Le musicien ,Jacques CallotLes singulières Arcadies de John Holbrook Vance (seconde partie)
par Jean-François Jamoul - Univers 1984 © J'ai Lu


Au moins le souvenir...
(La nature chez Jack Vance)

Le baroque a un sens cosmique, d'où sa prédilection pour les paysages. Il y a chez Vance un amour profond de la nature qui se prolonge en une imagination de la nature. I1 aime les confins nostalgiques du monde, les horizons lointains. Il y a également chez lui une sorte de volupté de la nostalgie, une vague langueur des enchantements de l'innocence;
une sorte de rêve pastoral qui est en son essence un rêve d'unité; la nostalgie d'une unité perdue, d'une impossibilité pour l'homme à pouvoir réintégrer cet Eden perdu : - Ce monde était trop beau pour qu'on pût le quitter; et bien trop beau pour qu'on pût y demeurer. Il suscitait au plus profond de lui-même un tumulte étrange et incompréhensible. Une force inconnue et mystérieuse le poussait à fuir son vaisseau, à se fondre dans cette nature, à s'y plonger, à s'immoler dans orne extase qui était l'identification avec cette beauté et cette grandeur insurpassables. (le Prince des Etoiles). Ce monde merveilleux dont l'emplacement est tenu secret par Gerson est convoité par un des Princes-Démons, Attel Malagate, qui y trouvera la mort. - Gerson parcourut une dernière fois la vallée d'un regard mélancolique. Ce monde avait perdu son innocence première; il avait connu le mal. Il lui semblait que le panorama s'était terni. Gerson poussa un profond soupir et contempla ce qu'était devenue la tombe de Warweave. (Warweave est une des identités du Prince-Démon Attel Malagate). Sentiment de perte du Paradis perdu commun et rappel du Paradis perdu individuel.
De simples choix dans le réel, dans les idées, ne peuvent faire une " bonne Oeuvre " si la puissance de l'imaginaire n'est pas là pour accroître la force de la crédibilité. Chez Vance, la réalité d'un monde ne se construit pas seulement avec des mots, mêlés comme des numéros dans un chapeau; elle résulte d'un certain agencement des choses : chaque détail pris isolément pourrait appartenir à notre monde, tous ces détails pris ensemble déterminent incontestablement un ailleurs différent du monde terrestre. Ils sont un foyer de représentation, un libre déploiement de l'imagination de l'auteur.
C'est que notre auteur a le don de créer des uni vers fabuleux, fascinants comme peut l'être un lieu pas tout à fait imaginaire, mais d'une ampleur spatiale sans précédent : sens de l'espace, de la perspective aérienne, paysages confus dans la lumière; choix des couleurs jamais gratuit, que ce soit celui de l'habillement, des fards et des masques, celui des maisons, de l'architecture, des ciels et des lumières. Il y a dans ces différentes associations une richesse sensible et affective, une symbolique orientant la pensée vers le rêve et le jeu des correspondances. Il est indéniable que chez Vante l'architecture s'apparente au " gothique flamboyant ". Elle a d'étonnantes affinités avec celle d'un Gaudi et ignore, tout comme celle du grand architecte catalan - et à quelques exceptions prés - la géométrie plane : les formes sont courbes, contournées, des nostalgies néobaroques revivent dans des décors proliférants dont les courbes et les formes rappellent celles du monde végétal et minéral.
On trouve dans cette conception une étrange symbolique de l'architecture, renforcée par l'emploi de multiples matériaux : faïence, céramique polychrome, pierre, bois, verre et métaux. Vante imagine également des maisons vivantes, des arbres que les habitants de la planète Izsm ont su transformer génétiquement pour en faire de confortables habitations. Multiplication des formes conoïdes, hélicoïdes, paraboloïdes, tout cela fait songer au modern'style. Il arrive à Vante de se convertir à un style géométrique net et presque sec proche du Bauhaus. Eclectique, il se soucie assez peu d'une vision " futuriste" guère convaincante en S-F. C'est que si la plupart des arts ont suivi jusqu'à nos jours une évolution relativement cohérente (ce processus est déjà beaucoup moins net en sculpture), cette évolution n'est guère valable dans le domaine de l'archi. tecture qui traverse depuis la fin du XIXe siècle une véritable crise d'originalité. Même si le néo-classique et le néo-baroque ne sont pas toujours novateurs, leurs styles conservent malgré tout un certain caractère, une certaine noblesse, à défaut d'originalité. Cette architecture évoque un monde de rêve destiné aux fêtes, aux réunions, aux danses, aux opéras, aux mascarades galantes, aux feux d'artifice et... aux complots. Toujours des teintes rares et exquises vert olive, bleu céladon, rose vinaigré, prune, vert glauque, noir et lavande, jaune citron et argent, bleu et argent, brun-jaune, gris-or...
L'espace où se plaît Vante n'est pas toujours un simple jeu de l'esprit. II est quelquefois l'évocation de quelque chose de mystérieux qui n'a plus rien de commun avec l'espace de l'univers u concret ", différent aussi du monde des songes. Durant la longue marche des visiteurs vers le Palais de l'amour (Cycle des Princes-Démons) le paysage se transforme peu à peu en limbes élyséens. Entre la marche des personnages, la mobilité des éléments du paysage, arbres, collines, hautes herbes, bosquets, montagnes, mouvance de la lumière et des nuages, vibration atmosphérique, il s'établit un étrange équilibre rythmique, pareil à des ondulations invisibles et fuyantes... atmosphère à la Watteau, mais il y a l'envers du décor. Ce monde de Vance, parfois folâtre et bariolé, scintillant et mélancolique, est aussi dur, cruel, violent. Ces mondes sont finalement des civilisations statiques oscillant pour des raisons multiples entre la technicité et l'archaïsme, voire la barbarie, mais qui montrent, malgré leur diversité d'origines, de races, de milieux, de conceptions du monde, une série d'aspects communs. C'est ce que nous allons essayer de voir en survolant le monde de l'Oecumène et de l'Au-Delà du romancier.

De l'Oecumène et de l'Au-Delà
(Un monde sans suffragettes)

Suivant qu'ils appartiennent à tel ou tel groupe social, ce qui, dépendant seulement de la naissance, constitue un fait de hasard, les individus se trouvent assujettis à une forme de vie qu'ils n'ont pas choisie et à laquelle les règles de l'éducation les obligent à se conformer, soit en créant chez eux des habitudes, soit en les persuadant que cette forme de vie répond à une nécessité. Ils sont modelés chacun par leur groupe et s'opposent entre eux de catégorie à catégorie.
Dans l'univers de l'Oecumène - contrôlé de façon plus ou moins lâche par les autorités humaines -, et celui de l'Au-Delà - pratiquement inconnu et où vivent bandits, aventuriers et mondes oubliés -, l'éloignement amplifie à l'infini les différences
moeurs, costumes, gestes, idées et systèmes politiques. Au regard de l'observateur - c'est-à-dire le lecteur -, ils sont aussi dissemblables que s'ils appartenaient à des contrées et à des époques différentes. Ce qui est souvent le cas, un grand nombre de mondes peuplés par les Terriens ayant évolué dans des directions différentes.
Le vêtement dans ces univers constitue à lui seul une livrée de classe. Sa forme souvent sophistiquée, sa matière, sa couleur, l'ornementation, en sont soigneusement fixées et varient avec la situation sociale de chacun.
De toutes les pièces du costume, la coiffure est la plus expressive. Le fard, le masque jouent également un grand rôle et il existe tout un rituel des attitudes et du comportement qui contribue par surcroît à séparer les classes et ces mondes. Plus la situation sociale est élevée, plus l'individu est tenu d'observer des séries de rites, sans négliger cependant de traiter chacun selon son rang et de marquer avec tact les nuances. Toutes ces règles, ce code compliqué et tatillon aussi incompréhensible que les castes hindoues ou l'ancienne étiquette de la cour d'Espagne, même s'ils varient pour chaque monde, n'en reposent pas moins sur un fond d'idées semblables, lointain héritage de la Terre.
Comme dans nos sociétés, il existe des terrains neutres où les individus se rencontrent : tavernes, auberges; lors de certaines fêtes, les seigneurs se mêlent à la population - dans le roman Emphyrio par exemple - et peuvent en apparence ignorer le statut social. Dans ces circonstances, chacun agit comme une unité indépendante sans avoir à s'occuper d'autrui.
C'est qu'un profond clivage horizontal stratifie les divers mondes de l'Oecumène et ceux de l'Au-Delà. En haut, une aristocratie qui semble posséder tous les pouvoirs et, par là même, la plupart des richesses. En bas, tous les autres, la multitude qu'aucun terme technique ne définit collectivement. Le fossé qui sépare ces deux statuts semble infranchissable. II est vrai que les conditions économiques de ces mondes rendent difficile, sinon impossible, la création de nouvelles fortunes et même d'une nouvelle noblesse, sauf dans quelques systèmes de l'Au-Delà.
A côté de cette coupure, on trouve toute une série de divisions, mais à la différence de la distinction de base entre aristocrates et roturiers ces divisions restent floues et difficiles à définir. Même un contraste aussi simple que celui qui oppose un esclave à un homme libre n'est pas net. Car l'esclavage existe dans ces univers. II semble y avoir plus d'esclaves femmes (une douzaine d'esclavagistes alimentant le marché), enlèvements et razzias étant la source principale d'approvisionnement. Elles auront leur place dans des maisons pour y laver, coudre, s'occuper des aliments. Si elles sont jeunes et belles, leur place sera aussi dans le lit du maître. Elles pourront également travailler dans des usines de tapisserie comme celle de la planète Murchinson, ou se livrer à des travaux agricoles, si elles sont sans beauté particulière ou ayant dépassé leur plein épanouissement, mais garanties agiles, en bonne santé, diligentes et aimables. (le Palais de l'amour, le Cycle des PrincesDémons).
Sur de nombreux mondes et pour des raisons diverses - l'indenture, le port du torque autour du Jack Vance:Mek © Gaughancou (Chroniques de Durdane) - la liberté de choix et de mouvement se trouve réduite, et pourtant les hommes et les femmes de ces planètes ne sont ni des esclaves, ni des serfs, ni des paysans attachés à la Terre. - Il y avait mille mondes habités par l'homme. Mais ils n'étaient ouverts qu'aux puissants dont les yachts interstellaires étincelaient dans le port (Emphyrio).

Nombre de ces mondes évoquent le XVIIIe siècle américain et anglais. Il semble que les professions y soient héréditaires. On semble se tenir dans l'état de sa naissance; au reste, le vêtement suffit à révéler le rang social. Le monde des artisans d'Emphyrio est soumis à des règles dures, contraignantes.
La civilisation de l'Oecumène nous apparaît comme essentiellement rurale. On pourrait la croire désertée par l'histoire tant nous y voyons à l'oeuvre un pouvoir d'inertie et d'opacité, que n'agitent ni remous d'idées ni mouvements
d'opinions. Mondes léthargiques comme la planète agricole Moudervelt (Cycle des Princes-Démons), divisée en 1562 dominions jaloux de leurs droits, de leur indépendance. Moudervelt exporte des aliments à destination de l'Oecumène et ne possède pratiquement pas de villes. Cette planète est le lieu de naissance du Prince-Démon Howard Alan Treesong, fils de petits fermiers que l'on croirait sortis d'un roman de Steinbeck.
 Dans cette poussière de mondes, une chose est particulièrement frappante : le développement d'innombrables et singulières communautés.
Pour qui  connaît un peu l'histoire de  l'Amérique, le peuplement  de l'Oecumène ressemble  fort à celui de ce continent  aux XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles.  Ces communautés ne sont  finalement pas plus étranges que celles des méthodistes, des Baptistes, des Presbytériens, des Unitaristes,  des Quakers, des Mormons, des Shakers, ou des  communautés utopiques  comme celle de Brook  Farm qui accueillit un  moment Hawthorne. Dans  ses romans, Vance les  invente à peine, les charge  à peine. Le tableau qu'il en  trace n'est pas toujours très  attirant. La vie dans une  communauté, c'est la vie  dans la foule, la même  foule d'un jour à l'autre et  qui divise l'humanité en deux groupes : celui de la communauté et celui des gens du dehors. Les habitants de semblables <t bagnes " religieux, utopistes, socialistes ou mystiques sont condamnés toute leur vie à une existence d'ennui inimaginable, d'antipathie et d'aversion. Les voeux prononcés, les règles et une hiérarchie peuvent, par la force ou le conditionnement, contraindre un homme à rester dans sa communauté, il ne sera guère capable d'amour envers ses semblables.
 

Qui a créé ces mondes?

Pas de trace de christianisme chez Vance mais une influence certaine du fameux mouvement transcendantaliste qui, au début du XIXe siècle, eut une énorme influence sur les intellectuels et écrivains américains. A la base de ce mouvement dont Kant fut l'inspirateur, il y avait une insatisfaction d'ordre existentiel, une réaction contre le pessimisme calviniste et la rencontre avec le romantisme allemand. Le transcendantalisme emprunte également à la Chine, à l'Inde. II donne prééminence sur la raison à l'intuition et à l'instinct, seuls modes de connaissance capables de nous introduire dans le mystère de la création. II s'agit de renaître une seconde fois. Il s'agit également pour l'homme de rapprocher et de brasser les éléments les moins compatibles en apparence, d'en établir les relations et d'en faire un véritable amalgame. Les chefs-d'oeuvre de cette conception baroque sont bien entendu Moby Dick de Melville, Nature d'Emerson et le Walden de Thoreau ( 1 ). Ainsi, dans l'Oecumène, il existe différentes mystiques, des religions locales, provinciales. La plupart des habitants de ces mondes sont des gens assez simples pour qui tout insolite est surnaturel, pour qui le divin peut se présenter à chaque instant et sous les aspects les plus imprévus.
Pas d'utopisme chez Vance, pas de sociétés idéales. Les gens de l'Oecumène ne sont ni meilleurs ni pires que ceux de notre Terre actuelle; ni plus intelligents car il n'y a aucune raison de supposer que l'esprit humain subisse un grand changement en vingt ou trente siècles. Les mêmes décalages existent entre techniques et mentalités qu'" ici bas ", encore accentués par l'éloignement, l'absence de contacts culturels, l'absence de pouvoir fédératif. Comme le nôtre, chaque monde se persuade de l'excellence de ses institutions.
L'Oecumène est un peu l'histoire de notre monde. En bon historien, Vance emprunte aux traditions les plus opposées, juxtapose des modes que séparent des siècles; tous les styles, les époques, les cultures semblent avoir explosé et s'être éparpillés aux u quatre coins " de la galaxie. L'univers et le destin sont considérés comme des suites ininterrompues de tragédies et de comédies sur lesquelles Jack jette le voile d'une ironie cocasse, poétique et mélancolique...

La planète Scaramouche

Ignorance et inconscience nous font souvent oublier que la littérature, les arts ont une identité collective. Montrer des parentés, des influences, des affinités entre des mouvements, des écoles, des artistes différents n'est aucunement les diminuer; c'est seulement mettre en évidence que l'apparente nouveauté n'est jamais absolue mais toujours relative. La comparaison entre des ouvres diverses, même
très éloignées l'une de l'autre dans le temps, les éclaire souvent mutuellement.
Nous savons que le Roman comique de Scarron (publié entre 1651 et 1657) a été en grande partie inspiré par les gravures de Jacques Callot, les Bohémiens en voyage. Le Capitaine Fracasse de Th. Gauthier provient également de cette galerie de capitans à la longue rapière, dont une ombre grotesque étire encore les longs chapeaux à bec et les cornes de plume.
Le roman de Vance, les Baladins de la planète géante, où fourmillent d'étranges silhouettes déjà vues quelque part, est un hommage direct à ces deux ouvrages picaresques. La relation de Vance avec Callot est évidente; tout aussi évidente qu'avec E.T.A. Hoffmann, dont l'oeuvre est également construite sur une demi-réalité à la fois vraie et fabuleuse, pleine d'extravagants personnages, de décors baroques et rococo. II y a là une continuité qui n'a rien de bien surprenant : Hoffmann, admirateur passionné de Callot et lecteur de Scarron, appelait lui-même ses oeuvres des caprices â la manière de Callot. La parenté structurale est particulièrement évidente dans la description et le comportement des personnages secondaires des différents cycles de Vance : et la fréquente humeur hoffmannesque de notre auteur rejoint celle de Callot, avec le beau Dasce du Prince des étoiles, le jeune et pimpant spadassin Dordolio du Cycle de Tschaï, le maître d'armes Paolo Barba, les surprenants Phung du même cycle.

II est important de signaler que les deux courts romans de Vance parus dans Galaxie, Les Maîtres des dragons (juin 65) et le Dernier Château (novembre 66) étaient illustrés par le dessinateur américain Gaughan dans un esprit extrêmement proche de celui de Callot.

Mélange d'art et d'artifice, de fable et de mythologie, de faste et d'apparat où l'histoire masquée fait constamment irruption, l'oeuvre de Vance témoigne d'une volonté flagrante d'embrasser les aspects les plus divers de la réalité, d'inventorier toutes les richesses du monde. Il est un grand maître baroque, le grand maître d'un archaïsme intemporel.

(1) Réédité chez Aubier-Montaigne, en édition bilingue - 1984.


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