Cet article est paru en anglais dans le numéro 42 de Cosmopolis, Septembre 2003. Cosmopolis est le journal du Projet VIE. Traduction Avril 2004 par Patrick Dusoulier (copyright Patrick Dusoulier, 2004), avec l’aimable autorisation de Derek Benson, qui en était alors le Rédacteur-en-chef.

Des bénévoles du Projet VIE bavardent avec Jack

Au cours du week-end du 2 et 3 août 2003, plusieurs bénévoles du Projet VIE ont pu discuter avec Jack en téléconférence. Les participants du samedi étaient Joel Anderson, Jeremy Cavaterra, Brian Gharst, Chuck King, et Ed Winskill. Le dimanche, ce fut le tour de Chris Corley, Damien Jones, Dave Reitsema, et John Schwab. John Vance II était présent les deux journées. La transcription a été faite par Jeremy Cavaterra.

 
Deuxième jour : Dimanche 3 août 2003

Chris : Quelle différence y a-t-il eu dans votre façon d’écrire, quand vous êtes passé de la feuille de papier au clavier de l’ordinateur ?

Jack : Pendant de nombreuses années, j’ai écrit à la main, et puis j’ai court-circuité la machine à écrire pour passer directement à l’ordinateur, mais à ma grande surprise, je n’ai remarqué aucune différence. Je pense que les processus étaient tous dans ma tête, et que la méthode pour les coucher sur le papier est secondaire. Je remarque une différence maintenant, depuis que j’ai perdu la vue—c’est difficile à expliquer, mais avant, je pouvais lire la page de haut en bas, et ça me donnait un sens du flot du texte. Maintenant, avec ma cécité, je suis forcé d’écouter. J’ai un boîtier, un matériel vocal, qui me lit le texte, et j’essaie de saisir le flot à travers ce que la voix me dit. C’est beaucoup plus lent. Je suis forcé de faire des retours en arrière, de m’assurer que ce n’est pas que du salmigondis de phrases déconnectées. De toute façon, je ne râle pas trop. Je râle juste un petit peu..

Jack et son ordinateur, Locus magazine, nov.1984  (c) C.N.Brown

John V. : Laissez moi dire que c’est terriblement difficile pour Papa d’écrire maintenant, c’est vraiment un processus douloureux. D’être incapable de voir—comme vous pouvez l’imaginer—s’est révélé être un handicap majeur.

Jack : Bon, je préfère quand même faire ça plutôt que d’être jeté dans la Mer Rouge, avec des pirates de chaque côté.

Chris : Une des raisons de poser cette question, c’est que le fichier sur lequel j’ai travaillé est très propre, bien sûr—il a été revu par vous et Norma, et peut-être d’autres gens encore—et ça m’a fait penser à ma propre façon de travailler maintenant, par rapport au temps où j’écrivais sur du papier. C’est intéressant de savoir que ça ne fait pas de différence pour vous au niveau du processus créatif lui-même.

Jack : Non, on dirait que non—sauf que, comme je l’ai dit, depuis que je suis aveugle, le processus a changé : je dois le faire à l’oreille, et faire des aller-retour sur une ou deux phrases. Quand je me sens vraiment intrépide, je remonte davantage…

Chris : Quel est l’accent de cette voix ? Est-ce qu’elle est difficile à comprendre ?

Jack : Non, pas pour moi.

John V. : Papa y est habitué, mais c’est une petite voix robotique bien particulière.

Chris : je me suis demandé si la mélodie potentielle de certaines phrases ne risquait pas de mal passer dans la traduction au travers de cette boîte vocale.

Jack : Non, ça va. Je ne me plains pas, disons-le comme ça. Je n’y fais pas attention, en fait j’ai une certaine affection pour ce sacré machin.

Chris : Je suis bien content que vous ayez un moyen de continuer à écrire !

Jack : En fait, je suis en pré-retraite. Je ne me considère plus comme un auteur en activité, mais je n’ai rien d’autre à faire—sauf des petits trucs avec mes disques et ma musique. Alors j’écris maintenant plus ou moins sur ma lancée, mais j’espère bien sortir ce livre.

Chris : Nous aussi ! Et merci pour votre réponse, c’est très intéressant d’entendre vos commentaires.

Jack : Oui, peut-être. Moi je ne trouve pas ça très intéressant…

John V. : Papa se sert d’une antiquité, un 386 sous DOS, avec une variante du vieux logiciel WordStar, et il n’utilise pas de souris, de sorte que quand vous dites « coupé/collé », ça se traduit dans le langage de Papa par « lire un bloc » et « écrire un bloc ». C’est un processus assez antique.

Jack : Un type qui s’appelle Kim Kokkonen a mis au point ce programme pour moi, ça s’appelle « Big Ed »—Big Editor. Quand j’arrivais encore à voir, je pouvais afficher à l’écran des caractères de différentes tailles—et avec cette méthode, j’ai été à même de continuer de « voir mon travail » pendant plusieurs années. Mais en fin de compte, l’ophtalmo a eu sa revanche sur moi, et je ne vois plus rien. Maintenant, Big Ed n’a plus beaucoup de sens.

Damien : Jack, laissez-moi d’abord vous remercier de m’avoir procuré tant d’heures de divertissement dans le passé, et j’espère bien, dans l’avenir.

Jack : J’espère que vous avez acheté les livres, que vous ne vous êtes pas contenté de les emprunter à la bibliothèque.

Damien : En fait, je les ai volés à mon père.

Jack : Vous savez, au Danemark, si vous empruntez un livre à la bibliothèque, vous payez un droit qui va à l’auteur. Je crois que c’est pareil en Angleterre. Mais ici, aux Etats-Unis, l’écrivain se fait rouler [9]. Les gens vont à la bibliothèque, prennent des livres, et l’auteur récolte que dalle pour le service. Le syndicat des musiciens est maintenant organisé pour qu’à chaque fois qu’un morceau est joué à la radio, une royaltie soit versée à l’interprète ou au compositeur. Je crois qu’il y a eu aussi une tentative d’obtenir la même chose pour les écrivains, pour que l’auteur ait sa part chaque fois qu’un livre est emprunté dans une bibliothèque. Il n’est pas nécessaire que ce soit un gros montant, juste quelques centimes par livre ou quelque chose comme ça—mais ça finirait par faire une somme. Dans l’état actuel, vous écrivez un livre et il s’en vend mille exemplaires si vous avez de la chance, mais ces bouquins sont lus cent mille fois dans les bibliothèques, et vous récupérez moins que rien. Je ne veux pas trop râler, mais je veux juste vous dire que ce n’est pas vraiment correct.

Damien : Je n’y avais jamais pensé, mais vous avez raison, ça n’est pas juste du tout. Mais moi, j’achète effectivement des livres.

Jack : Oh, je plaisantais… Mais je crois qu’au Danemark—je ne suis pas sûr pour l’Angleterre—et probablement aussi dans d’autres pays scandinaves, et peut-être en Allemagne, ils ont ce système de paiement.

Damien : J’aimerais prolonger la question que Chris a posée. Je suis sûr qu’on vous l’a souvent demandé, mais compte tenu des conditions dans lesquelles vous écrivez, j’aimerais savoir ce qui vous pousse à écrire ?

Jack : Eh bien, je fais ça depuis tellement longtemps, et si je ne le fais pas, je n’ai pas grand chose à faire sinon rester assis. J’ai beaucoup de disques, du vieux jazz traditionnel—il y en a parmi vous qui aiment ce genre de jazz ?

Chris : J’aime la musique, mais je ne peux pas dire que j’ai une grande collection.

Jack : Bon, je ne sais pas combien j’ai d’enregistrements, mais il doit y en avoir des milliers. Ils sont répartis entre CD, disques et cassettes, et j’ai devant moi un énorme projet pour essayer de les organiser et de tous les graver sur CD, avec un indexage— c’est un peu un travail pour rien, il n’est utile pour personne sauf peut-être John et mon petit-fils—mais c’est un gros travail. Alors, à part çà, je n’ai rien d’autre à faire. Oh, je lis beaucoup, bien sûr, avec ces cassettes. Mais quand même, je me sentirais fébrile, ou nerveux, si je n’avais pas un projet d’écriture en cours, pour m’occuper l’esprit, en quelque sorte.

John V. : Papa, parle-nous d’autrefois, quand tu gagnais ta vie comme charpentier ?

Jack : Oui, qu’est-ce que tu veux savoir ?

John V. : Qu’est-ce qui t’a poussé à écrire plutôt que de taper sur des clous ?

Jack : Tu as vraiment besoin d’une réponse, John ?

John V . : Je pense que je connais la réponse !

Damien : Je pense que j’aimerais bien connaître la réponse !

Jack : Eh bien voilà. Au tout début, j’ai été pendant un moment marin dans la marine marchande, puis je me suis marié, et j’ai débarqué, bien sûr. Il fallait que je trouve un travail pour tenir le coup, en attendant de pouvoir gagner ma vie en écrivant (j’écrivais quand j’étais sur le bateau). Un de mes amis m’a dit : « Pourquoi tu ne deviendrais pas apprenti charpentier ? Ca ne rapporte pas beaucoup, et il faut faire quatre ans dans une école d’apprentissage—c’est vraiment ch…t—mais enfin ça te permettra de survivre. Je suis apprenti, et c’est très dur—il t’en font vraiment voir, tu dois faire ci et ça—mais au moins, c’est un métier honorable. » « D’accord, Sam, » — il s’appelait Sam— et il m’a emmené au Syndicat des Charpentiers, et le type dans un bureau là-bas m’a dit « Aha ! Vous voilà, hein ? » J’ai dit « Oui, me voilà. » Il a dit « Bon, je vais vous poser quelques questions. Quelles sont les dimensions d’un chevalet de scieur ? » J’ai répondu « Oh, à peu près comme ci et comme ça. » Il m’a demandé « Pourquoi les clous sont–ils centrés à 16 pouces d’intervalle ? » J’ai réfléchi un moment, et j’ai dit « Ben, ça doit être pour qu’on puisse mettre des planches de contreplaqué de  4 pouces sans qu’elles se chevauchent. » Et puis une troisième question—j’ai oublié ce que c’était—je crois qu’il m’a demandé quelle était la partie du clou qui entrait en premier. « Eh bien, il me semble qu’il est plus pratique que ce soit la pointe, parce qu’il y a plus de place sur la tête pour taper dessus. » « Très bien, »—il a rempli un petit papier pour moi—« voilà pour vous ; allez juste là-bas, ils vous donneront un boulot. » Et il m’a fait « compagnon charpentier » ! Mon ami, Sam Wainwright, était coincé dans ce cycle d’apprentissage sur quatre ans, et moi je suis sorti de là avec un emploi de compagnon charpentier, en gagnant trois fois plus que lui ! La tête qu’il a faite ! « Bon sang, qu’est-ce que c’est que ce truc ? »

John V. : La qualité de la construction dans la Baie s’en est ressentie l’année suivante…

Jack : Oh, j’ai vite appris. J’ai été renvoyé de mon premier job au bout d’une heure ou deux. Le deuxième job a duré quelques heures, et le troisième job… De toute façon, après m’être fait renvoyer de plusieurs boulots, ça n’était pas si difficile. J’ai fini par devenir un assez bon charpentier en fin de compte. Et je suis vraiment très reconnaissant d’avoir eu cette chance de devenir charpentier, parce que ça m’a été très utile quand nous avons emménagé dans cette maison. C’était juste une petite baraque, mais au fil des années, et avec l’aide de John quand il a eu l’âge, j’ai construit cette maison dans laquelle nous vivons maintenant, autour de la vieille cabane. Je n’aurais pas pu le faire sans mon expérience. En d’autres termes, je ne suis pas mécontent d’être un charpentier, je suis plutôt content en un sens, mais je laissais tomber chaque fois que je pouvais. Chaque fois que je vendais quelque chose, que j’avais un peu d’argent, je quittais le Syndicat des Charpentiers, et Norma et moi partions en voyage. Et puis l’argent s’épuisait, et je devais réintégrer le Syndicat en douce, pour essayer de me trouver un nouveau job. A cette époque, il n’y avait pas tellement de travail, et ils essayaient de me tenir à l’écart, mais j’arrivais à me réinscrire. Je suis sorti et entré dans le Syndicat des Charpentiers trois ou quatre fois… La dernière fois, je n’y suis jamais retourné : mon revenu d’écrivain était devenu suffisant pour que je n’ai pas à effectuer ces tâches sordides. Bien sûr, Norma travaillait aussi, ça aidait beaucoup.

John V. : C’était en 1973, ou dans ces eaux-là ?

Jack  : Je ne sais plus quand c’était. Non, c’était avant ça, je crois. De toute façon, voilà ce que fut ma vie de charpentier.

Damien : Donc vous préfériez l’écriture à la menuiserie ?

Jack : Oui, bien sûr ! Je pouvais écrire en prenant mon temps, assis dans un fauteuil confortable, en buvant du café, de la bière quand l’occasion le justifiait, manger un plat délicieux que Norma me préparait quand elle était d’humeur à ça… Manifestement, c’est bien plus agréable d’être un écrivain. Si vous êtes charpentier, vous travaillez dans les collines là-bas, il y a des chênes vénéneux, et vous devez transporter des trucs à flanc de colline. Ca devient assez fastidieux. C’est du travail, du travail pénible ! Vous rentrez à la maison, et vous êtes fatigué. Mais encore une fois, comme je l’ai dit, je ne l’ai jamais regretté, ça ne m’a jamais énervé—c’était OK. J’ai rencontré plein de gens bien. Il ne me reste plus d’amis, je crois, de cette époque. Mais j’en ai connu beaucoup, des charpentiers. Ils n’étaient pas de la même espèce que les écrivains. Je ne connais personne d'autre qui ait été à la fois charpentier et écrivain. Il y a dû en avoir beaucoup, forcément. Mais mon cercle de relations, une fois que j’ai arrêté cette activité, a complètement changé. J’ai fait la connaissance de Poul Anderson—c’est à peu près le premier écrivain que j’ai rencontré—et nous sommes restés très bons amis jusqu’à sa mort, qui a été une grande perte, je trouve. Poul était un des meilleurs hommes que j’ai connus, sinon le meilleur—bon, à l’exception des gens qui sont ici, bien sûr. Mais c’était un vrai gentleman—un type épatant, on ne dira jamais assez de bien sur Poul. Ses parents étaient Danois, et sa mère lui a appris le danois… mais je ne veux pas devenir dithyrambique sur Poul. Mais qu’est-ce qu’il me manque ! C’était mon meilleur ami, je crois, parmi les écrivains. Je connaissais très bien Frank Herbert. Anthony Boucher aussi. C’était un éditeur—en fait, aussi un écrivain : des policiers, et de la soi-disant science-fiction. Bien…est-ce que j’ai épuisé le sujet ?

Damien : Encore plus que ça—vous avez répondu à pratiquement toutes mes questions ! Merci.

Jack : Il n’y a pas de quoi ! N ‘hésitez pas à poser des questions. C’est très confortable d’être assis là, et je suis sûr que vous êtes tous également confortablement installés. Mon seul regret est que nous ne puissions pas être tous assis à une table avec de la bière devant nous, mais un jour viendra, peut-être…

Dave : Bonjour, Jack, c’est Dave Reitsema.

Jack : Salut Dave ! Comment ça va ?

Dave : Ca va bien, je suis en vacance à l’ouest du Michigan—je suis assis au bord du Lac Michigan. C’est merveilleux.

Jack : C’est merveilleux. Il y a des moustiques ?

Dave : Ah ça oui, ils ont toutes sortes de bestioles ici—un tas d’espèces qui n’ont pas de nom et qui n’ont pas encore été découvertes !

Jack : Vous avez un chalet là-bas, dans un village, ou dans la nature ?

Dave : C’est un chalet. Il y en a plein le long du rivage, ici. Ma femme et moi sommes de la région, alors on revient et on fait des visites, et tous les gens de la famille viennent boire des margaritas et de la bière.

Jack : Ca a l’air fantastique. Vous êtes là pour tout l’été ?

Dave : Non, on reste en général une semaine seulement.

Jack : D’où ça ? J’ai oublié…

Dave : J’habite au sud de Denver.

Jack : Kokkonen, le programmeur dont j’ai parlé, habite à Boulder City, si je ne me trompe pas. Je ne connais pas bien Denver, sauf qu’il y a Brown Palace, qui est censé être un bon hôtel.

Dave : C’est un super hôtel, et le Broadmoor à Colorado Springs est encore mieux.

Jack : Ah vraiment ? Le Brown Palace est vraiment très ancien, non ?

Dave : Oui, il a au moins 125 ans je crois.

Jack : Vous y êtes allés ?

Dave : J’y vais pour déjeuner à l’occasion, c’est un bon endroit pour les déjeuners d’affaires.

Jack : Ils vous nourrissent bien, j’imagine.

Dave : Oui, mais il faut mettre une cravate.

Jack : Mais je suis sûr qu’ils ont des bons steaks et des choses comme ça…

Dave : Absolument !

Jack : Eh bien, désolé de ne pas pouvoir y dîner avec vous ce soir.

Dave : J’aimerais bien dîner avec vous, un de ces jours !…
La question qui m’intéresse le plus, c’est ce que vous pensez du Projet VIE, est-ce que vous êtes content de l’avancement et des résultats jusqu’ici.

Jack : Bon, d’abord, je serais vraiment un goujat si j’avais des critiques à faire, si je me plaignais et si je disais « Quelle bande de sales types »—vous me prendriez pour un fou. Non—manifestement, je n’arrive pas à trouver le mot exact. J’y réfléchissais hier, quel adjectif je pourrais utiliser pour décrire ce que je pense du Projet VIE. J’ai rejeté le mot « reconnaissant » parce que je ne le trouve pas approprié, mais je suis émerveillé par le travail que vous avez fait. Vous m’impressionnez vraiment—je suis content qu’il y ait des gens pour faire ça. Pour autant que je sache, je suis le seul auteur actuel pour lequel des gens se remuent à ce point-là. J’en suis très heureux—Norma a suggéré le mot « honoré »—c’est ce qui s’en rapproche le plus, je crois. Donc, les gars, si vous voulez d’autres flatteries, je peux continuer.

John V. : Je crois que l’expression serait que ça te fait « plaisir »!

Jack : Plaisir, et ça me fait aussi honneur, et je préfère que ce soit comme ça plutôt que le contraire, que personne ne fasse attention à moi ! Un vieux lascar comme moi, et tout le monde dirait « Qui c’est, ce type ? » Non, au contraire ça marche dans l’autre sens. Quelqu’un dit « Jack Vance », et maintenant il y a des gens qui tournent la tête, au lieu de cracher sur le trottoir. Donc voilà, c’est ça—est-ce que ça répond à la question ?

Dave : Je crois que oui. Je dois vous dire que je me sens heureux et chanceux de pouvoir vous entendre ce soir, et vous poser des questions. Si ma mémoire est exacte, vous n’avez jamais publié dans les pages de Cosmopolis.

Jack : Non, je souhaite rester en dehors, je ne veux pas être…

Photographies @Suan Hsi Yong

Dave : Pas de problème, mais c’est agréable de vous entendre dire tout ça, parce que ce sont des choses qu’on ne lit pas dans Cosmopolis ou ailleurs.

Jack : Non, je ne crois pas que ce soit mon rôle de m’impliquer dans les affaires du Projet VIE. Je ne fais pas partie du groupe, et ce serait impertinent de ma part de m’y insérer. Je me tiens délibérément à l’écart de votre travail, sauf que je suis heureux que vous le fassiez. Encore une fois, j’admire votre travail. C’est apparemment un travail magnifique. Je ne peux pas voir les livres moi-même, mais tous ceux qui ont les livres les admirent profondément.

John V. Je vais juste dire un mot, là. Quand Paul est venu la première fois nous parler de cette idée, Papa nous a plus ou moins interdit, à Maman et moi, de nous impliquer, simplement parce que ça prendrait du temps, et que nous avons plein d’autres choses à faire ici. Papa voulait qu’on se consacre à d’autres choses, essentiellement.

Jack : Mais heureusement, ça n’a pas pris de temps du tout, ni à Norma ni à John. Haha ! C’est encore pire que ce que je croyais ! [rires]

John V. : Cosmopolis est un accessoire dans l’activité majeure qui se déroule. Maman, en particulier, a publié quelques trucs, pour exprimer notre appréciation vis-à-vis de tous ceux qui travaillent sur ce projet. Mais il n’y a vraiment aucune raison que Papa s’implique dans Cosmopolis.

Chris : Vous est-il arrivé d’être mécontent de la façon dont les éditeurs ont traité vos textes dans le passé ?

Jack : Bien sûr ! Oh bon dieu, je ne veux même pas entrer là-dedans, je risque une crise cardiaque ! Les éditeurs on fait des choses à mes textes que même un chien ne ferait pas. Ils font ça sans le moindre remords. Quand je les vois, s’il m’arrive de les rencontrer, ils me regardent avec cet air innocent—et si je me plains, ils sont tout surpris :  « Nous sommes ici pour vous aider, M. Vance, pour améliorer vos textes. » Bon ! Ils ont fait des choses effroyables. Ils ont changé tous mes titres, mis des titres que je n’aime pas. La moitié du temps, je mets un titre à une histoire, et une diplômée de Vassar déclare, « Bon sang, c’est pas bon, je vais lui donner un autre titre. » Et c’est comme ça que ça se passe. Et ce qui m’irrite au plus haut point, c’est que ces filles de Vassar se retrouvent avec un job de correctrices, de sorte qu’elles ont à côté d’elles un exemplaire de English Usage, de Fowler, et qu’elles veulent que j’adhère à Fowler ! J’essaie de leur expliquer que c’est un manuel d’usage ! Ce n’est pas une Bible ou quoique ce soit, mais elles veulent que tout le monde s’aligne et fasse le salut militaire quand Fowler passe. Ca me rend furieux plus que n’importe quoi. « Fowler n’aime pas ça ! » Vous savez, du genre, « vous devriez utiliser deux virgules plutôt qu’une, c’est ce que dit Fowler »… Fowler peut aller se faire voir !

Chris : C’est plus une question de petits détails dans la construction des phrases ?

Jack : C’est toutes sortes de choses. Je suis plus ou moins protégé des pires atrocités, parce que je n’en ai pas vu la plupart. Vous autres, vous en avez vu bien plus que moi. Norma en a vu beaucoup, et de temps en temps elle me parle d’un truc ou d’un autre, et je lui demande d’arrêter parce que ma digestion est perturbée ce jour-là.

Chris : Alors on ferait mieux de passer à la question suivante !

Jack : Mais bon, je ne suis pas le seul. Tous ceux que je connais sont furieux après les éditeurs, il n’y a pas que moi. Peut-être à l’exception de Dylan Thomas ou John Masefield ou… Bon, continuons.

John S. : Maintenant que Lurulu est terminé, qu’est-ce que vous comptez faire ?

Jack : Eh bien, je vais vous dire, je savais que vous me poseriez cette question, et je ne veux pas entrer dans les détails sur cette histoire, ni même vous donner un titre, mais voilà ce qui s’est passé. Pendant que j’écrivais Escales dans les Etoiles, je me suis retrouvé avec un roman assez long, mais il me restait encore plein de choses que je voulais utiliser. Alors, librement, et de façon peu orthodoxe, j’ai dit : «Mesdames et messieurs, il faut que j’arrête l’histoire là où j’en suis, et la continuer dans un deuxième volume. » Et j’ai terminé Escales dans les Etoiles. Mais j’ai utilisé tous les matériaux qui me restaient pour Lurulu. Maintenant, j’ai terminé cette histoire, et je n’ai pas de motivation pour continuer avec une autre suite ; mais j’ai encore pas mal de choses concernant des endroits, des ports, des sociétés, des choses que, pour une raison ou pour une autre, je n’ai pas eu envie d’utiliser pour Escales dans les Etoiles ou Lurulu—pour diverses raisons que je ne détaillerai pas… bon, je dirai que certains de ces endroits sont si effrayants, si grotesques, que je n’ai pas voulu faire peur à mes lecteurs — de sorte que j’en utilise une partie dans ce nouveau roman que je suis en train d’écrire. J’utiliserai peut-être la totalité, ou rien du tout. C’est un ouvrage différent de Escales dans les Etoiles ou Lurulu, qui est fondé essentiellement sur un narratif unique. Est-ce que ceci correspond plus ou moins à ce que vous vouliez savoir ?

John S. : Je crois. Je n’arrive pas à me souvenir si on vous a déjà posé la question : je sais que Norma et vous avez fait de nombreux voyages—dans quelle mesure ces voyages, et les gens que vous avez rencontrés, se retrouvent-ils dans vos romans ?

Jack : Aucune. Disons-le comme ça : je ne m’en rends pas compte, mais j’imagine que quelle que soit votre existence, que vous voyagiez ou non, que vous rencontriez des gens, ou que vous travailliez comme charpentier ou speaker de radio, toutes ces expériences de votre vie se retrouvent dans votre subconscient, et quand vous commencez à écrire, vous puisez dans ce stock sans vraiment y penser. Il est donc possible que tous ces gens que j’ai rencontrés, ici aux Etats-Unis ou ailleurs, aient été utilisés comme support dans mes livres. J’ai écrit quelques romans policiers en utilisant pour décor le Maroc, l’Océan Pacifique, et Positano en Italie, et sur un cargo que Norma et moi avons pris pour aller de San Francisco jusqu’en Espagne— j’ai utilisé ça pour une histoire. Mais dans d’autres genres d’histoires, l’environnement est beaucoup plus synthétique— à propos, je hais l’expression « Science Fiction », je déteste utiliser ce mot… il me fait penser à Star Trek, et aux adolescents qui… ça va, je ne m'engagerai pas là-dedans… Le dernier film que j’ai vu était Star Wars, et j’y suis allé seulement parce que j’avais une entrée gratuite. Il se trouve que j’ai bien aimé, je m’y suis beaucoup amusé. J’ai tout aimé—sauf quand le héros se bat en duel avec le méchant, avec des épées de feu, ce que je considère comme une niaiserie. En tout cas, je me tiens à l’écart du domaine qu’on appelle « Science Fiction ». Quand on me demande qu’est-ce que j’écris, je réponds « Oh, des histoires d’aventures, du Darwinisme social »— je fais une réponse un peu bizarre, personne ne comprend de quoi je parle. Je crois que je ne devrais pas être aussi susceptible, ou vaniteux, ou je ne sais quoi. Je devrais prendre mon courage à deux mains, et dire «OK, Vance, tout le monde pense que tu écris de la science fiction, tu ferais mieux de t’y faire. » C’est probablement le plus raisonnable. Mais ma vanité est que je ne veux pas être dans le même bateau (qui prend l’eau…) que Star Trek.

John S. : Compris, et je ne dirai pas que votre œuvre est de la « Science Fiction » !

Jack : OK, bien qu’en fait ça ne m’énerve pas trop—c’est juste que je n’aime pas ça. Ca me rappelle cette fois où le gouvernement mexicain nous a invités à Mexico, Theodore Sturgeon et moi, pour participer à un talk show avec Italo Calvino et un communiste mexicain. Je n’y ai pas trop réfléchi sur l’instant, mais chacun de ces participants avait une idée complètement différente de ce qu’est la Science Fiction. Sturgeon et moi étions un peu plus proches, mais Calvino, par exemple, avait cette idée que le genre dérive de la légende d’Icare, que c’est juste un prolongement de la mythologie grecque. Le communiste pensait que c’était uniquement de la propagande à caractère social, que toute la science fiction devrait être consacrée à la révolution égalitaire des masses, et que c’était l’unique raison d’en écrire. J’ai oublié ce qu’étaient les idées de Sturgeon, mais de toute façon, mon idée à moi était d’en écrire juste pour distraire les lecteurs !

Damien : Si vous aviez le choix, quelle est l’œuvre que vous aimeriez voir « subir » (à défaut d’un meilleur mot) le même traitement que la vôtre, avec le Projet VIE ?

Jack : Eh bien, c’est Poul Anderson qui me vient tout de suite à l’esprit. Bien sûr, il est maintenant décédé, et ne pourrait l’apprécier, mais il aurait certainement aimé voir son œuvre traitée de cette manière. C’est le seul nom qui me vienne à l’esprit, je n’en vois pas d’autre. Il y a sans doute d’autres écrivains dont j’admire le travail, mais, comme je l’ai dit, on ne peut pas vraiment me considérer comme un expert dans ce domaine.

Damien : Je ne voudrais pas vous limiter à la science fiction…

Jack : Ah, bon sang, alors je lis aussi beaucoup de romans policiers, d’histoires à suspense, et il y a quelques auteurs dans ce domaine que j’admire profondément. Il y a une femme qui s’appelle M.C. Beaton. Il y a quelqu’un ici qui la connaît ?

Dave : Je l’adore, c’est un écrivain merveilleux.

Jack : C’est mon auteur préféré. Elle est magnifique. On ne peut pas faire mieux. Ses histoires sont devenues une drogue pour moi. Elle vient d’en sortir une qui s’appelle Death of a Celebrity. J’ai lu et relu ses bouquins. Il y a d’autres bons auteurs—autrefois je trouvais que John MacDonald était vraiment bien, jusqu’au jour où j’ai fini par être agacé par sa façon systématique d’inclure dans chaque livre un grand spasme érotique, et toujours le même, c’est une recette qu’il utilise. Mais s’il retirait ce spasme érotique de ses livres, ils seraient formidables. C’est un homme intelligent, et il a le chic pour toutes sortes de choses merveilleuses, mais tout ce baratin sur comment il a tiré un coup, et toutes ces femmes qu’il a eues, ça devenait rasoir à la longue, et maintenant je ne peux plus le supporter, je ne le lis plus. Mais laissez-moi réfléchir…oui, Agatha Christie et Earl [Stanley] Gardner, ce sont des vétérans, j’ai de l’affection pour eux, et j’aime bien les lire. J’aime les histoires anglaises plutôt qu’américaines. Oh, et Norma a fait allusion à Arthur Upfield, un Australien. Quelqu’un connaît ses livres ? Sinon, courez à la bibliothèque, ne vous contentez pas de marcher, et prenez quelques Arthur Upfield.

Damien : A la bibliothèque, hein ?

Jack : Bien obligé. Upfield a quitté l’Angleterre pour aller en Australie, comme reporter. Ses premiers livres sont épouvantables, mais il s’est amélioré de livre en livre, et les plus récents sont formidables. On en apprend aussi plus sur l’Australie en lisant Arthur Upfield que par n’importe quelle autre méthode. Il y a une femme, Deborah Crombie, qui est un bon écrivain—et Ruth Rendell, mais ce qu’elle écrit est souvent très déprimant, et je ne lis pas des policiers pour être déprimé, pour ressentir des choses pénibles. Quelquefois, elle se sent obligée d’aller à fond dans le tragique, et des choses effroyables arrivent aux gens—les bébés meurent tous, et les femmes attrapent la lèpre… Mais quand son truc n’est pas déprimant, je la recommande—c’est un sacrément bon écrivain. J’aime assez ce que fait Martha Grimes, même si de temps en temps je trouve qu’elle essaie d’être un peu trop maligne ; mais je la trouve distrayante. Encore une fois, je parle de romans policiers, ce qui ne vous intéresse pas particulièrement.

Dave : Vous avez débuté en écrivant des nouvelles pour des magazines, et puis vous êtes passé au roman policier…

Jack : J’essayais de gagner honnêtement ma vie.

Dave : Et ensuite, le retour vers ce que vous faites maintenant ?

Jack : Juste l’aspect économique. Pour mes premières nouvelles, j’essayais seulement d’écrire des choses qui pourraient se vendre. J’essayais de vendre à John [W.] Campbell, et ça marchait assez bien avec lui, quand j’arrivais à trouver quelque chose qui soit lié au paranormal : télépathie, télékinésie, prédiction… Poul m’a raconté une fois qu’il était dans le jardin de Campbell, et Campbell lui a tendu un cintre tordu, en lui demandant de se promener dans le jardin, et Poul lui a dit que le cintre pointait vers le bas à chaque fois qu’il passait à un certain endroit, et John a dit « Eh bien, c’est là que passe le tuyau d’arrivée d’eau ; tu es un bon sourcier. » Voilà le genre de truc que John Campbell aimait. J’avoue donc que j’ai tiré parti de… je savais que je pourrais lui vendre une nouvelle du moment qu’il y avait un peu de paranormal dedans. Ensuite, j’ai commencé à écrire des histoires policières—d’abord parce que j’aimais ça—mais ça ne rapportait rien, alors je me suis simplement remis à écrire ce qu’on appelle de la science-fiction, et j’ai continué comme ça.

Pearl Harbour

Chris : Je me demande d’où vient votre immense vocabulaire—vous utilisez des mots qu’on ne trouve dans aucun dictionnaire standard, alors ne me dites pas que vous vous contentez de regarder dans le dictionnaire.

Jack : J’étais un de ces enfants qui ont un QI épatant. J’ai appris à lire très tôt, et j’étais anti-social, pas tant parce que je le voulais, mais parce que les autres enfants ne m’aimaient pas beaucoup. Toujours est-il que j’ai lu toutes sortes de livres, sur tout —science, histoire, art, musique, tout. A l’âge de dix ans—attention, j’étais très arrogant et très prétentieux—je considérais que j’avais une meilleure instruction que la plupart des gens que je rencontrais. En fait, j’avais sans doute raison ! Mais personne n’a envie d’entendre un petit freluquet vous dire à quel point vous êtes stupide. Quand j’ai quitté le lycée, j’ai décidé de changer de comportement. Je ne voulais pas devenir un esthète et un rat de bibliothèque, j’allais être un homme, un vrai, pour ainsi dire. Ainsi, pendant les cinq années qui ont suivi le lycée, j’ai fait toutes sortes de boulots—du travail manuel. J’ai beaucoup fait la cueillette de fruits, bien sûr. J’ai énormément appris. J’ai trouvé un travail avec une compagnie minière, dans la Sierra, en tant que simple ouvrier de base. J’y ai appris toutes sortes de choses, je vous passe les détails. Mais j’en ai appris suffisamment sur les installations électriques pour pouvoir faire avaler à la Navy que j’étais un électricien qualifié, et ils m’ont envoyé à Pearl Harbour comme assistant électricien. J’y suis resté trois ou quatre mois. J’en ai eu marre de la Navy—ils ne nous traitaient pas très bien—et je suis reparti pour les Etats-Unis, un mois avant que les Japonais n’attaquent. Mais j’y suis allé grâce à ce que j’avais appris chez Western Knapp Engineering.

John V : Parle-nous un peu du « rigging » [10], Papa.

Jack: Ah oui, mon apprentissage du rigging. Dans les montagnes, j’ai tout appris du rigging : comment on le fait, comment se débrouiller avec les riggers, et j’admirais leur mentalité. Je l’admire toujours. Pour moi, le rigging est un art… bon, ce n’est pas un métier vraiment considéré. En fait, plus tard, quand je suis rentré d’Hawaï, j’ai trouvé du travail comme rigger chez Kaiser, dans la construction de navires. J’étais plutôt un bon rigger, et je suis même devenu contremaître, j’avais six riggers dans mon équipe.

Toujours est-il que j’ai appris tout ça en travaillant à la Western Knapp, une expérience très enrichissante. J’étais déjà un peu moins cette espèce de blaireau savant, j’étais simplement un être humain. J’ai évolué toute ma vie. Je pense que pratiquement chacun de nous évolue au fil des années, à condition d’avoir un peu de bon sens. On voit où on a fait des erreurs, et si on a un peu de volonté, on essaie d’arranger les choses pour ne pas être le criminel qu’on a été.

Ah oui… d’où vient mon vocabulaire? Eh bien, il provient de mes lectures de jeunesse. Autrefois, avant de rejoindre la Western Knapp, j’ai trouvé un boulot comme assistant d’un arpenteur. Ca veut dire que je transportais sa règle, je plantais les piquets, et tout ça, ça ne me gênait pas. Mais c’était un type sacrément malin, et je trouvais qu’il savait des tas de choses. Un jour, je ne sais plus pourquoi, je lui ai dit que l’électricité était faite du flux des électrons. Il s’est moqué de moi, il m’a dit, « Tu es dingue, tu ne sais pas de quoi tu parles. » Je lui ai dit « Si, si, l’électricité, c’est comme ça, c’est bien connu. » Et il m’a répondu, « Ah bah, c’est juste ce qu’on vous apprend à l’école. » Et il avait raison, bien sûr. L’électricité est bien associée au mouvement des électron, mais les savants parlent plutôt aujourd’hui de la charge électrique transportée par les électrons.

Donc voilà, c’est comme ça que j’ai appris des choses, avec au départ cette idée erronée sur la nature de l’électricité. J’ai acquis un bon vocabulaire en lisant.

Illustration de Rockwell Kent pour N by E

Damien: J’ai passé pas mal de temps sur vos oeuvres récemment, et j’ai remarqué que le Livre des Rêves apparaît dans deux de vos histoires. Je me suis demandé si ça se trouve juste comme ça, ou bien… ?

Jack: Non, je n’ai jamais eu un Livre des Rêves, mais il m’a semblé que ce serait une bonne idée que Howard Alan Treesong en ait un.

Il avait ce symbole, auquel il prêtait des pouvoirs mystiques. C’est un symbole très particulier que j’avais imaginé moi-même il y a longtemps. Il y a un livre de Rockwell Kent qui s’intitule « Nord quart est » [« North by East », dit Jack, mais le titre est en fait plus exactement « N by E ». Je ne crois pas que le livre ait été traduit en français. NDT], dans lequel on trouve de magnifiques gravures sur bois, dont certaines montrent un bateau se fracassant contre la côte du Groenland. Certaines de ces gravures montraient des gens volant à travers les airs d’une façon stylisée. Je me suis mis à réfléchir : « comment peut-on exprimer ce sentiment de la façon la plus simple, en utilisant seulement deux lignes courbes… » J’ai fait quelques essais, j’ai pas mal joué avec cette idée, de sorte que les lignes sont devenues un peu plus complexes, et j’ai mis ce symbole dans Le Livre des Rêves. Le roman a d’abord été publié chez DAW, et j’y ai inséré le symbole, bien sûr, et naturellement ils l’ont imprimé à l’envers… J’ai failli avoir une attaque ! Quelle stupidité ! Ce magnifique symbole incorporait toute une superbe dynamique, et voilà qu’ils l’impriment à l’envers ! Comment est-il possible d’être aussi bête ? Comme je l’ai souvent dit, on dirait maintenant une otarie morte échouée sur une plage !
[J’ai une copie du manuscrit de Jack Vance, sur lequel il a dessiné lui-même, en couverture et à l’intérieur du texte, ce fameux symbole qui s’appelle VLON (et qui « ne peut être révélé à personne »…). Voici les deux dessins de Jack : couverture, et intérieur. (NDT)]

Mais est-ce que j’ai eu moi-même un Livre des Rêves ? Non, pas vraiment.

Dave : Je pense que vous préférez éviter d’être catalogué comme étant un certain type d’écrivain, et j’aimerais savoir — et surtout ne soyez pas modeste — si vous vous considérez tout simplement comme quelqu’un de très créatif qui écrit à sa façon.

Jack : Oui, absolument. Ce n’est pas seulement moi, je crois que presque tous les écrivains partagent ce sentiment.

Weird Tales août 1926

Dave : Pensez-vous avoir subi des influences? Etes-vous un artisan qui développe et améliore le travail de quelqu’un en particulier ?

Jack : Disons, oui et non. Quand j’étais enfant, je lisais un magazine qui s’appelait « Weird Tales ». Il y avait plein de bonnes choses là-dedans, et j’ai été influencé par les histoires fantastiques qu’on y trouvait. C’était dans les années 20. Et puis Lord Dunsany a eu une influence sur moi quand j’étais jeune. C’est fini maintenant, je trouve qu’il est un peu trop affecté et précieux, à dire vrai, un peu trop « charmant ». Mais quand je le lisais autrefois, j’étais très impressionné. Bien sûr, je ne dois pas négliger P.G. Wodehouse, que j’admire énormément. Je pense que c’était un grand écrivain, en tout cas avant-guerre. Jeffrey Farnol, que j’ai mentionné plusieurs fois, un Anglais, écrivait des romans d’aventure dans les années 20. J’aimais Sherlock Holmes. Oulah, j’ai tellement lu, je ne peux pas me souvenir de tout…

Dave : Mais vous ne diriez pas que vous avez consciemment…

Jack : …copié ? Non, en aucune façon. J’ai été influencé au sens où « Tiens, ça semble être une bonne idée, je vais essayer de faire quelque chose dans le même genre. » Mais encore une fois, comme je le dis, quiconque a jamais écrit utilise ce qu’il a lu comme influence. Mais je ne pense pas que ce soit une question de copier bestialement le style de quelqu’un, ou ses attitudes ou quoique ce soit. Wodehouse, je l’admire et le vénère, tout simplement. Il a écrit sa propre épitaphe : «Ce vieux lascar était un bosseur. » Et c’est vrai… ça ne lui venait pas tout seul, Wodehouse y travaillait vraiment. Quand on le lit, ça coule tellement naturellement, mais c’était un bosseur, il travaillait énormément.  

Chris : En parlant de l’art d’écrire, j’ai entendu dire que vous commencez une histoire avec une sorte “d’état d’esprit” que vous essayez de mettre en place et de traduire. Est-ce qu’alors vous créez des personnages qui s’inscrivent dans cet état d’esprit ?

Jack : Je n’ai pas vraiment beaucoup utilisé cette méthode dernièrement. Mais disons, il y a vingt ou trente ans, avant de partir sur une nouvelle idée, j’avais un état d’esprit, une certaine sensation. Alors j’assemblais un fil conducteur, mais je ne construisais pas délibérément mes personnages pour s’intégrer dans cet état d’esprit : je développais simplement l’histoire autour, sans trop m’y attacher. En d’autres termes, j’oubliais cet état d’esprit dès que je m’attelais à l’histoire, même si la vague sensation subsistait, sans doute… Particulièrement dans la série Tschai : j’ai commencé ceux-là avec un certain sentiment sur la planète. Mais il n’y avait aucune méthode vraiment élaborée : juste « essaie ça » et « travaille dessus ». Je n’ai en fait aucune méthode, je me contente de travailler comme il me semble approprié sur le moment. Mais c’est vrai, j’avais cette impression qui me venait, et je me disais, « Bon sang, ce serait bien d’écrire une histoire qui se passerait dans ces conditions. »

Chris : Quand vous avez fait la trilogie de Durdane, cet état d’esprit avait quelque chose à voir avec la musique ?

Jack : Je ne sais pas, peut-être. Mais comme je le disais, ne prenez pas cette histoire d’état d’esprit trop au sérieux, parce que c’est juste un ingrédient transitoire, une partie du processus d’écriture d’une histoire. Il est présent, mais ce n’est pas du tout le moteur principal.


[9] En fait, Jack utilise le mot ‘screwed’, qui est plus fort… Allez, j’aurais du traduire strictement par le mot approprié : ‘l’écrivain se fait baiser’  ! (NDT) 

[10] rigging : proprement intraduisible… comme le mot « rigger », qui désigne celui qui pratique le « rigging ». Déjà, en anglais même, ce terme peut désigner plusieurs activités distinctes et mes amis américains ou anglais ne s’y retrouvent pas non plus ! Il peut s’agir des activités sur une plate-forme pétrolière, ou l’activité de gréement dans la construction de navire, ou sur un navire opérationnel. Dans le cas de Jack, c’est une activité bien spéciale, que John Vance m’a détaillée dans un mail personnel : c’est tout ce qui touche à la conception et mise en œuvre de la manutention (levage, déplacement) de charges lourdes. (NDT)


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