum
de sa capacité ", chap. VIII). Ces infortunés
pourrontils au moins reprendre la route? Impossible; la Thaérie
est par définition la patrie des boucs émissaires
et ses propres boucs émissaires n'ont rien à faire
ailleurs. Ailleurs, c'est le hors-monde (il n'a même pas droit
à la majuscule) et " la Loi sur les Influences Étrangères
(...) interdit le retour des émigrants " (chap. I).
On voit assez qu'il y a du politique là-dessous; l'émigration
est un crime, point final. Ainsi la société thaérienne
marginalise certains de ses membres à qui elle ne reconnaît
ni le droit d'être dedans ni celui d'être dehors. Elle
s'est durcie en castes; les grands sont tranquillement installés
dans leurs privilèges et s'opposent à tout changement.
De leur mépris des autres, Vance trace un portrait passablement
méprisant : " Rien de ce qu'on dit ne peut être
pris au pied de la lettre " (chap. III), " Chacun doit
jouer d'une douzaine d'instruments en même temps dans ce magnifique
concert qu'est notre vie contemporaine " (chap. III); "La
complexité ou la pondération (...) ne sont-elles pas
notre première ligne de défense contre les parvenus
de basse caste? " (chap. III); on ne peut pas leur parler:
" reproche, ironie, véhémence sous n'importe
quelle forme étaient également exclues " (chap.
V); on ne peut même pas leur en vouloir de se tromper : "
Ses erreurs lui ont enseigné la sagesse " (chap. VIII).
Une telle société aurait pu être décrite
par Frank Herbert (qui est d'ailleurs un ami de Vance). II y a bien
des lois, mais l'essence du pouvoir appartient à la justice
- comme aux États-Unis - et son caractère procédurier
dissimule mal son arbitraire : la loi est là pour se plier
aux désirs des gens, surtout quand ils sont puissants. Vance
nous en livre quelques exemples de haute graisse (chap. VII).
Cette arthrose du corps social coïncide avec le surpeuplement;
impossible aux jeunes, désormais, de devenir des héros
par les vertus d'autrefois, la volonté, l'énergie,
la droiture, la franchise (chap. II). Ils décrochent à
grand peine un travail mal payé (chap. VI) et constatent
amèrement que leur temps est sans valeur (chap. VII) : "
Je me sens déjà un vieillard " gémit Jubal
(chap. VI), même si Vance introduit là des guillemets
humoristiques pour montrer qu'il ne croit pas tout à fait
ce que lui dit son personnage. Le mal parait général
même si le texte en parle peu, et les promeneurs, à
Wysrod, apparaissent comme " des silhouettes noires, méditant
sur leurs propres affaires " (chap. VI) derrière les
masques, des Narcisse. Ceux qui comme Jubal veulent qu'on "
les laisse épuiser leur rage " (chap. II) semblent être
en bien meilleure santé que les autres, même s'il est
à prévoir que des ennuis les attendent. Où
trouver une porte de sortie? Le livre en suggère plusieurs,
toutes en dehors de la Thaérie. Le voyage de Jubal chez les
Eisels suggère une analogie. Un soleil intense, des palmiers,
des stores, une vie tournée vers la musique, le sexe et la
bonne chère, une économie centrée sur le tourisme,
un art de plumer courtoisement l'hôte de passage, une vocation
pour le commerce des souvenirs et des voitures de sport (pardon
: des yachts spatiaux!), tout fait penser à l'Italie. Jubal
arrive en paquebot après une escale à Frinsse (la
France?); il loge à l'hôtel Gandolfo qui ressemble
à Castelgandolfo et qui d'ailleurs est un " hôtel
à sept sourires ", le plus luxueux de la Galaxie; il
y cherche un certain Ramus qui évoque Rome et qui, sans être
originaire d'Eiselbar, a beaucoup d'affinités avec cette
planète. On sait cependant que l'Italie, pour les Américains,
n'évoque pas seulement le tourisme, mais aussi les Italiens
d'Amérique, et surtout. certains d'entre eux, devenus hautement
mythiques. Certaines salles de jeux mécaniques (chap. X)
évoquent Las Vegas, donc la maffia et la Sicile, que rappelle
d'autre part le nom des habitants : les Eisels. On note leur caractère
grégaire et leur attachement à la famille patriarcale
: " L'enfant né dans une famille eiselienne contracte
une dette de naissance qui doit un jour ou l'autre être remboursée
à ses parents " (chap. IX). Ils sont passionnés
par l'argent : chez eux, " on juge la qualité d'un homme
à sa bourse " (chap. XII) et leur capitale est bâtie
autour d'un • Boulevard des Visions Mercantiques " (chap. XI)
qu'on pourrait dire à la fois mercantiles et extatiques.
Vance précise également qu'ils " ont remplacé
l'artisanat par l'industrie " (chap. XI), ce qui ne cadre guère
avec l'image que nous nous faisons de l'Italie mais assez bien avec
l'évolution de la maffia depuis 1950. Leur aliénation,
moins nouvelle qu'elle n'en a l'air, se résume en une formule
: • La propriété, c'est la vie " (chap. IX).
Leurs méthodes d'industrialisation du tourisme font penser
à Las Vegas certes, mais aussi à Disneyland et à
toute la conception américaine des loisirs programmés.
Eiselbar est une des provinces de l'Amérique idéale,
moins complète que la Thaérie mais aussi ressemblante
quoi qu'en pense Vance. Un vrai fétichiste comme lui ne saurait
être insensible au sens du théâtre qui s'y déploie;
néanmoins il reproche assez clairement aux Eisels d'aliéner
les gens dens leur temps libre, c'est-à-dire dans ce qui
leur reste de liberté, et de standardiser l'art pour le faire
contribuer à cette aliénation. Une évasion
pareille, c'est le bagne. Deuxième voyage, deuxième
porte de sortie: le Wellas. On ne sait trop d'où viennent
les Waels : ils pourraient être issus d'un ancien croisement
de Thariotes et de Djans, mais les deux espèces sont différentes
et tous les accouplements connus sont restés stériles;
certains disent même qu'un croisement d'hommes et d'arbres
est à l'origine de leur existence. On peut penser que ces
mystérieux Waels feront l'objet d'une exploration plus méthodique
dans un prochain roman. En attendant, ils méprisent les biens
de ce monde et passent leur temps à planter les arbres jins
et à danser entre eux. Pourquoi? • Pour proclamer le présent
et en faire la même substance que le naguère "
(chap. XVII)5. Il n'est pas impossible que les
plus avancés acquièrent le pouvoir de se transformer
en arbres et accèdent à une sorte de nirvana : telle
serait la caractéristique de ceux que Vance appelle les Sen,
d'un nom qui fait écho au bouddhisme zen. L'ensemble évoque
la spiritualité asiatique et plus particulièrement
indienne, mais le soussigné n'a pas trouvé de réseau
de correspondances aussi manifeste et aussi dense que pour l'Amérique
et l'Italie. Peut-être aussi une autre province de l'Amérique
idéale, située en Californie du Sud, est-elle plus
particulièrement visée. En tout cas le message est
clair : la sortie par le Wellas n'est pas possible parce que les
Waels ne veulent pas de vous. Ils n'ont que faire de votre agitation
et de vos désirs. Si vous allez les déranger, ils
vous expulsent au plus vite, et si vraiment vous en avez trop fait,
ils vous infligent une apothéose qui est pour vous un supplice.
La troisième sortie, c'est le voyage lui-même. Shrack.
le vieux marin, fait penser à un certain Jack Vance, qui
fut marin avant son mariage. Les marins de Maske font exclusivement
du commerce; chacun vit seul sur son navire, partagé entre
" le sentiment d'être inutile " et la certitude
que " le commerce est profitable " (chap. XV). Sur Maske,
le flot coule toujours dans le même sens et le marin ne peut
que partir : quand il est fatigué de Wysrod, il met cap à
l'ouest et fait le tour du monde. Rien à voir avec la rigidité
de la vie en Thaérie : " La variété est
la situation la plus typique " (chap. XV). Ce programme est
celui même de l'oeuvre de Vance; il n'empêche pas le
voyage de prendre fin, parce que Maske est ronde et qu'au bout du
" Long Océan " l'on retrouve Wysrod. Il y a ainsi
une sorte de stabilité dans l'instable : la vie de mer est
bien une vie et les marins forment une quasi nation -- on les appelle
les Nationaux - qui revendique le monopole de la mer avec la connivence
de la Thaérie. Ces " Nationaux " sont à
la fois au-dedans et en dehors; ils sont peut-être les plus
fermes soutiens d'une vocation impériale à laquelle
nul autre qu'eux n'est attaché. Il y a là aussi un
visage de l'Amérique idéale, bien connu depuis Melville
et familier à Vance. Les marins sont des Nationaux sans nation,
qui promènent leur néant sur un fétiche sans
limites : la mer. Ramus les utilise comme moyen de transport sans
voir que le transport est plus qu'un moyen -disons: que le medium,
c'est le message. Vance lui infligera ce qui est pour lui le châtiment
suprême : l'immobilité (chap. XX). II est vrai qu'on
n'est pas vraiment mobile tant qu'on n'a pas accédé
au mouvement perpétuel en faisant le tour du Long Océan.
Au total, Vance nous fait parcourir une double géographie
imaginaire: celle de la Terre et celle de l'Amérique. En
même temps, il nous promène à travers des possibles
politiques et culturels. Il ne cesse d'approfondir le secret douloureux
qui fait languir l'Amérique. Il est si peu prétentieux
qu'il indique en passant, vers les deux tiers du livre, et pour
n'y plus revenir, ce qui semble être sa solution personnelle.
Mais y a-t-il des solutions personnelles à un problème
historique? Dans ce domaine, nous ressemblons tous à ce Ramus
dont • les désirs outrepassent les capacités • (chap.
XI) parce qu'il désire, en bon fétichiste, faire exister
le néant. La seule vraie solution, c'est encore de rêver
des fétiches et de les écrire. Le premier châtiment
de Ramus, c'est d'être démasqué et de rester
muet (chap. XVIII). Souhaitons que cette position, qui est celle
de la mort, soit épargnée longtemps à Vance.
Quant à ses livres, nous n'avons aucune inquiétude
: ils ne sont pas prés de se taire.
Jacques Goimard.
NOTES 1. traduction française, éditions Pac,
1979. 2. Le Livre d"Or de !a Science-fiction: Jack Vance.
Presses Pocket, 1981, p. 13. 3. Ibid., p. 29. 4.Ce bâtard
se trouve être le cousin d'un généalogiste,
Zochrey Cargus. Chez Vance, l'humour ne perd jamais ses droits -un
humour fondé sur la contradiction, et qui en cela reflète
la position de l'auteur: les généalogies sont toujours
des fétiches de la bâtardise. 5., Cette profession
de foi s'oppose trait pour trait à celle des Thariotes :
" Le passé n'est jamais réel, le cours des événements
se compose dans le présent " (chap. XIII).
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