POSTFACE de Jacques Goimard au roman "Un tour en Thaery"

DERRIÈRE LE FETICHE LE NEANT
Un tour en Thaérie est l'histoire d'une quête. Sur l'idée qu'il a eue, Jack Vance aurait facilement pu bâtir un roman policier: rien n'y manque, du personnage de l' " inspecteur " au chapitre explicatif final. On sait d'ailleurs que cet auteur a écrit plusieurs thrillers (dont le superbe Méchant garçon 1) en  les signant de son patronyme natif : John Holbrook Vance.
Or il a choisi, pour Thaérie, de donner libre cours à toute la luxuriance de son imagination. Les mots, les événements, les choses, tout ruisselle d'imprévu, tout avance ce par séismes, tout procède du programme de l'auteur tel qu'il a été défini par Jacques Chambon : " L'évocation des possibles les plus déroutants 2.
Le contraste est si total entre l'argument et le traitement qu'on pense â une question posée par le même Jacques Chambon
" Comment se bercer des chatoiements de l'imaginaire sans pour autant s'y perdre?3 " Vance a été sensible au danger, depuis une dizaine d'années surtout, et certains de ses derniers romans - par exemple Emphyrio - voient le réel faire retour en plein coeur du rêve.
Ce n'est pas un mince problème qui est soulevé ici. Peut -on entrer dans le réel â force de s'en éloigner? Peut -on dire le contraire de ce qu'on a l'air de dire? Peut -on être ce qu'on n'est pas? Il est clair que Chambon a lu le Parménide et que, contrairement â tant de critiques actuels, il n'est pas obnubilé par la surface du texte.
Tant de hardiesse dialectique nous a empli d'une noble émulation. Parcourir tout l'espace de la logique formelle de l'est à l'ouest et du oui au non, quelle chevauchée! Transporté d'une ardeur guerrière, nous nous sommes lancés à ses trousses à bride abattue. Et quand le moment est arrivé de relire Thaérie, nous l'avons relu d'un oeil tout nouveau.
Naturellement, il n'est pas question pour nous de plagier Chambon, et puisque nous sommes sur son terrain, nous nous ferons un point d'honneur de le parcourir à l'envers. II montre comment le réel envahit l'imaginaire? Bien, nous ferons voir de quel bois l'imaginaire flanque le feu au réel. Bataille, monsieur, bataille!
Il faut dire que Thaérie se trouve être un roman récent (1976) et qu'il a l'air d'avoir été écrit tout exprès pour les besoins de notre démonstration. Tant d'ornements et spécialement d'ornements vestimentaires - ce ne sont que festons, ce ne sont qu'astragales... - font penser au fétichisme et à l'interprétation qu'en donna Freud en son temps. Ces parures bariolées sont là pour figurer non pas quelque chose qui est dans le réel, mais quelque chose qui manque dans le réel. Ce qui est enrobé par l'imaginaire - avec quel luxe et quelle extravagance, - c'est le néant. Et le fétichiste réagit comme le Jubal de Thaérie : quand Sune lui dit qu'on n'y peut rien, qu'il faut s'incliner devant le réalité, il répond que ce n'est pas son genre, qu'il préfère la dénégation,quoi qu'il en coûte (chapitre IX).
On objectera que les fétichistes sont généralement obsédés par un objet précis et que Vance, au contraire, est un virtuose des changements de décor. La diversité, c'est sa drogue. C'est dire que les colifichets dont il se rehausse lui apparaissent dans leur futilité à l'instant même où il les produit; à l'occasion il s'amuse à les enrichir de détails qui les vraisemblabilisent et en font ressortir l'artifice en renforçant captieusement leur cohérence, mais cela ne dure pas très longtemps; bientôt il les abandonne pour en chercher d'autres; il est condamné à inventer. Bref, c'est un fétichiste intelligent, qui reconnaît la vanité de son entreprise, mais un fétichiste tout de même - au moins dans ses textes, car nous ne portons aucun jugement, cela va sans dire, sur la vie sexuelle de Mr. Vance.
Le titre original du livre - Maske : Thaery - est à lui seul tout un programme. Une première lecture nous apprend que Maske est une planète et Thaery un pays de cette planète; les deux points sont classiques chez Vance, et connotent l'articulation entre le titre d'une série (Maske) et celui d'un roman de cette série (Thaery). Mais une deuxième lecture est fortement sollicitée par l'auteur, qui ici maquille à peine les mots. Maske se passe de commentaires; on s'attardera un peu sur Thaery.
On sait qu'Edmond Spenser, un auteur anglais du XVIe siécle, a conquis la gloire avec un poème intitulé Faerie (en français : la Reine des fées). Thaery, c'est d'abord la féerie et les deux points ont pour fonction de poser une équivalence: les masques - les fétiches - ont pour premier objet de produire l'émerveillement et le plaisir du texte. Mais la thaérie est aussi la théorie, c'est-à-dire, en grec, la vision, le spectacle, la procession (nous soupçonnons Vance de ne pas ignorer tout à fait le grec) et de là le regard de l'intellectuel sur les choses, le triomphe sur le monde par les vastes synthèses et les panoramas totalisants, la certitude qui ne va pas sans mépris ou à tout le moins sans mise à distance des choses et des autres. Comment enfin oublier le théâtre et la théâtralité, un mot qui dans ce roman sert à clouer au pilori une amoureuse délaissée (chapitre xx)? II est vrai que la malheureuse est réduite à la déréliction par le passage de son amant à un état d'immobilité totale, ce qui - on ne s'en étonnera pas - déclenche en elle une crise d'hystérie.
En somme, Thaery est un mot-valise, et nous ne sommes pas sûr de lui avoir pleinement rendu justice dans notre traduction : Thaérie, qui évacue nécessairement les résonances anglo-saxonnes. Il est vrai que Vance ne nous facilite pas la tâche : à peine a-t-il forcé un fétiche qu'il se précipite pour en débusquer un autre. Une lecture cursive nous a permis de pointer une fillette nommée Theodel, dont le nom évoque -entre autres - la fidélité; et un réformateur religieux répondant au nom d'Eus Thario, qui évoque assez nettement l'austérité.
II ne faudrait pas forcer beaucoup la dose pour enrichir notre constellation de plusieurs dizaines, voire de plusieurs centaines de mots supplémentaires faisant écho à ce mystérieux nom propre, et la joie de Vance est justement dans le jeu qu'il joue avec eux à perte de vue et surtout à perte de conscience : d'où, bien entendu, la résistance que cet auteur offre aux interprétations réductrices, et qui aujourd'hui lui vaut d'être mal reconnu parce qu'il est mal identifié. Inventeur de fétiches à jet continu, Vance n'est pas parvenu à s'en coller un sur la figure qui soit assez stabilisé pour satisfaire le fêtichisme de certains critiques. Il est à l'aise dans le bal masqué, moins dans le défilé du 14 juillet,
  Revenons sur les deux points du titre, et la relation d'équivalence (ou d'inclusion) qu'ils instituent : derrière le masque, il y a figure changeante - ou si l'on veut la figure-valise - de la Thaérie. Si on y regardait de près, on ne verrait rien. Mais veut-on y regarder de près? Veut-on affronter te non-sens en face? Evidemment non. Pas Jack Vance (ni les autres en leur totalité, â l'exception notable des fous). Il aime mieux regarder ailleurs, et croire que d'autres à sa place verraient du sens - tels ces Waels " qui regardaient quelque chose que Jubal avait apercevoir d'où il était m (chapitre XVII). Mieux vaut encore ne rien voir: s'approcher trop près d'un homme masque, courir le risque d"avoir les yeux crevés (chap. XIII). La principale fonction du fétiche n'est pas de montrer, maïs de cacher.
On comprend alors que Maske regorge de masques. L'histoire commence - au presque - avec un homme qui rabat son chapeau pour dissimuler son identité; plus tard, c'est une femme qui rabattra son capuchon; beaucoup de personnages font comme Ramus, qui " se donne beaucoup de mal pour ne pas être reconnu " (chap. XIV), comme Naï le Hever, qui se rend inaccessible, ou sa fille, qui est inabordable et comme absente de l'intérieur de son propre corps. Ce sont comme il se doit des traîtres qui se dissimulent dans l'ombre, ou encore des aristocrates on y reviendra (la hautaine Mieltrude, une fois déguisée en mousse, est-elle encore reconnaissable pour ses pairs? on se le demande au chap. XV); mais le héros lui-même ricoche d'identité en identité, louant une perruque (chap. XII) ou se barbouillant de boue et de suie pour acquérir une teinte foncée (chap. XVII).
Le note propre n'échappe pas à la règle : n'est-il pas un masque à sa manière? Si les grands voyagent " incognito " (chap. IX), Jubal est un " héros anonyme " (chap. XII) et use d'une grande variété de pseudonymes, dont le premier au moins n'a pas été choisi par lui. Il est vrai qu'il n'est que le second fils: il n'a guère de chances de devenir le Droad de la maison des Droad comme Naï est le Hever et il ne pleurera pas les morts de sa famille avec force démonstrations comme c'est l'usage. Maïs il n'est pas un bâtard comme Cadmus hors-Droad 4, qui, pour s'emparer du nom propre et des autres fétiches, n'a d'autre recours que le meurtre et l'imposture - au terme desquels on n'a jamais trouvé que l'échec. Bref, Jubal est un personnage de l'entre-deux, cadet typique voué à occuper le bas bout de la table et à glaner les miettes : une tâche dont il s'acquitte avec beaucoup d'acharnement et de conviction. L'identité ne lui est pas donnée d'avance, il ne l'aura jamais qu'à titre précaire et restera sujet au doute. Au chapitre XIV apparaît un personnage sans nom, mais, quand il regarde son reflet dans une glace, aucun doute ne subsiste : c'est Jubal.
Comment peut fonctionner une société où les individus ont tant de mal à se situer? Il est précisé que les masques rendent fous les Djans primitifs (drap. XIII et que, même chez les Thariotes, il existe des masques de guerre (drap. XIII ce qui souligne le rapport entre l'agressivité et l'impuissance à se penser comme sujet, le besoin de détruire et l'incapacité à se rassembler Pourtant ce manque est à la base de bien des règles sociales peut-être fonde-t-il la cohésion de la société. Nous apprenons que la vérité offense plus que le mensonge (chap. VI) et que le bon enquêteur est celui qui abandonne ses recherches plutôt que de se démasquer (chap. IX); les prosaïques Eisels, hanté par la passion de l'argent, et les sages Waels, qui communiquent avec l'au-delà, ont un point commun : ils ne disent jamais la vérité (drap. XVI). Le problème n'est pas d'être sincère et intègre, mais de se présenter aux inconnus sur une musique intitulée Sincère Intégrité (chap. XI); la liberté elle-même, dans la terminologie tharïote, est un mot désignant une absence (chap. XII). Bref, le fétichisme n'est pas une maladie de Vance, c'est une maladie historique.
C'est ici le lieu de se demander si le réel revient dans Thaérie; nous avons plutôt l'impression qu'il n'a jamais cessé d'être là, qu'il a été peinturluré de frais pour devenir invisible et que tout l'effort de Vance, tout son travail d'écriture, tout ce par quoi Thaérïe est un livre, a consisté à le camoufler.
Que dire du pays de Thaérie? Dès le début, Vance abat ses cartes : ses fondateurs furent des immigrants animés de mobiles religieux. Ils s'enracinèrent dans une terre toute en longueur au bord de l'océan, séparée par une chaîne de montagnes de l'arrière-pays où vivent des primitifs, les.Djans (dont certains, aux premiers temps de la colonisation, furent utilisés comme perrupteurs dans les luttes intestines des Thariotes, et dont quelques-uns survivent encore en Thaérie même, parqués dans des réserves). Ils formèrent treize États, d'abord indépendants, puis unifiés, encore que leur projet socio-religieux tende à reproduire l'idéal des douze tribus d'Israël, ce qui jette une ombre sur la légitimité métaphysique du treizième État. Ils furent d'abord paysans, puis quelques-uns d'entre eux, à l'extrémité nord, se firent pirates, bientôt marchands. Dans leur port principal, on voit encore des boutiques vieilles de trois ou quatre cents ans, ce qui paraît correspondre aux premiers temps de la colonisation (chap. IV).
Le paragraphe qu'on vient de lire n'avait pas d'autre objet que de décrire la Thaérie; pourtant il s'applique mot pour mot à l'Amérique du XVIIIe siècle. L'analogie est évidemment moins poussée dans le détail (il faut bien rendre à l'imaginaire ce qui revient à l'imaginaire), mais le nom du port principal, Wysrod, recoupe celui de New York en quatre lettres et l'on y trouve des familles de  magnats " (chap. III) de consonance plus ou moins hollandaise: Hever évoque Hoover, Setrevant et Istvant (chap. VII) font penser à Stuyvesant. Quant à la monnaie, le toldeck, elle combine le dollar et le kopek avec un clin d'ail secret (comme toujours chez Vance).
Si la Thaérie ressemble tant à l'Amérique, le livre qui lui est consacré pourrait bien aborder - par la bande, évidemment quelques-uns des problèmes centraux qui se sont toujours posés à l'Amérique. Toutes les sociétés sont xénophobes même les sages Waels qui proclament: " Tout étranger nous est à tous une souffrance " (chap. XVII). Toutes les sociétés ont leurs étrangers de l'intérieur, identifiés comme tels par la paranoïa ambiante et qui, à ce titre, ont tôt ou tard le choix entre la mort et la fuite. L'émigration, nous rappelle-t-on, est une " démarche irréversible et tragique " (Prologue); elle conduit à une terre où il n'y a que des immigrants, d'ex-boucs émissaires désireux d'oublier (et de faire oublier à autrui) le cauchemar passé. De là l'extrême politesse qui caractérise les Thariotes comme les Américains, même si Vance y ajoute une dimension cérémonieuse empruntée au lapon et qui n'a d'autre effet que de renforcer le fétichisme inhérent à toute ritualisation; plus généralement les immigrants font tout au rebours de leur pays d'origine, devenu • l'exemple de tout ce qu'il fallait éviter " (Prologue); s'ils ont gardé un complexe d'infériorité, ils s'en défendent avec beaucoup d'énergie ("Nous sommes provinciaux, probablement à notre avantage " chap. VI).
Mais le refoulé ne tarde pas à faire retour, et les Thariotes réinventent les boucs émissaires : d'abord les Djans. les lndians (• Ils suivent, ils ne conduisent jamais " chap. XII); puis les Glents trop reconnaissables et méprisés; enfin les classes sociales défavorisées (" Le cerveau est un organe remarquable que les échelons des auxiliaires et autres adjoints n'utilisent jamais au maximum de sa capacité ", chap. VIII). Ces infortunés pourrontils au moins reprendre la route? Impossible; la Thaérie est par définition la patrie des boucs émissaires et ses propres boucs émissaires n'ont rien à faire ailleurs. Ailleurs, c'est le hors-monde (il n'a même pas droit à la majuscule) et " la Loi sur les Influences Étrangères (...) interdit le retour des émigrants " (chap. I). On voit assez qu'il y a du politique là-dessous; l'émigration est un crime, point final.
Ainsi la société thaérienne marginalise certains de ses membres à qui elle ne reconnaît ni le droit d'être dedans ni celui d'être dehors. Elle s'est durcie en castes; les grands sont tranquillement installés dans leurs privilèges et s'opposent à tout changement. De leur mépris des autres, Vance trace un portrait passablement méprisant : " Rien de ce qu'on dit ne peut être pris au pied de la lettre " (chap. III), " Chacun doit jouer d'une douzaine d'instruments en même temps dans ce magnifique concert qu'est notre vie contemporaine " (chap. III); "La complexité ou la pondération (...) ne sont-elles pas notre première ligne de défense contre les parvenus de basse caste? " (chap. III); on ne peut pas leur parler: " reproche, ironie, véhémence sous n'importe quelle forme étaient également exclues " (chap. V); on ne peut même pas leur en vouloir de se tromper : " Ses erreurs lui ont enseigné la sagesse " (chap. VIII). Une telle société aurait pu être décrite par Frank Herbert (qui est d'ailleurs un ami de Vance). II y a bien des lois, mais l'essence du pouvoir appartient à la justice - comme aux États-Unis - et son caractère procédurier dissimule mal son arbitraire : la loi est là pour se plier aux désirs des gens, surtout quand ils sont puissants. Vance nous en livre quelques exemples de haute graisse (chap. VII).
Cette arthrose du corps social coïncide avec le surpeuplement; impossible aux jeunes, désormais, de devenir des héros par les vertus d'autrefois, la volonté, l'énergie, la droiture, la franchise (chap. II). Ils décrochent à grand peine un travail mal payé (chap. VI) et constatent amèrement que leur temps est sans valeur (chap. VII) : " Je me sens déjà un vieillard " gémit Jubal (chap. VI), même si Vance introduit là des guillemets humoristiques pour montrer qu'il ne croit pas tout à fait ce que lui dit son personnage. Le mal parait général même si le texte en parle peu, et les promeneurs, à Wysrod, apparaissent comme " des silhouettes noires, méditant sur leurs propres affaires " (chap. VI) derrière les masques, des Narcisse. Ceux qui comme Jubal veulent qu'on " les laisse épuiser leur rage " (chap. II) semblent être en bien meilleure santé que les autres, même s'il est à prévoir que des ennuis les attendent.
Où trouver une porte de sortie? Le livre en suggère plusieurs, toutes en dehors de la Thaérie. Le voyage de Jubal chez les Eisels suggère une analogie. Un soleil intense, des palmiers, des stores, une vie tournée vers la musique, le sexe et la bonne chère, une économie centrée sur le tourisme, un art de plumer courtoisement l'hôte de passage, une vocation pour le commerce des souvenirs et des voitures de sport (pardon : des yachts spatiaux!), tout fait penser à l'Italie. Jubal arrive en paquebot après une escale à Frinsse (la France?); il loge à l'hôtel Gandolfo qui ressemble à Castelgandolfo et qui d'ailleurs est un " hôtel à sept sourires ", le plus luxueux de la Galaxie; il y cherche un certain Ramus qui évoque Rome et qui, sans être originaire d'Eiselbar, a beaucoup d'affinités avec cette planète.
On sait cependant que l'Italie, pour les Américains, n'évoque pas seulement le tourisme, mais aussi les Italiens d'Amérique, et surtout. certains d'entre eux, devenus hautement mythiques. Certaines salles de jeux mécaniques (chap. X) évoquent Las Vegas, donc la maffia et la Sicile, que rappelle d'autre part le nom des habitants : les Eisels. On note leur caractère grégaire et leur attachement à la famille patriarcale : " L'enfant né dans une famille eiselienne contracte une dette de naissance qui doit un jour ou l'autre être remboursée à ses parents " (chap. IX). Ils sont passionnés par l'argent : chez eux, " on juge la qualité d'un homme à sa bourse " (chap. XII) et leur capitale est bâtie autour d'un • Boulevard des Visions Mercantiques " (chap. XI) qu'on pourrait dire à la fois mercantiles et extatiques. Vance précise également qu'ils " ont remplacé l'artisanat par l'industrie " (chap. XI), ce qui ne cadre guère avec l'image que nous nous faisons de l'Italie mais assez bien avec l'évolution de la maffia depuis 1950. Leur aliénation, moins nouvelle qu'elle n'en a l'air, se résume en une formule : • La propriété, c'est la vie " (chap. IX). Leurs méthodes d'industrialisation du tourisme font penser à Las Vegas certes, mais aussi à Disneyland et à toute la conception américaine des loisirs programmés. Eiselbar est une des provinces de l'Amérique idéale, moins complète que la Thaérie mais aussi ressemblante quoi qu'en pense Vance. Un vrai fétichiste comme lui ne saurait être insensible au sens du théâtre qui s'y déploie; néanmoins il reproche assez clairement aux Eisels d'aliéner les gens dens leur temps libre, c'est-à-dire dans ce qui leur reste de liberté, et de standardiser l'art pour le faire contribuer à cette aliénation. Une évasion pareille, c'est le bagne.
Deuxième voyage, deuxième porte de sortie: le Wellas. On ne sait trop d'où viennent les Waels : ils pourraient être issus d'un ancien croisement de Thariotes et de Djans, mais les deux espèces sont différentes et tous les accouplements connus sont restés stériles; certains disent même qu'un croisement d'hommes et d'arbres est à l'origine de leur existence. On peut penser que ces mystérieux Waels feront l'objet d'une exploration plus méthodique dans un prochain roman. En attendant, ils méprisent les biens de ce monde et passent leur temps à planter les arbres jins et à danser entre eux. Pourquoi? • Pour proclamer le présent et en faire la même substance que le naguère " (chap. XVII)5. Il n'est pas impossible que les plus avancés acquièrent le pouvoir de se transformer en arbres et accèdent à une sorte de nirvana : telle serait la caractéristique de ceux que Vance appelle les Sen, d'un nom qui fait écho au bouddhisme zen. L'ensemble évoque la spiritualité asiatique et plus particulièrement indienne, mais le soussigné n'a pas trouvé de réseau de correspondances aussi manifeste et aussi dense que pour l'Amérique et l'Italie. Peut-être aussi une autre province de l'Amérique idéale, située en Californie du Sud, est-elle plus particulièrement visée. En tout cas le message est clair : la sortie par le Wellas n'est pas possible parce que les Waels ne veulent pas de vous. Ils n'ont que faire de votre agitation et de vos désirs. Si vous allez les déranger, ils vous expulsent au plus vite, et si vraiment vous en avez trop fait, ils vous infligent une apothéose qui est pour vous un supplice.
La troisième sortie, c'est le voyage lui-même. Shrack. le vieux marin, fait penser à un certain Jack Vance, qui fut marin avant son mariage. Les marins de Maske font exclusivement du commerce; chacun vit seul sur son navire, partagé entre " le sentiment d'être inutile " et la certitude que " le commerce est profitable " (chap. XV). Sur Maske, le flot coule toujours dans le même sens et le marin ne peut que partir : quand il est fatigué de Wysrod, il met cap à l'ouest et fait le tour du monde. Rien à voir avec la rigidité de la vie en Thaérie : " La variété est la situation la plus typique " (chap. XV). Ce programme est celui même de l'oeuvre de Vance; il n'empêche pas le voyage de prendre fin, parce que Maske est ronde et qu'au bout du " Long Océan " l'on retrouve Wysrod. Il y a ainsi une sorte de stabilité dans l'instable : la vie de mer est bien une vie et les marins forment une quasi nation -- on les appelle les Nationaux - qui revendique le monopole de la mer avec la connivence de la Thaérie. Ces " Nationaux " sont à la fois au-dedans et en dehors; ils sont peut-être les plus fermes soutiens d'une vocation impériale à laquelle nul autre qu'eux n'est attaché. Il y a là aussi un visage de l'Amérique idéale, bien connu depuis Melville et familier à Vance. Les marins sont des Nationaux sans nation, qui promènent leur néant sur un fétiche sans limites : la mer. Ramus les utilise comme moyen de transport sans voir que le transport est plus qu'un moyen -disons: que le medium, c'est le message. Vance lui infligera ce qui est pour lui le châtiment suprême : l'immobilité (chap. XX). II est vrai qu'on n'est pas vraiment mobile tant qu'on n'a pas accédé au mouvement perpétuel en faisant le tour du Long Océan.
Au total, Vance nous fait parcourir une double géographie imaginaire: celle de la Terre et celle de l'Amérique. En même temps, il nous promène à travers des possibles politiques et culturels. Il ne cesse d'approfondir le secret douloureux qui fait languir l'Amérique. Il est si peu prétentieux qu'il indique en passant, vers les deux tiers du livre, et pour n'y plus revenir, ce qui semble être sa solution personnelle. Mais y a-t-il des solutions personnelles à un problème historique? Dans ce domaine, nous ressemblons tous à ce Ramus dont • les désirs outrepassent les capacités • (chap. XI) parce qu'il désire, en bon fétichiste, faire exister le néant. La seule vraie solution, c'est encore de rêver des fétiches et de les écrire. Le premier châtiment de Ramus, c'est d'être démasqué et de rester muet (chap. XVIII). Souhaitons que cette position, qui est celle de la mort, soit épargnée longtemps à Vance. Quant à ses livres, nous n'avons aucune inquiétude : ils ne sont pas prés de se taire.

Jacques Goimard , photographie Fabienne Rose Jacques Goimard.

NOTES
1. traduction française, éditions Pac, 1979.
2. Le Livre d"Or de !a Science-fiction: Jack Vance. Presses Pocket, 1981, p. 13.
3. Ibid., p. 29.
4.Ce bâtard se trouve être le cousin d'un généalogiste, Zochrey Cargus. Chez Vance, l'humour ne perd jamais ses droits -un humour fondé sur la contradiction, et qui en cela reflète la position de l'auteur: les généalogies sont toujours des fétiches de la bâtardise.
5., Cette profession de foi s'oppose trait pour trait à celle des Thariotes : " Le passé n'est jamais réel, le cours des événements se compose dans le présent "  (chap. XIII).


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