Miss Univers nouvelle
de Jack Vance , traduction de Bénédicte Alliot
1
Hardeman
Clydell se tourna vers Tony Le Grand, son jeune et habile adjoint. -
Votre idée revêt un certain charme pervers, dit-il. Mais... que
peut-elle nous apporter de plus ? - C'est une bonne question,
répondit LeGrand. II parcourut du regard ce qu'ils avaient déjà
réalisé : l'Exposition Tricentenaire de Californie, un disque en
béton large de 3 km, incrusté de tours blanches, de terrasses rouges,
de jardins émeraudes et de piscines couleur saphir, le tout traversé
par quatre grands boulevards : Nord, Est, Sud, Ouest ; en résumé,
10 kilométres carrés de gigantisme fastueux et coûteux au milieu
du désert Mojave... Un pilône haut d'un kilométre 500 se dressait
sur le Conclave de l'Univers et soutenait un gigantesque parasol
de magnésium, protection contre les dards du soleil du désert. A
mi-hauteur, une plate-forme soutenait les bureaux administratifs
et une passerelle d'observation sur laquelle ne tenaient Hardeman
Clydell, directeur général de l'exposition, et Tony LeGrand.
-
Je crois, dit LeGrand, frondant les sourcils à la vue du cigare
que Clydell lui avait offert, qu'on peut tout améliorer, y compris
l'Exposition Tricentenaire de Californie.
Hardeman
Clydell sourit avec indulgence : - En admettant que toutes ces belles
femmes existent...
-
J'en suis convaincu.
-
... Comment vous proposez-vous de les attirer ici à travers tout
cet espace, toutes ces années-lumière ?
LeGrand,
de stature imposante, insouciant de nature et fort bel homme, s'estimait
connaisseur en psychologie féminine.
-
En premier lieu, toutes les belles femmes sont vaniteuses.
-
Au même titre que lev autres.
LeGrand
approuva de la tête.
-
Exactement. Par conséquent, nous offrons le voyage gratuit sur un
long courrier de grand standing et un prix fabuleux à la gagnante.
Nous n'aurons aucun problème pour réunir des candidates.
Clydell
tira sur son cigare. II sortait d'un excellent déjeuner ; la construction,
la finition, la décoration de l'Exposition se déroulaient dans les
délais prévus ; il était d'humeur à converser.
-
C'est une excellente idée, dit-il. Mais... (il haussa les épaules)
il faut tenir compte de facteurs qui ce situent en-deçà et au-delà
de l'existence pure et simple de belles femmes.
-
Sur ce point, je suis d'accord à cent pour cent.
-
Beaucoup de peuples des mondes extérieurs n'aiment pas voyager.
Je dirais qu'ils sont casaniers. Et que choisir comme premier prix
? C'est un problème I
LeGrand
hocha la tête d'un air pensif:
-
Il faut que ce soit grandiose.
En
général, il était capable de faire perdre pied à Clydell en manneuvrant
de faon à ce que les objections négatives de son patron se transforment
en argumenta positif.
-
Grandiose ne suffit pas, rétorqua Clydell. Nous devons avoir l'esprit
pratique. Admettons qu'un yacht soit le prix. Une fille de Deserta
Galicta gagne. Elle n'a jamais vu mieux qu'une flaque de boue. Que
faitelle du yacht ?
-
Voilà quelque chose qu'il nous faut prendre en compte.
-
Prenez le cas d'un fille de Cnnexxa, poursuivit Clydell. Donnez-lui
des bijoux et elle vous rira au nez. Elle a lancé des diamants de
la taille d'un poing sur des types louches.
-
Peut-être un aérocar Rolls-Royce...
-
Là encore. on monte à dos de papillon sur Veidranus. Imaginez une
fille veidranu en train de conduire un aérocar à travers toutes
ces vignes et ces fleurs !
LeGrand
tira brièvement sur son cigare.
-
C'est un défi. Hardeman... Quelle récompense suggéreriez-vous ?
-
Quelque chose d'imprécis, répondit Clydell. Qu'on leur donne ce
qu'elles veulent. A la gagnante d'en décider.
-
Supposons qu'elle veut Los Angeles. dit Tony avec un grand rire.
-
Tout ce qui se situe dans les limites du raisonnable et que l'on
évalue à cent mille dollars.
-
Fichtre, Hardeman, je crois que vous avez mis le doigt dessus !
(Tony éteignit son cigare). Bien sûr, des problèmes se posent...
C'était
la manoeuvre décisive : l'aphorisme préféré de Hardeman Clydell
était "à chaque problème, sa solution". Employer le terme
"problème", c'était actionner un des leviers les plus
sûrs de Clydell.
-
Mmmh. Rien qui ne puisse être résolu, dit Clydell. A chaque problème,
sa solution.
Tony
aborda la seconde phase de sa stratégie ; son projet, dans son ensemble,
était si surprenant et excentrique qu'il n'avait pas osé aborder
d'un coup la chose dans son intégralité.
-
Nous serions vraiment limités, bien sûr, dit-il. Il n'existe qu'une
demi-douzaine de mondes à forme de vie humanoïde. Certains d'entre
eux sont classés C et D - plus vraiment humaine. Et nous ne voudrions
pas tromper les gens en leur présentant un spectacle au rabais.
Il
frappa sa paume de son poing.
-
Mais oui c'est ça ! Ecoutez, Hardeman, ça va faire mal !
-
Je suis toute ouïe, dit Clydell, l'air indifférent.
-
Que le concours soit ouvert à toutes. S'il en vient une, pourquoi
pas les autres
Que
chaque planète envoie sa plus belle femme !
Clydell
le fixait d'un regard hébété.
-
Comment ça, chaque planète ? Chaque planète du système solaire ?
-
Non, s'écria LeGrand enthousiaste, chaque planète avec une civilisation
intelligente. La galaxie toute entière doit pouvoir concourir !.
Clydell
sourit de cette lubie soudaine de son collaborateur.
-
Bon. Nous voilà avec une Millamède et une Johnqonienne, avec un
spécimen ou deux de Pentacynth, et peut-être une Jangrill d'Étoile
Bleue si nous en trouvons une. Laides au point que même leurs propres
époux ne les regardent jamais en face. Et on les met en compétition
avec, par exemple, Althéa Davbro ou Mercedes O' Donnell.
-
Clydell cracha au-dessus de la balustrade et se racla la gorge.
Je dois avouer qu'il y aurait du spectacle, morbide peutêtre, mais
du spectacle. Par contre, où la notion de concours de beauté entre-t-elle
en jeu ?
LeGrand,
songeur, hocha la tête.
-
Voilà un problème qui demande réflexion. Un problème....
Clydell
secoua la tête.
-
On ne me convaincra pas sur ce dernier point. C'est une question
de dignité.
-
Vous avez raison, dit LeGrand. Evitons de sombrer dans le grotesque.
Car il ne s'agit pas de n'importe quel concours de beauté. C'est
plus important : une expérience dans le domaine des relations intermondiales.
Or, si quelques hommes de grande réputation acceptaient d'être juges,
vous par exemple, le Secrétaire Général, Mathias Bradisnek... Hervé
Christom. Et aussi des juges de certains autres mondes : le dirigeant
d'Ursa Major, le Préfet de Veidranus - comment n'appelle-t-il déjà
? et le Chef Suprême de Batou Kaitos.
-
Une telle organisation rendrait le jugement impartial... (Clydell
tirait sur son cigare). Mais comment diable pourrais-je comparer
une adorable petite créature terrestre avec une Isobrod de Sadal
Suud ? Ou avec l'une des femmes-dragons des Pléïades ? Voilà le
noeud de l'affaire.
-
La pierre d'achoppement. Oui, c'est un problème de taille.
-
Bon, reprit Clydell. A chaque problème, sa solution. C'est un axiome.
Tony
dit pensivement : - Supposez que nous jugions chaque candidate d'après
ses propre- critères. cent-à-dire en fonction des idéaux de son
peuple. Le concours devient alors parfaitement équitable.
-
Possible, possible, répondit Clydell en tirant avec vigueur sur
son cigare.
-
Nous faisons quelques recherches, déterminons l'idéal de chaque
race, une liste de traits spécifiques. Celle qui se rapproche le
plus de ce portrait idéal remporte le concours : elle devient Miss
Univers !
Hardeman
Clydell s'éclaircit la voix.
-
Tout ceci est bien beau, Tony... Mais vous négligez un facteur très
important. Le financement.
-
C'est dommage, dit Tony.
-
Quoi donc ?
-
Que vous et moi occupions la position qui est actuellement le nôtre.
Nous sommes arrêtés par les aspects moraux de la situation.
Clydell
le regarda avec un froncement de sourcils interrogateur, s'apprêta
à parler, mais Tony s'empressa de poursuivre.
-
II nous est impossible de monter nousmême, et honorablement, ce
spectacle sensationnel.
Clydell
semblait intéressé.
-
Vous croyez que cela pourrait rapporter ?
Tony
LeGrand sourit d'un air désabusé.
-
Combien de personnes ont vu ne serait-ce qu'un Mars Arenasaur ?
Encore moins un Pentacynth ou un Casque du Sagittaire ? Nous aurons,
réunies ici, les reines de beauté de l'univers tout entier
-
Exact, dit Clydell, tout à fait exact.
-
Ce sera l'événement le plus grandiose de toute l'Exposition.
Clydell
jeta non cigare par-dessus la balustrade.
-
II faudra y songer.
Parole
que Tony LeGrand, d'expérience, interpréta comme une forme d'approbation.
2
Hardeman
Clydell, pour des raisons connues de lui seul, ne s'était jamais
marié. A cette phase de son existence, c'était un homme corpulent,
avec un visage rose et lisse ; il avait de beaux cheveux blancs
mis en valeur par des rouflaquettes superbes. Très riche, il exerçait
les fonctions de Directeur Général moyennant le salaire d'un dollar
par an. C'était un ardent sportif : il avait son propre vaisseau
spatial ; il aimait faire la cuisine et servir, lors de petits dîners,
des aliments importés de mondes lointains. Ses cigares étaient confectionnés
sur commande dans une plantation de tabac noir extra, sur les Iles
Andaman ; les feuilles étaient fumées sur des feux indigènes, séchées
à l'arak et vieillies entre des feuilles de chêne.
II
avait fait la connaissance de Tony sur la plage à Tannu Tuva et
lui avait offert un cigare. Lorsque Tony déclara qu'il n'en avait
jamais fumé de meilleur, Clydell sut qu'il pouvait entièrement s'en
remettre au jugement de cet homme. II embaucha Tony comme adjoint
privé et bras droit.
Tony
s'était montré un collaborateur hors pair. Clydell se rendit compte
que certaines de ses idées les plus astucieuses lui venaient lors
de discussions avec Tony... Le Concours de Beauté Galactique par
exemple. A partir d'une ébauche d'idée - qui, de lui ou de Tony,
l'avait exprimée le premier? - Clydell avait monté un projet dont
on allait parler pendant de nombreuses années !
Les
grandes lignes du projet tracées, Clydell délégua à Tony la responsabilité
de l'amas de détails futiles qui restaient à régler. Lorsque Tony
rencontrait un problème, il venait voir Clydell pour obtenir conseil.
En
général, Tony semblait faire son travail avec conscience professionnelle.
II étudia la liste exhaustive des mondes connus peuplés de races
intelligentes ou quasi-intelligentes. Après avoir consulté Clydell,
il n'en retint que trente-trois sur l'ensemble, d'après les critères
suivants
1)
La race vit-elle en société organisée ?
(Les
races dénuées de structures sociales. vivant dans un état de compétifion
intense ou d'anarchie. pourraient ne pas saisir le principe dit
concours et par là-même ne pas se montrer coopératives. peut-être
provoquer des ennuis si elles ne gagnaient pas).
2)
Pouvons-nous communiquer de manière satisfaisante ? Des interprètes
sont-ils disponibles ?
(Les
tribus Merak utilisent leurs dons de clairvoyance pour déchiffrer
les émissions internes de leurs interlocuteurs. Les Gongs de Fomalhaut
transmettent des messages par le biais d'un système d'odeurs imprégnées
dans des tampons de poils et crachat. Les Caiboides de Cepheus 9621,
qui nagent dans l'atmosphère, communiquent par un système tout à
fait obscur. Aucune de ces races ne fut retenue).
3)
Le milieu environnant de la race estil aisément reproductible sur
terre
(Les
Pavos d'Oro, à la beauté étrange, vivent dans une température
ambiante de 2000 °K. Les molécules élaborées des Sabik Betans se
désintègrent à des pressions inférieures à 30.000 atmosphères terriennes.
La survie des Griseux Chastainiens dépend de leur circulation sanguine,
à base de gaz d'hélium fluide, un état qui ne peut se maintenir
qu'à 0°K ou à des températures voisines).
4)
Existe-t-il un élément de la race qui puisse raisonnablement être
considéré du sexe féminin ?
(Les
processus de reproduction au sein des formes de vie de l'univers
sont d'une variété extrême. Les Annélides Géants de Mauvaise se
désagrègent en deux cents segments chacun J'entre eus pouvant se
transformer en organisme adulte. Chez les peuplades de Gamma Grus.
ce ne sont pas deux mais cinq sexes qui participent à l'acte de
procréation. Les humanoïdes Chuuis de Gondwana sont monosexuels).
5)
La race est-elle notoirement coléreuse, malveillante ou agressive
? Ses membres peuvent-ils réfréner des habitudes ou des instincts
violents ou dangereux pour les visiteurs de l'exposition ?
Lorsque
les cinq critères eurent été appliqués aux formes de vie qui peuplaient
les mondes de la galaxie, toutes furent éliminées à l'exception
de trente-trois d'entre elles, dont huit humanoïdes, classées de
la catégorie A à D (la catégorie A comprend les vrais hommes et
de proches variante, tout ce qui est au-delà de la classe D n'a
véritablement plus rien d'humain).
Hardeman
Clydell vérifia rapidement les recherches de Tony : relevant un
défaut là, une erreur de calcul ici : rajoutant une race ou deux
et en déclarant d'autres admissibles dans tel ou tel critère. Tony
discutait toutes les décisions de Clydell.
-
Ces Sotéianiennes, quelles créatures splendides ! J'ai vu des photos
! De grandes ailes transparentes !
-
Trop délicates à prendre en charge, décréta Clydell. Elles respirent
du fluor. Pareil pour ces insectes de porcelaine qui vivent dans
le vide.
Tony
haussa les épaules.
-
D'accord. Mais ici... (il désigna du doigt un des ajoute de Clydell)
...Mer. Je ne vois pas à quoi ça rime. A vrai dire, je n'ai jamais
entendu parler de cet endroit.
Clydell
hocha la tête lentement.
-
Une race intéressante. J'ai lu un article à son propos. Stratification
sociale rigide ; les mâles bossent et les femelles restent au foyer
et se bichonnent. Elle devrait apporter un plus.
-
A quoi ressemblent-ils'!
Clydell
coupa l'extrémité de l'un de ses cigares : Tony fit l'affairé, mais
Clydell lui présenta sa boite. - Tenez, Tony. servezvous. Vous les
appréciez : ce serait du pur gâchis avec quelqu'un d'autre.
-
Merci, Hardeman. A propos de ces Mers...
-
En toute franchise, je ne me souviens pas de grand chose à leur
sujet. Ils vivent dans des métropoles monstrueuses, on dit qu'ils
sont hospitaliers à l'extrême et très amicaux. Tout à fait le genre
qu'il nous faut. Des êtres de dimensions convenables.
-
Soit, dit Tony. Allons-y pour les Mels.
La
liste définitive comptait trente et une races. Quand elle fut établie,
Tony rechercha les mensurations idéales. Il envoya des messages
codés par ondes spatiales aux représentants de Terre sur chaque
planète, décrivant son problème et demandant des informations absolument
complètes sur le concept local de beauté féminine.
Lorsque
les informations reçues furent classées, Tony prépara des invitations,
signées par Hardeman Clydell, qui furent dépêchées sur chaque planète.
La récompense avait été montée à un million de dollars, à la fois
pour attirer les candidates et donner au concours un retentissement
exceptionnel dans les organes de presses du monde entier.
Sur
les trente et une planètes, vingttrois acceptèrent d'envoyer des
représentantes.
-
Vous imaginez ça ! s'émerveillait Hardeman Clydell. Vingt-trois
mondes qui font suffisamment confiance à la beauté de leurs femmes
pour les confronter au gratin de la Galaxie !
Tony
LeGrand se mit à proférer des slogans publicitaires :
-
Les plus belles créatures de l'univers ! Rencontrez Miss Univers
à l'Exposition du Tricentenaire de Californie !
3
L'Exposition
Tricentenaire de Californie ouvrit ses portes à huit heures le matin
du Jour d'Admission. Pendant les premières vingt-quatre heures,
bien plus d'un million d'hommes, de femmes et d'enfants pénétrèrent
dans le parc, par les tourniquets situés à l'entrée des quatre grands
boulevards nu par les terminus des métros. Le deuxième jour, le
taux de fréquentation atteignit presque les 9(10.000 ; on enregistra
800.000 entrées le troisième jour. La première semaine écoulée,
le taux se stabilisa à un bon demi-million par jour.
Le
Concours de Beauté Intergalactique était prévu pour le mois de février,
lorsque la fréquentation serait susceptible d'accuser un ralentissement
saisonnier.
La
Société Américaine d'Astrophysique (A.S.A.) et le Bureau Mondial
de Recherches Biologiques (W.B.B.R.) s'étaient associés pour diriger
la construction de vingttrois bulles de verre longues de cinquantecinq
pieds, d'une profondeur de trente pieds et hautes de vingt pieds.
Chaque bulle reproduisait scrupuleusement les conditions chimiques
et atmosphériques, la température, la gravité, le taux de radiation
de la planète natale de chaque candidate.
Dans
la plupart des cas, les ajustements étaient mineur-, : l'ajout de
quelques pour cent de dioxyde de soufre dans l'atrnosphère, l'éradication
de la vapeur d'eau, la régulation de la température.
L'intérieur
de chaque vivarium simulait un paysage du monde natal de la candidate.
La bulle n°21 était un lac de mercure, parsemé de récifs escarpés
en siliciure de carbone. Le sol de la n° 6 était recouvert d'une
couche d'algues brunes. Au fond pendait un rideau de spiratophorc
grincheux ; sur le côté droit, un long igloo fait de mousse séchée
formait une bosse.
La
bulle n° 17 était capitonnée d'une fibre brune hérissée, pareille
à une éponge énorme vue à la loupe. A des crochets étaient suspendus
des instruments de toilette d'une taille impressionnante. Tel était
le vivarium à l'intérieur duquel Miss Mel s'exhiberait aux yeux
des Terriens curieux.
La
bulle n° 20 reconstituait la jungle rouge, jaune, bleue et verte
de Veidranu, la n° 15 le désert martien où, au fond, un mur en forme
de dôme dessinait une courbe de cristal. La bulle n° 9 représentait
une rue de Montparnasse : des platanes, une terrase de café, des
kiosques couverts d'affiches. C'étaient les quartiers de Miss Terre,
Sancha Garay de Paris.
A
la mi-janvier les premières candidates arrivèrent au spatioport
de Los Angeles. En tant que juge, Ilardeman Clydell prit la décision
de ne voir aucune de ces beautés du monde extérieur avant le concours,
et Tony LeGrand assura en son nom les formalités d'accueil. De retour
dans les bureaux de l'Exposition, il fit son rapport à Clydell.
-
II v en a une ou deux de mignones parmi les humanoïdes. Les autres
peuvent être considérées comme belles d'un point de vue technique
- mais pas par moi.
Clydell
regardait avec curiosité une ecchymose sur le visage de Tony.
-
Vous vous êtes battu ?
-
C'est l'oeuvre de votre chaleureuse Miss Mel. Elle a voulu me caresser
la joue.
-
Ah, il s'agit de la grosse, n'est-ce pas ?
-
Oui, de la grosse et rude Miss Mel. Ou plutôt Miss Smell* (* jeu
de mot intraduisible : smell =odeur). Un hybride de pachyderme,
de dragon, de goule et de lion. Et affectueuse, avec ça. Elle m'a
déjà invité à lui rendre visite chez elle. Je peux rester aussi
longtemps que je le désire.
-
On ne joue pas avec les sentiments de ces dames, le sermonna Clydell,
en agitant le doigt, un sourire moqueur aux lèvres.
-
Cela ne me gênerait pas de m'amuser un peu avec Miss Veidranu ou
Misa Alschaiu...
Il
tendit à Clydell un paquet de brochures reliées par une ficelle
bleue.
-
Et que suis-Je supposé en faire ? demanda Clydell.
-
Les lire. Il s'agit d'informations dont vous avez besoin pour juger
: un récapitulatif des origines de chacune des candidates, une description
de la planète natale, et, le plus important, les critères d'après
lesquels vous devez la juger.
-
Bien, bien. Voyons cela.
II
chercha un cigare dans son humidificateur et poussa la boire dans
la direction de Tony.
-
Pas maintenant, chef. Je viens de déjeuner.
-
C'est le moment où on les apprécie le mieux.
Tony
choisit son cigare avec lenteur.
-
Et maintenant, dit Clydell, au boulot.
II
jeta un coup d'oeil sur une feuille agrafée sur la couverture de
la première brochure.
-
C'est une liste générale, dit Tony. Nous en imprimerons l'essentiel
pour la distribuer au public.
Clydell
parcourut la feuille :
LE
PREMIER CONCOURS DE BEAUTÉ INTERGALACTIQUE !
ÉLECTION
DE MISS UNIVERS !
RÉCOMPENSE
POUR LA GAGNANTE: SON PLUS CHER DÉSIR.
La
compétition commence le 1er février. Chaque candidate sera évaluée
selon les critères de beauté de son propre monde.
Le
jury est composé de :
1-
Mr Skde Shproske, Ambassadeur de Gamma Grus.
2-
Mr 92. 14. 63. 55, Agent publicitaire d'Aspidiske (Iota Argus)
3-
Mr A-C-INH, étudiant de Persigian (Lion 4A5631)
4-
Mr SSEET-TREET, Agent publicitaire de Kaus Australis (Eta Sagittarii)
5-
L'Honorable Hardeman Clydell, de la Terre.
Les
candidates sont :
1-
Mina Conexxa...
Tony
LeGrand interrompit la lecture d'Hardeman Clydell.
-
Vous remarquerez que j'ai établi un ou deux commentaires officieux
sur chaque candidate. Ils sont destinés à vous informer, vous seul.
Ils ne seront pas publiés dans le programme public.
Clydell
hocha la tête, tira longuement sur son cigare et poursuivit sa lecture.
1-
Miss Conexxa (Beta Trianguli). Humanoïde, type A. Grande et filiforme.
Cheveux roux qui tombent en pointes vernies, peau couleur cuivre,
oreilles et lèvres noires. Tibias recouverts d'une fourrure nuire
lustrée, à la façon des jambières de cow-boys. Séduisante à sa manière
mais étrange. Poids 68 kg.
2-
Miss Alschain (Becs Aquilae). Humanoïde, Type B. De petite taille,
comme une elfe aux grands yeux. Des sourcils comme des huppes de
plumes vertes. Fine chevelure pâle et soyeuse. Insectivore. Poids
36 kg.
3-
Mis% Chromosphoro (Centuri 9518). Moitié supérieure ressemblant
à un gros poisson rouge, entourée par dix-huit jambes, avec les
genoux à la hauteur des yeux. Poids 68 kg.
4-
Miss Shaula (Lambda Scorpii). Baignoire à l'envers. Tachetée de
brun et gris. Luisante. A part na, une centaine de courtes jambes-ventouses.
Un oeil au centre, comme un périscope. Poids : 90 kg.
5-
Miss Tix (Tau Draconis). Humanoïde D. Une sorte de bâton de 9 pieds
de haut, malingre. Tête énorme, absence de menton. Yeux à facettes.
Couleur de cafard. Ventouses au bout des doigts (au nombre de 16).
Poids 41 kg.
6-
Miss Ariès 448951. Espèce d'amarante grande et sèche. Une centaine
de méduses y sont enchevêtrées. Poids 18 kg.
7-
Miss Vindemiatrix (Ela Virginis). Anguille translucide avec épines
dorsales et quatre mains autour de la bouche. Le cerveau, situé
dans l'épine dorsale, s'illumine d'éclats phosphorescents lors de
tout processus de réflexion. Poids 27 kg.
8-
Miss Achernar (Alpha Eridani). Tatou à tête de guèpe. Ecailles vertes.
Remarquable télépathe. Attention à ce que vous pensez dans son voisinage.
Poids 68 kg.
9-
Miss Terre. Sancha Garay de Paris. Ai-je besoin de la décrire ?
Humanoïde A. Poids 52 kg.
10-
Miss Theta Piscium. 411 étoiles de nier enfilées sur une tige de
bambou longue de sept pieds. Elle roule, marche à la verticale,
ou saute. Poids 12,5 kg.
11-
Miss Arneb (Alpha Leporis). Un globe de gelée bleue à l'intérieur
duquel sept boules de lumière jaune flottent autour de trois boules
de lumière rouge. Poids : ?
12-
Miss Jheripur (Omega Crucis). Humanoïde C. Quatre pieds de haut,
trois de large, aussi jaune que du beurre. Pas de système pileux.
Poids 250 Ibs. Autant dire un gros paquet.
13-
Miss Delta Corvi. Le nom lui va comme un gant. Elle ressemble à
un corbeau. Grande, sans bec, peau noire, pas de plumes sauf une
crête qui descend dans le cou. Poids 90 kg.
14-
Miss Alphard (Alpha Draconis). Semblable à une langouste en métal,
sans pince ni antenne. Courte sur pattes. On la dit rapide à la
course. Plutôt susceptible. Ne plaisantez pas avec celle-là. Poids
: ? Peut-être 200 kg, peut-être davantage.
15-
Miss Mars. Lorraine Jorgensen, de la Colonie Polaire. Blonde avec
de grands yeux bleus. Très gentille. Poids 56 kg.
16-
Miss Claverops. Humanoïde C. Amphibie, lisse comme un phoque. Dans
les brun verdâtre. Pieds et mains comme ceux d'une grenouille. Poids
80 kg.
17-
Miss Met. Un monstre. Dix-huit pieds de long, de la couleur des
huîtres crues. Six grands bras. Emet en permanence un bruit qui
rappelle un rire bruyant. La tête rappelle celle d'un gorille, le
thorax celui d'une reine de termitière. Poids : je n'ose deviner.
Soyez prudent avec celle-là : elle aime choyer son monde. Je ressors
couverts de bleus de ses caresses affectueuses. Son odeur est celle
d'un abattoir. On dirait qu'elle recherche quelque chose, mais je
ne parviens pas à savoir quoi.
18-
Miss Sadal Suud (Beta Aquarii !) Mandragore. Corps en forme de carotte
aux teintes vert-blanc. Un feuillage rouge pousse sur sa tête. Sadal
Suud signifie le plus chanceux des chanceux. Sera-t-elle la gagnante
? Poids 68 kg.
19-
Miss Persigiau (Auriga 225 - G). Lézard bleu électrique. Jolie couleur.
On dit qu'elle pique comme une ortie au moindre contact. Poids 45
kg.
20-
Miss Veidranu (Psi Hercules). Humanoïde B. Fragile petite chose.
Saupoudrée de poussière de phalène. Pellicule rose verte et bleue
en guise de chevelure, qui se déroule dans son dos. Joli profil.
Mignonne. Poids 45 kg.
21-
Miss Gomeisa (Becs Canis Minor). Un ponton long de dix pieds, surmonté
d'une voile en acier. Vit dans un océan de mercure. Electrique.
Attention ! Ne pas toucher ! Poids : ? (conséquent).
22-
Miss Procyon (Alpha Caius Minor). Quarante pieds de cable tressé.
23-
Mirs Grglash (Ela Cassiopeiae). Humanoïde D. Vague Silhouette féminine,
trompeuse. Composante chimique de base silicone. Le crâne est une
chaudière, d'où s'échappent des flammes par des orifices. On dirait
de superbes cheveux oranges. Elle est brûlante. Ne pas toucher !
Poids 80 kg.
Hardeman
Clydell reposa le rapport.
-
Bon boulot. Un portrait au millimètre de chaque candidate.
II
prit au hasard une des brochures ficelées.
-
Miss Ariès 44B951... Il se reporta à la liste générale... Espèce
de grande amarante. Une centaine de méduses y sont enchevêtrées.
Voyons voir... Elle vit à la surface de lacs peu profonds, recouverts
d'algues. Les mâles construisent des iglou en mousse de tourbe sur
la rive. Mmmh... S'adonnent à des danses compliquées sur les lacs
sacrés... Mmh-mmh... Mmh-mmh... Voilà ce que je cherche : les mensurations.
-
Vous allez voir, elles sont très précises, dit Tony. Au centième
de millimètre.
-Elles
m'ont l'air plutôt techniques, constata Clydell. Diamètre mesuré
de l'agrix à la thérulta. (Il leva les yeux vers Tony). Au nom du
ciel, qu'est-ce qu'un agrix ? Et une thérulta ? Suis-je censé le
savoir'?
-
La terminologie est expliquée dans l'annexe. Il y a un diagramme
de la physiologie de la créature. L'agrix et la thérulta, constituent,
si j'ai bonne mémoire, les extrémités incurvées de l'une des Veruli.
Une Veruli, bien sûr, est une fibre.
-
Je vois, je vois, murmura Clydell entre ses dents. Bon, bon. Diamètre
de l'agrix à la therulta : 42,57 cm. Du clavon au gadel... J'imagine
que ces termes sont également explicités ?
-
Oui, oui, naturellement.
Clydell
tira sur son cigare .
...38,
092 cm. Les orgotes ganglionés... - II s'agit de ces trucs qui ressemblent
vaguement à des méduses.
-
...devraient être su nombre de 43. Mais à quoi riment tous ces chiffres
! dit-il en montrant le papier du doigt.
Tony
fit le tour du bureau, puis parcourut la brochure des yeux.
-
Ah, ceux-là : ils correspondent aux taux de fermeté, viscosité,
température et couleur des orgotes, qui, soit dit en passant, ne
doivent normalement dégager aucune odeur.
-
Et je suis tenu de flairer ces orgotes, tous les quarante-trois
?
-
II me semble que oui. si vous accomplissez correctement votre tâche.
Le
visage d'Hardeman Clydell se durcit et il dit d'un air rnaussade
-
Examiner des cuisses et des seins ne me dérange pas, mais par contre,
toute cette foutaise de mensurations, d'agrix et de dépistage d'odeurs
émanant des orgotes... Enfin quoi, je suis tout simplement un homme
débordé.
II
contemplait Tony LeGrand d'un air songeur : ce dernier se pencha
en avant avec précipitation et s'empara d'une autre brochure.
-
Passons à Miss Veidranu. Je l'ai vue. Elle est adorable. Diantre,
regardez un peu les mesures à prendre sur elles !...
Mais
Hardeman Clydell ne se laissa pas distraire.
-Tony,
j'attache autant de prix à votre jugement qu'au mien.
-
Je ne dirais pas cela !
-
Mais si, dit Clydell avec conviction. On laissera mon nom inscrit
sur la liste du jury, mais c'est vous qui serez le juge.
-
Mais Hardeman, je ne pense pas être à la hauteur !
-
Bien sûr que vous l'êtes, dit Clydell d'un ton enjoué. Vous connaissez
ces créatures... Vous les avez étudiées.
-
Certes, mais...
-
Vous prenez les mensurations, vous établissez un verdict juste.
Je jetterai un oeil sur tout ça et ensuite, au moment voulu, je
prendrai les rênes en mains !
Tony
fit la grimace.
-
C'est surtout à cause de cette Miss Mel. Si seulement elle ne posait
pas ses grosses mains sur moi... En toute franchise, chef... II
étudia son cigare du regard, en fit tomber la cendre dans un pot
de terre et leva les yeux : Clydell le fixait d'un regard vaguement
interrogateur.
-
Bon, marmonna Tony. Je suppose que vous me payez pour ce genre de
choses.
Clydell
approuva du chef.
-
C'est exact.
4
Tony
se rendit à Motel Mira Vista, à Los Angeles, où mademoiselle Zzpii
Koyae - originaire de la quatorzième multitude planétaire d'Alschain
- occupait une suite. Mademoiselle Koyae était jolie selon les critères
de n'importe quel monde. Tout juste haute de i pieds, aussi légère
qu'un petit nuage de fumée, aussi charmante et coquine qu'un chaton
batifolant dans l'herbe haute. Sa peau était de couleur vert pastel,
la houpette de cheveux au-dessus de son fin visage était pâle comme
un clair de lune. Elle avait des pantoufles écarlates aux pieds
et portait une blouse de gaze bleue. Un bracelet vert, dont la forme
rappelait le Chrysanthème, pendait à l'une de ses oreilles.
Elle
ressemblait à ces fées des anciennes légendes : pas vraiment humaine.
Elle
accueillit Tony par un gazouillis enthousiaste, et lorsqu'elle apprit
que Tony serait juge du concours, clic redoubla de vivacité. Elle
connaissait quelques mots d'anglais, et, prenant les mains de Tony
dans les siennes, elle exprima sa joie de le recevoir chez elle.
-
Et puis après le concours, alors toi tu me viendras voir ! Sur Plais,
près de cette étoile que vous autres appelez Alschain. Ah, cette
planète est très jolie ! Tu seras mon invité, tu vivras avec moi
dans ma petite maison sur les rives du fleuve Chthis. Je vais remporter
le concours assurément, et j'achèterai une longueur d'un million
de métres de soie noire raffinée et alors tu verras quel prix ceux
de ma race attachent à la gratitude !
Tony
éclata de rire.
-
Tu es gentille, petite coquine !
De
son bras, il entoura ses épaules qui battaient comme la poitrine
d'un oiseau. II lui embrassa le bout du nez, et allait poursuivre
dans cette voie, mais elle l'écarta
-
Non, non, Tony chou ! Après le concours !
Mademoiselle
Sancha Garay avait ses appartements à l'Auberge du Désert sur les
pentes du Mont Whitney. La sonnerie retentit et une soubrette répondit.
Dans le hall de réception, elle reconnut le visage en question et
s'adressa à Mademoiselle Garay par l'interphone
-
Le jeune homme de l'Exposition est là, celui qui voulait tous ces
renseignements.
-
Peste* ! dit Sancha. quel ennui ! Est-il vraiment nécéssaire de
le recevoir ? (Elle envoya promener d'un coup énergique l'oreiller
situé à ses pieds.) Bon. Introduisezle ici pour deux minutes et
pas une de plus. Soyez ferme et ne cédez sous aucun prétexte.
Tony
entra dans la pièce.
-
Bien le bonjour, mademoiselle Garay. II regarda autour de lui. Tout
à fait à votre aise, j'espère ?
-
Oui, c'est parfait. Sancha, maussade, regardait par la fenêtre la
Vallée de la Mort. Elle se redressa soudain sur les genoux et tourna
le dos à Tony, menton entre les mains.
-
Quelle barbe, commença Tony. Comme si je n'avais rien d'autre à
faire, voilà que maintenant je suis l'un des membres du jury du
Concours de Beauté.
En
un éclair, Sancha Garay avait fait volte-face et se tenait debout
face à lui, son visage illuminé.
-
Tôni-ii ! Mais c'est merveilleux ! Et penser que nous sommes de
si bons amis !
-
C'est sympa, n'est-ce pas ?
-
Voui, répondit-elle. C'est si gentil à toi, Tony de passer me voir
comme ça. Si gentil. Fais-moi un bisou...
La
soubrette fit son entrée.
-
Que Mademoiselle Garay me pardonne. L'habilleuse est ici, et on
ne peut la faire patienter. II faut que vous veniez sur le champ.
-
Zut, fit Tony. Très bien. Je crois que je ferais mieux de m'en aller.
-
Grand diable du sacré feu*! dit Sancha Garay dans un murmure.*
NDT : en français dans le texte (sic)
-
Tu es si fort, dit Ftadesut Consici, de Veidranu, de sa douce voix
voilée. Chez moi, les hommes sont mous. Une fois le concours terminé,
je resterai sur Terre, où les hommes sont forts ! Avec l'argent
je... peut-être voudras-tu m'aider à le dépenser ? N'est-ce pas,
Tony '1
-
Je serais tout à fait désireux de t'aider, répondit Tony. Ah, mais
tu es si douce, si vulnérable...
II
posa ses mains sur ses bras, caressa sa peau qui s'éclairait de
subtiles couleurs comme celle des ailes des libellules et il commenca
à l'attirer vers lui. Elle s'ébattit à la manière de l'un des papillons
qu'elle avait pour habitude de monter dans les marais de Veidranu.
-
Non, non ! L'amour n'est pas pour tout de suite ! Tu ne voudrais
pas que ma peau perde de son lustre ? Je dois être belle ! Après,
tu verras !
-
Après, grogna Tony. Toujours après !
-
Tony ! sussurra la jeune Veidranu, te voilà les sourcils froncés
et l'air boudeur. Ce n'est pas à cause de moi, n'est-ce-pas ?
Tony
émit un soupir.
-
Non, pas tout à fait. Je dois aller voir ce satané monstre de Mel
et organiser son transfert à l'Exposition. Elle est tellement imposante
qu'il va me falloir deux avions-cargo au lieu d'un...
II
s'arrêta un instant à l'extérieur du vivarium où mademoiselle Magdalipe,
de Mel, avait établi ses quartiers résidentiels. L'interprète le
vit. C'était un petit Breiduscien fort empressé, de type humanoïde,
aussi fin qu'un sifflet d'osier et à la voix de cricket.
-
Ah, M. LeGrand, vous voilà enfin. Mademoiselle Magdalipe est anxieuse.
Elle attend votre visite.
-
Un instant, grommela Tony. Il savait enfin quoi faire des cigares
de Hardeman Clydell : la fumée tendait à faire oublier l'atmosphère
de Mel.
L'interprète
le précéda dans le vivarium. Magdalipe était allongée, son thorax
gigantesque tourné vers l'entrée. Aux premiers sons perçants émis
par l'interprète, elle se tourna vers eux pesamment et mugit de
plaisir à la vue de Ïony. Elle l'étouffa d'une caresse amicale.
Les côtes de Tony firent entendre un craquement ; il sentit ses
pieds quitter le sol. Une gueule énorme beugla quelque chose à quelques
centimètres de son oreille.
L'interprète,
derrière Tony, traduisit :
-
Mademoiselle Magdalipe est contente de vous voir. Elle vous aime
bien. Elle dit que si elle gagne le concours, elle vous invitera
dans son palais sur Mel : elle dit qu'elle vous apprécie énormément
; vous vous y plairez.
-
Ca m'étonnerait, pensa Tony. II tira énergiquement sur son cigare
et lui souffla la fumée à la figure. Si l'un des cigares extra de
Clydell ne parvenait pas à la décourager, alors il n'y avait plus
rien à faire. Elle émit un gargouillis de plaisir, voulut le caresser
à nouveau, mais rata son dos et lui administra une gifle sur une
joue. La tète de Tony retentit de mille sons de cloche.
5
Dans
la nuit du 31 janvier, vingt-trois avions-cargos chargèrent vingt-trois
bulles en verre de dimensions considérables dans différentes régions
de Californie, les élevèrent à haute altitude et les transportèrent
à travers le désert de Mojave jusqu'au champignon de métal étincelant
planté sur le sable immaculé. Le l' février au matin, les visiteurs
de l'Exposition Tricentenaire découvrirent le Conclave de l'Univers
encerclé par vingt-trois bulles offrant en spectacle la beauté de
l'Univers.
Ce
jour là, le nombre des entrées payantes à l'Exposition dépassa le
million et demi. Les procédures de jugement débutèrent à 4
heures de l'après-midi. Chaque juge était tenu d'inspecter chaque
candidate séparément, de prendre toutes ses mensurations, d'analyser
sa couleur, de déterminer ses viscosité, densité, surface, température,
indice de réfraction et conductivité. II devait ensuite confronter
ces résultats avec l'idéal de la race préalablement établi.
C'était
une rude tâche. Mais rien ne pressait. Tous les jours, les tourniquets
cliquetaient un million de fois ou plus. Dès le 14 février, tous
les frais relatifs au Concours de beauté étaient amortis ; ce fut
tout bénéfice jusqu'au 28 février.
La
plupart des visiteurs ne voyaient aucune raison à ce que le verdict
final se fasse attendre. L'opinion publique couronnait Sancha Garay
; Lorraine Jorgensen de Mars suivait de près, puis mademoiselle
Zzpii Koyae d'Alschain, mademoiselle Fradesut Conisici de Veidranu
et mademoiselle Arednillia de Beta Trianguli (l'humanoïde de Catégorie
A à la rousse chevelure hérissée, avec de la fourrure noire sur
les jambes).
Un
organe de presse à sensation, enfonçant les portes ouvertes, organisa
un Concours de Laideur dont les résultats furent annoncés le 15
février
-
Notre Concours de laideur repose sur des bases aussi équitables
que celles des cinq juges qui dirigent actuellement le Concours
de Beauté. Notre critère est la réaction physique. Nous nous sommes
demandés qui d'entre ces vingt-trois chéries nous répugne de façon
indiscutable.
A
partir de ces données, Mis& Terre, Mies Mars. Miss Veidranu,
Miss Beta Trianguli ai Miss Alschain échouent lamentablement. Aucune
d'entre elles ne nous répugne. Pour les autres, la course est serrée.
Nous proclamons les jugements suivants
-
Le visage le plus hideux et effrayant : n° 17, n° 8.
-
La couleur la moins ragoûtante : n° 17, n°5. - L'odeur la plus tenace
: n° 17.
-
La plus incroyable : n° 21, n° 23, n° 5.
-
L'adversaire le plus craint au jeu du chat et de la souris : n°
17.
-
La moins délicate : n° 17.
Le
vainqueur est à l'unanimité : n° 17, mademoiselle Magdalipe de Mel.
Le
public était d'accord •. environ vingt milions de personnes étaient
déjà arrivés à celte conclusion.
C'est
pour cette raison qu'en ce 28 février l'annonce de la victoire de
la Candidate n° 17, Mademoiselle Magdalipe de Mel, de suit couronnement
en tant que Miss Univers, reine de la Beauté Interstellaire, provoqua
une réelle surprise.
La
déclaration suivante, publiée avec les résultats par la presse,
avait des airs de justification
-
Tout doute ou remise en question sont à exclure. La décision du
jury est fondée sur les mesures les plus scrupuleuses et s'avère
définitive. D'après le règlement du con
cours,
et à l'unanimité du jury, mademoiselle Magdalipe de Mel, candidate
qui se reproche le plus des critères idéaux de son monde, est proclamée,
par la présente, Miss Univers, Reine de la beauté Interstellaire.
Demain
1er mars, à 16 heures, Miss Univers exprimera son voeu le plus cher
et si c'est dans les pouvoirs des responsables de L'Exposition Tricentenaire
de Californie, elle sera exaucée.
6
Tony
LeGrand alla rendre visite à mademoiselle Sancha Garay.
-
Ecoute petite, dit-il, tu ne peux pas imaginer comme je me suis
battu pour toi. Je t'ai donné toutes les chances...
Elle
se glissa jusqu'à lui avec la démarche frétillante d'une pouliche.
-
Espèce de sale petit cabot ! soufflat-elle. Va-t-en et ne reviens
jamais ! Je te crache au visage !
Mademoiselle
Zzpii Koyae d'Alschain fit preuve de moins de véhémence.
-
Dans mon pays, il n'existe pas de conflits, et personne n'a d'ennemis.
Tout le monde est gentil... et pourquoi donc ? Parce que lorsque
nous avons des ennemis, nous faisons... ceci !
Et
elle fouetta la joue de Tony d'un ruban. Ce dernier vibrait d'une
multitude de minuscules de points noirs, qui bondirent sur la peau
de Tony et se glissèrent furtivement dans ses vêtements. Ils se
mirent alors à mordre.
Un
médecin parvint à extirper de la chair de Tony la plupart de ces
créatures virulentes et lui prescrivit un onguent lénitif. Tony
n'essaya pas de joindre Mise Veidranu, ni Miss Beta Trianguli, dont
les peuples pratiquaient à l'occasion le sacrifice humain.
L'heure
de la Grande Récompense approchait, ou la gagnante devait exprimer
son voeu le plus cher. Tony retourna à l'Exposition et prit l'ascenseur
jusqu'au bureau administratif.
Clydell
le salua cordialement.
-
Et bien, Tony, tout a marché comme sur des roulettes. Du bon boulot
du début jusqu'à la fin... Mieux vaut s'arranger pour transférer
les vivariums, ce soir. Tous sauf celui de Miss Univers, j'imagine...
Miss Univers.
Le
visage rose de Clydell se crispa.
-La
possibilité d'une gaffe est à exclure?
-
Oui... les mensurations lui allaient tout bonnement comme un gant.
-
Tout ce que je peux dire c'est que les hommes sur sa planète ne
font preuve d'aucune sorte de goût. Bon, il est quatre heures moins
le quart. Descendons voir ce qu'elle veut. On le lui trouve et on
la renvoie chez elle.
Une
fois descendus dans le Conclave de l'Univers, ils grimpèrent sur
l'estrade de présentation qui avait été érigée en face de la bulle
n° 17. Elle était couverte de fleurs, de rubans métalliques et d'insignes
de gala.
On
avait apporté des sièges pour les cinq juges, qui n'avaient pas
encore fait leur entrée.
Les
journalistes et les photographes de la télévision s'affairaient
autour de Miss Univers. lis étaient en général gais, plaisantaient
et riaient entre eux, faisant des insinuations sur la nature douteuse
des rapports entre mademoiselle Magdalipe et son interprète en forme
de tuyau de pipe.
-
Miss Univers, dites-nous quel effet ça fait d'être la femme la plus
belle de l'univers ? Que ressentez-vous ?
-
Rien que de très ordinaire, mugit-elle. Cela ne change rien.
-
On est très attentionné avec vous, sur Mel ? Avez-vous beaucoup
de petits amis ?
-
Oh oui, des tas.
-
Les hommes y sont plutôt frustres, hein ?
-
Non. Rien que des mous, des gringalets. Ils font le boulot.
-
Avez-vous été surprise à l'annonce de votre victoire ?
-
Aucune surprise.
-
Vous vous y attendiez ?
-
Bien sûr. Je ne pouvais pas perdre.
-
Et en l'occurence, pourquoi donc ?
Miss
Univers et l'interprète parurent surpris par la question : ils échangèrent
quelques propos, contrebasse d'un côté et piccolo de l'autre. Finalement,
mademoiselle Magdalipe fit une déclaration et le Breiduscien au
profil de tuyau de pipe, traduisit
-
La lettre qui vient de Terre et qui demande les mensurations de
la femme idéale arrive. On me mesure moi. Je ne permet rien d'autre.
Je suis plus belle femme. En fait moi seule femme. Je pondre des
oeufs pour planète entière.
Ces
propos causèrent une grande agitation et une vague de gaîté dans
l'assemblée.
Les
journalistes repérèrent Clydell et Tony et exigèrent d'eux un commentaire.
-
Miss Mell a-t-elle gagné le concours de façon équitable ? Aucune
possibilité de disqualification ?
Hardeman
Clydell rougit de colère et se tourna vers Tony
-
Qu'est-ce qui se cache là-dessous, Tony ?
-
Au vu de ce que je sais, déclara Tony, Miss Univers a rempli toutes
les conditions pour remporter le concours. Le fait qu'elle soit
la seule femme sur sa planète ne constitue qu'un détail technique
mineur.
Clydell
retrouva son calme
-
C'est aussi mon avis. Maintenant, si vous le voulez bien messieurs,
nous allons demander à cette dame ce qu'elle veut comme récompense.
Son voeu le plus cher.
Les
journaliste s'écartèrent. Clydell et Tony s'approchèrent du vivarium.
Clydell salua de la tête Miss Univers, qui, de l'autre côté de la
vitre, frappa le sol de son thorax gigantesque.
Clydell
jeta un coup d'oeil circulaire sur l'estrade.
-
Où sont les autres juges ?
Une
hôtesse portant de larges pantalons bleus, s'approcha et chuchota
quelques mots à l'oreille de Clydell. II s'éclaircit la voix et
s'adressa aux journalistes et aux caméras de télévision.
-
Les autres juges nous ont consacré le maximum de leurs temps, et
au nom de l'Exposition, je tiens à leur exprimer ma gratitude. C'est
mon devoir de demander à Miss Univers quel est son voeu le plus
cher et de le satisfaire dans la mesure de mes possibilités.
II
ne retourna et s'approcha du vivarium.
-
Miss Univers, c'est un honneur pour moi de prendre connaissance
de votre voeu le plus cher.
L'interprète
traduisit ses paroles de sa vois flutée. Miss Univers gronda et
grommela une phrase en retour. L'interprète se tourna vers Clydell.
Les journalistes tenaient levés leurs magnétophones et les caméras
de télévision transmettaient la scène à une centaine de millions
d'yeux.
-
Elle dit qu'elle n'a qu'un seul désir. Et c'est lui.
L'interprète
désigna Tony du doigt. Ce dernier sentit ses genoux fléchir.
-
C'est moi qu'elle veut ?
-
Elle dit que vous devez aller vivre avec elle dans son palais sur
Mel. Elle dit qu'elle vous aime beaucoup.
Tony
eut un rire nerveux.
-
le ne peux pas quitter la Terre... c'est impossible.
Tony
regardait le cercle de visages qui l'entourait. Clydell affichait
un air grave. Les journalistes secouaient la tête. Les caméras de
télévision scrutaient son expression de leurs yeux de verre désincarnés.
Pourquoi ne lui faisaient-ils pas de clins d'oeil ?
L'interprète
poursuivit
-
Elle dit que vous veniez passer au moins un mois avec elle.
-
Ce n'est pas déraisonnable, Tony, intervint Clydell. Un mois passe
vite.
Les
journalistes approuvèrent
-
Ca semble correct.
L'interprète
reprit
-
Une année sur Mel équivaut à quatorze années terriennes.
-
Ce qui fait qu'un mois correspond à plus d'une année Terrienne !
s'écria Tony.
-
Chaque année est divisée en quatre mois, poursuivit l'interprète.
-
Bon dieu ! glapit Tony. Ca fait deux ans et demi !
Un
journaliste demanda
-
Quels sont les fondements de cette belle amitié ? Des intérêts en
commun 7 Une attirance intellectuelle ? Une idylle spirituelle ?
-
Ne soyez pas stupide 1 aboya Tony.
L'interprète
reprit
-
Mademoiselle Magdalipe apprécie son odeur. Il sent très bon. Elle
aime le dorloter.
-
Un instant, dit Tony. Je dois vérifier quelque chose. Je veux lui
parler seul.
Tandis
qu'il parlait, il s'avance, frôlant Clydell jusqu'à le bousculer
légèrement ; il présenta immédiatement des excuses. -
Désolé, mon vieux. J'ai été maladroit. -
Tony pénétra dans le vivarium, accompagné de l'interprète : Miss
Univers le gifla amicalement. -
Ecoute-moi un peu, dit Tony. Tu apprécies mon odeur ? Miss
Univers croassa d'approbation. II
s'approcha encore plus près d'elle -
Sens-moi maintenant. Tu remarques un changement ? Miss
Univers recula avec précipitation, et son thorax massif vibrait
comme sous l'effet d'un acquiescement étonné. -
Bon, alors écoute-moi bien. Tu vois cet homme au visage rose, dans
le costume beige ? Lui sent comme moi avant. En ce qui me concerne,
ce n'était que temporaire. Avec lui, c'est permanent. Clydell,
jovial tapait sur la vitre : -
Qu'est-ce qui se passe là-dedans ? Tony
et l'interprète sortirent. Miss Univers se traîna jusqu'à la porte
du vivarium. L'interprète
s'adressa à Clydell -
Miss Univers veut vous sentir. -
Certainement, dit Clydell d'un air dégagé. D'abord je mets en route
ce bon vieux régulateur pour ne pas sentir Miss Mel. II tira sur
son cigare et laissant filer un mince panache par ses narines, il
s'approcha de Miss Univers. Elle
émit un grondement et asséna une tape magistrale dans le dos de
Clydell. L'interprète dit : -
Miss Univers s'est trompée. Elle ne veut pas de Tony. C'est vous
qu'elle veut. Tony
acquiesça de la tête d'un air songeur. -
Je savais bien qu'elle avait commis une erreur. -
Quelqu'un peut me dire ce qui se passe? s'écria Clydell. -
On dirait que vous avez droit 1 un voyage sur Me l, dit un journaliste. -
II ne s'agit que d'un mois, mon vieux, dit Tony. -
Vous et vos idées lumineuses ! s'écria Clydell avec hargne. -
Je veillerai sur vos affaires professionnelles, Hardeman. Le
bras difforme de Miss Univers entoura la taille de Clydell. -
Elle est prête à partir, dit l'interprète. -
Mais moi je ne suis pas prêt, cria Clydell. Je n'ai mime pas fait
mes bagages, j'ai besoin de vêtements et de mon nécessaire de rasage. -
II ne fait pas froid sur Mel. Surtout dans la ruche. Vous n'avez
pas besoin de vêtements.
- Mon travail, mes affaires ! -
Elle dit qu'elle veut s'en aller maintenant, à cette minute. Le
sourire de Tony s'élargit. 11 se rappelait comme il avait été fâcheusement
tenté d'allumer le cigare qu'il venait d'emprunter à Clydell. S'il
n'avait pas bousculé Clydellet
replacé le tabac nocif dans la poche de ce fumeur invétéré, où serait-il
à cette heure ? A la place de de Clydell, sana aucun doute. Le
sourire de Tony s'élargit. II réfléchissait vite et savait ne montrer
subtil ! II s'était même souvenu du comportement singulier de Clydell
vis-à-via des cigares. Clydell en avait toujours quatre ou cinq,
situés en général dans la poche de son gilet; juste au moment d'en
allumer un, il avait cette habitude particulière de ranger la feuille
de tabac dans la poche lâche et plus accessible de sa veste, une
place commode, une simple escale pour ainsi dire, d'où il pouvait
aisément enfourner le cigare dans sa bouche.
Sur
sa planète natale, Miss Univers se régalait peut-Erre du riche bouquet
de substances végétales en décomposition, au lieu de champagne.
II ne pouvait y avoir que les végétaux pourris d'un monde étranger
pour sentir comme les cigares de Clydell. Ou peut-être Miss Univers
avait-elle des goûts encore plus décadente, du point de vue d'un
terrien, et se régalait-elle de ... Tony
frissonna. Bien sûr, c'était envisageable. Déchets protéïniques,
composants organiques azotés produisant des acides aminés à un stade
avancé de décomposition. Mort par déshydratation. Tony
s'approcha de la cage. Le sourire était revenu sur ses lèvres. -
Au revoir, mon vieux, lança-t-il. Et bon voyage !
titre
original : Meet Miss
Universe - paru en Mars 1955 dans le magazine Fantastic Universe traduction
Bénedicte Alliot
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