Arlette Rosenblum et Jack Vance  1998@P.Rhoads

Interview

Arlette Rosenblum

Arlette Rosenblum a traduit de nombreux ouvrages de Jack Vance, notamment Le Visage du Démon, Le Jardin de Suldrun, La Perle Verte et le premier volume d'Araminta Station et les derniers parus chez Rivages SF.Elle nous parle de son métier de traductrice et de son approche de l'oeuvre de Vance.

GRAAL : Comment êtes-vous venue à la traduction
Arlette Rosenblum : Par hasard, un jeu du destin, un caprice des fileuses et tisseuses de nos vies qui se sont amusées à tortiller le fil de la mienne et à l'imbriquer dans l'édition comme modeste truchement su lieu de l'illustrateur que je me proposais d'dire. L'une des façons courtoises d'éconduire un dessinateur est de se montrer au regret de ne pouvoir utiliser ses talents alors que des piles de manuscrits languissent sous la poussière dans l'attente d'un oeil capable de déchiffrer l'anglais. Et justement. je pouvais.

G : Avez-vous toujours traduit de la science-fiction .
AR : Non. En fait, j'ai commencé par un travail de "nègre" - ghost comme disent si justement les anglais - pour un traducteur célèbre, un travail que je n'aurais jamais osé entreprendre de mon propre chef par modestie. Puis je me suis retrouvée chez Opta où j'ai traduit du policier d'abord et, Alain Dorémieux étant en quête de traducteurs sérieux pour la SF, de la science-fiction. J'en si gardé un merveilleux souvenir : des nouvelles qui me paraissaient souvent si difficiles. de l'équipe ensuite, Alain Dorémieux et Michel Demuth et de ceux et celles qui les entouraient. C'était vraiment une maison où je suis allée avec plaisir jusqu'à sa débâcle, mais la collaboration avait bien duré vingt ans je crois. J'avais traduit ailleurs aussi, bien sûr, mais pas de la SF, et jamais dans une atmosphère aussi cordiale. J'ai beaucoup traduit, des quantités de textes variés, car je traduisis pour le groupe Opéra Mundi et les défuntes "Lectures pour tous" : il fallait travailler vite et bien. C'est une bonne école.

G : Existe-t-il une éthique de la traduction?
AR : Il y a, paraît-il, deux écoles de traducteurs. Le brodeur de fariboles par ignorance, précipitation ou vanité de croire que ce qu'il écrit plaira beaucoup plus su lecteur français que ce que l'auteur anglais a imaginé - appelons-le le traducteur-adaptateur. Les éditeurs aiment beaucoup ça. Un texte qui file, avec les clichés et les mots à la mode, pour eux c'est épatant. Que l'original y perde son rythme, son atmosphère, parfois sa matière même, peu leur chaut.
Ce n'est pas mon style. L'auteur m'offre son oeuvre, je tâche à m'y couler, à m'oublier, à essayer de transcrire dans ma langue ce que je sens qu'il veut dire dans la sienne. Pour autant que c'est transmissible, évidemment. Je ne plaque pas mon style sur le sien comme on le fait chez Sélection du Reader's Digest (j'ai travaillé dix ans pour eux, j'en parle en connaissance de cause).

G : Dans quelles circonstances avez-vous découvert l'oeuvre de Jark Vance ?
AR : Par hasard. J'étais encore plus ou moins free lance pour Hachette. On cherchait un traducteur pour des nouvelles. Mon nom a été prononcé avec éloge quand Jacques Goimard (directeur de la collection SF chez PP) l'a cité. Et je suis allée un jour à Presses-Pocket demander une traduction. Un Vance me fut donné : voilà.

G : La traduction des testes de Vance pose-t-elle des problèmes particuliers
AR : Oui. C'est difficile, mais c'est un challenge et j'aime bien son style. Prenons l'exemple des noms. Jack Vance les a-t-il choisis par pur hasard - un son resté dans l'oreille qui fait l'affaire - ou par association d'idées ? Ainsi dans Space Opera, il y a un personnage peu sympathique qui au théâtre serait ce qu'on appelle le traître : c'est Adolph Gondar le sinistre, l'âme noire. L'âme noire ? Gondar est l'ancienne capitale de l'Ethiopie, pays qui - pour mon imagination tout au moins - évoque le noir (noir comme suie, noir comme un four, noir comme un Ethiopien - sans la moindre idée de racisme, notez bien, juste le noir). Alors y a-t-il une arrière-pensée dans le choix de ce Gondar, à la manière de la comédie italienne où les personnages typés ont des noms typiques ?
De même nombreux sont les mots écossais dans le vocabulaire vancien et parfois étudier leur étymologie permet de mieux les transposer en français.
A propos de comédie italienne, le théâtre, la musique, y sont souvent présents. Les oeuvres de Vance ont la souplesse de l'articulation liche (on le lui a reproché) de la comédia dell'arte. Souvent encore la conclusion est un point d'orgue ou une plaisanterie. Rappelez-vous la fin du Visage du Démon : le patricien qui ne voulait pas d'un voisin à cause de sa mine, ce zélateur d'un apartheid fondé sur l'or verra à tout jamais cette horrible face planer comme une lune au-dessus de son palais. C'est comique. Un argument mince et un roman qui file et rebondit en cascades.
Tout compte chez Vance et même parfois ce qui n'en a pas l'air. Et c'est pourquoi il est difficile ou disons délicat à traduire.

"Jack aime beaucoup jouer sur les mots ,les noms à la fois sur leur sonorité et leur sens dans la suite du récit.A chaque fois je dois me demander que privilégier dans la traduction le sens exact ou le jeu de mot ."

Q:Est-ce que vous correspondez avec lui pour la traduction ? Sur quel texte travaillez-vous ?
AR:J'ai beaucoup correspondu avec Norma et je leur ai rendu visite chez eux à Oakland ,Californie en 1991 ,je devais rester 8 jours et j'y suis resté un mois et demi ! Sur "La Roue du temps" de Robert Jordan (ed.Rivages SF) dont c'est le septiéme volume et je suis terriblement en retard.

G : Qu'elle est selon vous la particularité de Jack Vance ?
AR : Vance est avant tout un "teller of tales", un conteur envoûtant comme l'ont été dans les marchés d'orient les conteurs orientaux : c'est un styliste, un écrivain, et si vous ne respectez pas son style, c'est fichu, l'histoire n'a pas plus l'air de tenir debout, les paysages deviennent des stéréotypes. Il a une prose rythmée, tantôt rapide, à courtes phrases, tantôt d'une ampleur verbeuse satirique où perce l'ironie.
J'avais traduit il y a bien longtemps pour Opta La Planète Géante. Dans des documents que Norma Vance a eu la grande gen tillesse de m'envoyer, j'ai découvert avec horreur que j'avais traduit une version caviardée et - en même temps -cela m'a confirmée dans l'impression que j'avais eue en traduisant : qu'il y avait quelque part un manque. J'avais donc bien senti ce qui était l'essence même du style, de la pensée de Vance. J'ai appris aussi par ma correspondance avec lui qu'il a vécu, su cours de différents séjours, huit ou dix ans en Europe.

G: Quels ouvrages de Vance préférez-vous ?
AR : Je mettrai en premier le Château d'If, C'est fort, admirablement charpenté, plein de suspense et à mon avis un chef-d'oeuvre. Il y a The Narrow Land, une superbe évocation d'un futur du passé, si j'ose écrire, quelque chose comme la réémergence d'un préhominien coelacanthien. Il y a l'ironique Masquerade on Dicantropus. Il y a l'adorable et inédit Phantom Milkman*, une histoire de fantôme avec l'humour et la justice immanente réunis dans une brave nouvelle impeccable.
En fait, j'ai lu Emphyrio en traduction, je ne me rappelle pas avoir lu Les Mondes de Pao. Je parlerai plutôt des livres que j'ai traduits parce que, finalement, j'aime mieux les textes originaux. Mon préféré, c'est Le Jardin de Suldrun parce que les êtres m'y ont paru de chair et de sang, même quand c'étaient des ogres ou des magiciens et à cause de cette atmosphère féerique et terre à terre à la fois. A cause de ces paysages de montagnes, de landes, de torrents à truites. A cause aussi de l'océan et des traversées en bateau. A cause des petites gens qui y apparaissent.

G : Vance n'aime pas parler de lui, mais en considérant son style et les thèmes qu'il aborde. quelle idée pourrait-on se faire du personnage ?
AR : Vous connaissez la phrase fameuse tant redite "Mme Bovary, c'est moi". Le héros de Vance, c'est Gersen et Jubal Droad, Roger Wool et Dame Isabel. Une personne dotée d'astuce et de sens pratique, d'humour et d'esprit de ressource, fataliste et ayant le sens de ce qui est juste. Dans les nouvelles, on découvre une sensibilité qui n'apparaît pas aussi nettement dans les romans.

G : Penses-vous que Jack Vance soit aussi connu qu'il le mériterait ?
AR : Oui, je crois que Jack Vance, connu pour quelques nouvelles comme La Grande Bamboche que j'ai mal comprise (pas lu dans l'original) ou ses romans, mériterait de l'être plus encore par tous ses contes inédits. Il est difficile 3 traduire, parce qu'il ne se prend pas lui-même au sérieux (la scène des automates joueurs d'échecs par exemple). Il a des défauts, des scènes qu'il réutilise, des images qu'il reprend et répète, c'est un peu sensible dans les romans,  pas du tout dans les nouvelles qui m'ont paru, tel Dust of Far Suns, d'une grande force et d'une parfaite économie.

* Certaines de ces nouvelles ont depuis été éditées par Presses-Pocket.

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