L'imaginaire selon Jack Vance (Magazine littéraire  n° 154 - Novembre 1979 )

 Méchant garçon, Pac éd., collection Red Label

Des auteurs qui se sont fait un nom dans le domaine de la science-fiction et du fantastique et qui, de loin en loin ou régulièrement, se sont tournés vers la littérature policière, on en compte beaucoup en Angleterre et aux Etats-Unis, mais seulement un tout petit nombre en France. Au moment où paraît en langue française un premier roman policier d'un des maîtres de la science-fiction anglo-saxonne, Jack Vance, il n'est pas inutile de se pencher un peu sur ce phénomène. Quand on aborde la question, on pense d'emblée à Fredric Brown dont la production policière est fort vaste et qui, grâce à la collection Red Label, nous est à présent devenue familière, plus de vingt ans après la publication d'ouvrages tels que Martiens, go home! ou l'Univers en folie. Mais il est vrai que Fredric Brown marque très nettement son goût pour l'imaginaire dans plusieurs de ses récits policiers, par exemple dans Drôle de sabbat (où plane le fantôme de Lewis Carroll) ou dans La Fille de nulle part, le dernier roman de l'auteur qui a été traduit et qui, sans doute, est un des plus réussis, un des plus terrifiants.

Mais s'il est le plus connu des écrivains qui ont touché aux deux genres avec un égal bonheur, Fredric Brown n'est évidemment pas le seul de son espèce. Pour n'évoquer ici que quelques noms, Isaac Asimov a signé Une bouffée de mort, Robert Sheckley La Dixième victime, Wilson Tucker Troc et Ron Goulart Les Treize César, autant de romans parus dans les collections policières spécialisées. Sans oublier, bien sûr, Richard Matheson et ses remarquables suspenses, entre autres Jour de fureur ou De la part des copains.

Les auteurs français, eux, sont beaucoup moins ambivalents et Pierre Pelot est un des rares écrivains actuels qui ait également donné quelques romans policiers, alors qu'avant la guerre, à l'époque où l'anticipation française était vraiment très populaire, des auteurs comme Maurice Leblanc, Jean de La Hire ou Léon Groc passaient très aisément d'un genre à l'autre. Aujourd'hui d'ailleurs, on voit plus souvent des vieux routiers du polar, tel Georges-Jean Arnaud, écrire des romans de science-fiction... Comment apprécier la chose? N'est-ce pas là une des raisons pour lesquelles les romans français de science-fiction qui sont publiés aujourd'hui proposent davantage des idées, si ce n'est des idéologies, que des histoires et, neuf fois sur dix, manquent d'efficacité - j'entends, d'efficacité narrative? La fiction policière n'est-elle pas justement une bonne école où peuvent s'aiguiser le sens du rebondissement, du coup de théâtre et du mystère et la plupart des modes d'action romanesques?

Voilà donc le livre de Jack Vance, simplement intitulé Méchant garçon. Celui-ci s'appelle Ronald Wilby et il vit seul avec sa mère qui le couve à l'excès, tout en cherchant à lui procurer la meilleure éducation possible. Il en découle que les rapports de Ronald avec les filles de son entourage sont extrêmement malaisés et qu'à tout moment on peut s'attendre au pire. Ce qui se passe. A la suite d'une tentative de viol, Ronald étrangle une de ses amies. Il prend la fuite aussitôt et va confesser le meurtre à sa mère. Celle-ci décide alors de cacher son fils dans une espèce de réduit disposé sous des escaliers, dans un coin obscur de la maison, et de le faire vivre là, à l'insu de tout le monde, la police y compris. Mais bientôt, la mère meurt. La maison est vendue et une famille nombreuse vient un beau jour y loger. Une famille où se distinguent trois jolies adolescentes... A partir de là, toute l'existence secrète de Ronald va lentement, inexorablement, changer d'aspect. L'une après l'autre, les trois soeurs vont exciter ses désirs et, pour les satisfaire, le " méchant garçon " mettra tout en oeuvre.

L'œuvre de Jack Vance frappe par sa justesse et offre une description fort plausible d'un jeune homme qui voit constamment le monde comme une chimère. Cet étrange héros compose du reste dans son réduit un roman merveilleux, une sorte d'heroic fantasy, précisément à la manière de Jack Vance lui-même, et certains des personnages très stéréotypés qu'il invente semblent à ses yeux plus vrais, plus vivants que ceux qui vont et viennent réellement autour de lui. De là à confondre les princesses de son imagination avec les trois jolies adolescentes, il n'y a pour lui qu'un pas minuscule et, quand Ronald l'aura franchi, ce sera pour donner à ses rêves des couleurs de sang et de mort.

Sur ce thème du jeune homme délinquant ou de l'adolescent socialement inadapté, de nombreux romans ont déjà été bâtis et, dans la littérature policière moderne, ces figures-là ne sont souvent que de grosses caricatures qui permettent les fantaisies les plus macabres. Il y a quelques mois à peine, on pouvait lire ainsi le roman de Ken Greenhaîl, Des tueurs pas comme les autres (collection Super Noire, n0 120) où le propos, quoique bien mené, inclinait trop au spectaculaire. En écrivant Méchant garçon, Jack Vance a pour sa part réussi équilibrer le suspense et l'analyse psychologique, à doser adroitement ses effets, même pour dire le plus horrible. Seule peut-être la fin de l'ouvrage, sans surprise, est-elle un peu plus faible.
Alexandre Lous

Je remercie Hervé Costille pour ce document


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