Jacques Goimard , photographie Fabienne Rose

JACK VANCE et PHILIP K. DICK
Deux petits-fils de Guillaume d'Ockham

par Jacques Goimard
(Science-Fiction Magazine n°1 - 2ème série - Janvier/Février 1999)
 

 

Guillaume d'Ockham (1285?-1349), fils d'Abélard, petit-fils d'Aristote, est pour les scolastiques l'inventeur de la via moderna et le représentant le plus radical du courant nominaliste. Il reste célèbre aujourd'hui sous le nom de Guillaume de Baskerville, que Umberto Eco et Jean-Jacques Annaud lui donnent dans Le Nom de la rose.
Incidemment, qu'est-ce que ce personnage vient faire dans le magazine de la culture SF ? Et dans quel nouveau pétrin votre serviteur vient-il encore se fourrer ?
Allons, ne jetons pas la cognée avant de nous en servir.  L'origine du présent texte est tout entière contenue dans deux phrases de Jack Vance : " L'herbe-à-belettes courait partout.  Ses baies couinaient lorsqu'on posait le pied dessus. "
Mettons de côté provisoirement l'humour.  Ce qui reste, c'est Guillaume d'Ockham. L'herbe-à-belettes est un concept à la fois spécifique et singulier.  Spécifique, elle porte un nom commun à toutes les herbes-à-belettes ; singulière, l'herbe-à-belettes que voici se met à couiner quand on lui pose le pied dessus.  Singulière, elle se manifeste de façon précise ; réduite à l'espèce des herbes-à-belettes, elle est perçue de façon confuse. Comprise ? Mieux vaut dire : imaginée.  D'où l'intérêt du nominalisme pour aborder la SF.
Ce point est encore un peu obscur, car les auteurs anglo-saxons de SF ont parfois eu tendance à réinterpréter Guillaume d'Ockham à la lumière de Berkeley.  Nous appelons ici un célèbre roman de Philip K Dick, Le Temps désarticulé, à la barre des témoins :
"  - Auriez-vous de la bière, par hasard ? (...)
La pièce de cinquante cents tomba, s'enfonça dans les bois et s 'évanouit (...)
La terreur le saisit.  Il voulut parler mais ses lèvres le trahirent.  Il était désormais prisonnier du silence. ( ...)
La buvette se désagrégea en fines molécules incolores et sans traits. ( ...)
A la place de tout ceci, une petite étiquette.  Ragle tendit la main et s'en empara
Sur le papier était imprimé en capitales : BUVETTE "
Mais Ragle Gumrn, comme son créateur, a une culture philosophique.  Voici son commentaire : "Le problème central de la philosophie.  La relation entre le mot et l'objet ... Qu'est-ce qu'un mot ? Un signe arbitraire.  Mais nous vivons avec des mots.  Notre réalité se situe dans un univers de mots, non de choses.  D'ailleurs, une chose, cela n'existe pas, c'est une Gelstat au sein de l'esprit.  La "chosité" ...  le sens de la substance.  Une illusion. Le mot est plus réel que l'objet qu'il désigne "Le mot ne représente pas la réalité, le mot est la réalité.  Du moins pour nous.  Dieu, lui, parvient peut-être à atteindre l'objet. Mais pas nous. "
Et un peu plus loin :
" Ragle sortit (...) de sa poche la petite bête métallique qui ne le quittait jamais.  L'ouvrant, il la présenta à Vic.
- Qu'est-ce que c'est ?
- La réalité.  Je t'offre le réel.
Vic prit l'un des petits billets de papier et le lut.
- Buvette.  Qu'est-ce que ça veut dire ?
- Tout ce que tu veux Le verbe.  C'est peut-être le Verbe de Dieu.  Le Logos.  Au commencement était le verbe.  Je ne sais que dire.  Tout ce que je connais, c'est ce que je vois et ce qui m'arrive.  Je crois que nous vivons dans un monde différent de celui que nous voyons, et j'ai l'impression d'avoir su un instant de quel autre monde il s'agit exactement."
L'expérience décrite par Dick correspond en effet à une lecture de Guillaume d'Ockham, celle qui parle de " désenchantement ontologique " (P Alféri) ou de " réduction drastique de l'ontologie " (principe d'économie ou " Rasoir d'Ockham ", A de Libéra).  Il y en a une autre, moins désespérante, qui consiste à dire qu'en effet le langage est une source d'illusions et de malentendus mais que la chose même est accessible à la connaissance intuitive du singulier.  Nous ne pouvons pas nier l'existence de l'herbe-à-belettes quand nous marchons dessus et qu'elle pousse un petit cri.  L'universel en revanche, n'est pas une entité mentale ; c est une fiction.
Car la science même est une connaissance d'objets singuliers, comme on le sait chez les lecteurs des Maisons d'Iszm:  " A chaque phase de la croissance, de la formation et du contrôle de la
maison pour la rendre habitable, c'est cette science particulière qui fait la distinction entre une maison et une plante grimpante inutile et desséchée. "
Les belles citations réunies par Paul Rhoads dans sa postface à La Mémoire des étoiles1 (éd.  Pocket) peuvent presque toutes être relues dans cette perspective.  Prenez dans Madouc l'inénarrable scène du gobelin charpentier qui se voit contester sa facture pour cause de malfaçon :
" Shylick, maussade, argua qu'une précision totale était inconnue du cosmos.  Les gens raisonnables, affirma-t-il, acceptaient une certaine latitude dans l'interprétation d'un devis, puisque l'imprécision était inhérente au processus de communication. (...) Shylick frappa le plancher de son grand chapeau vert.  Selon lui, la distinction entre " apparence " et " substance " n'était qu'une subtilité philosophique ; presque tout était l'équivalent de presque tout le reste.  Hilarion répondit d'une voix grave :
- Dans ce cas, je vous réglerai mon dû avec ce brin de paille.
- Mais non.  Ce n'est pas tout à fait la même chose.'
Cette discussion de marchands de tapis est aussi, à peu de choses près, un début scolastique entre Guillaume d'Ockham et ses détracteurs.  Quant au début entre Vance et Dick, voici sa conclusion, selon le premier de ces deux auteurs :
" Les hommes et les femmes urbanisés (et linguicisés, J.G.) ne font pas l'expérience de la vie mais de l'obstruction de la vie, à des niveaux toujours plus élevés de raffinement et de séparation de la réalité. " (Le Livre des rêves).
Vive le concret, vive la vie !

Jacques Goimard © 1999 ,tous droits réservés

1) voir la postface de Paul Rhoads : L'Etre ailé cuillant le fruit à l'arbre de la vie


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