Cil ( deuxiéme partie)

J'ai Lu n°707

Rongé par le doute, Cugel s'arrêta un instant pour étudier le portail monumental. Quand il avait quitté Derwe Coreme, ils n'étaient pas en très bon termes : on pouvait s'attendre à ce qu'elle nourrisse quelque rancune envers lui. D'un autre côté, à leur première rencontre, elle l'avait invité à venir dans son palais en des termes indéniablement chaleureux. Son ressentiment avait peut-être laissé place à la cordialité. Au souvenir de son extraordinaire beauté, Cugel fut ragaillardi à l'idée d'une nouvelle rencontre.
Mais si la rancune l'habitait encore. L'amulette impressionnerait sûrement Derwe Coreme dans la mesure où elle n'exigerait pas une démonstration de Cugel. Si seulement il pouvait déchifrer les runes, comme tout serait simple. Mais puisque Slaye gardait son secret, il lui faudrait chercher des informations ailleurs, c'est-à-dire, concrètement, dans l'enceinte du palais.
Cugel se tenait au pied d'un escalier aux  petites marches qui conduisait à la terrasse. Le marbre des girons se fissurait. La balustrade qui longeait la terrasse était tachée de mousse et de lichen : une vision que les ombres du crépuscule paraient d'une funeste grandeur. Plus loin, le palais semblait un peu mieux entretenu. De la terrasse s'élevait une immense arcade, soutenue par de minces colonnes à cannelures, et un entablement finement travaillé dont l'obscurité l'empêchait de discerner le motif. Au fond de l'arcade se distinguaient le grand portail et de hautes fenêtres cintrées qui laissaient filtrer de pâles rayons de lumière.
Cugel gravit les marches d'un pas moins assuré. Que ferait-il si Derwe Coreme riait de ses prétentions, si elle le défiait ? Qu'adviendrait-il alors ? Plaintes et les protestations ne pourraient suffire. Son optimisme diminuait tandis qu'il traversait la terrasse, s'arrêtant à chaque marche. Il fit une pause sous l'arcade : peut-être après tout serait-il plus sage de trouver un autre abri. Mais, jettant un coup d'oeil par-dessus son épaule, il crut distinguer une haute silhouette immobile au milieu des piédestaux. Cugel, dès lors, abandonna tout autre projet pour s'avancer d'un pas rapide jusqu'à la grande porte : en se présentant avec humilité, il pourrait échapper à l'attention de Derwe Coreme. Un bruit furtif monta des marches. Cugel cogna le marteau contre la porte avec insistance. Le son résonna à l'intérieur du palais.
Une minute s'écoula et Cugel crut percevoir de nouveaux bruits derière lui. Encore une fois, il frappa bruyamment, éveillant de nouveaux échos dans le bâtiment. Un judas s'ouvrit et un oeil examina Cugel en détail. L'oeil se retira, laissant place à une bouche.
- Qui êtes-vous ? demanda-t-on. Que désirez-vous ?
La bouche disparut à son tour pour laisser voir une oreille.
- Je suis un voyageur, je souhaiterais trouver un abri pour la nuit et rapidement. car une horrible créature approche.
L'oeil réapparut derrière le judas, balaya attentivement la terrasse puis fixa Cugel à nouveau.
- Quelle est votre qualité ? Avez-vous des lettres de créance ?
- Je n'en ai pas, répondit Cugel
- II jeta un coup d'oeil par-dessus son épaule.
- Je préférerais de beaucoup en parler à l'intérieur, car la créature s'approche pas à pas de la terrasse.
Le judas se referma. Cugel observa la porte blanche. Il cogna le marteau tout en scrutant les ténèbres. Le portail s'ouvrit dans un grincement et un craquement. Un petit homme trapu en uniforme pourpre s'avança vers lui.
- Entrez vite !
Cugel se glissa promptement à l'intérieur. Le valet de pied referma aussitôt la porte qu'il verrouilla de trois chevilles métalliques. Alors même qu'il fermait, on entendit un craquement et une pression se fit sentir sur la porte. Le valet de pied donna un petit coup de poing sur la porte.
- J'ai encore refoulé la créature, dit-il avec satisfaction. Si j'avais été moins rapide, elle vous sautait dessus, ce qui nous aurait tous deux beaucoup contrariés. C'est mon jeu favori, maintenant, de priver la créature de ses plaisirs.
- Vraiment, dit Cugel, respirant avec difficulté. Mais de quelle sorte d'être s'agit-il ?
Le valet fit comprendre qu'il l'ignorait.
- On ne sait rien de précis. Elle n'est apparue que récemment et la nuit, elle se tapit derrière les statues. Elle se comporte comme un vampire exceptionellement avide. Plusieurs de mes collègues ont eu des raisons de s'en plaindre : en fait, tous sont morts victimes de ses crimes odieux. Voici pourquoi, maintenant, je me distrais en narguant la créature et en la contrariant. Le valet recula pour examiner Cugel attentivement.
- Et vous ? Votre façon d'être, l'inclinaison de votre tête, la mobilité incessante de votre regard, dénotent votre insouciance et votre tempérament imprévisible. J'espère que vous saurez contrôler ce trait de votre caractère, s'il existe réellement.
- Pour le moment, dit Cugel, ce que j'attends est simple : une alcôve, un lit et de quoi dîner. Si on me les procure, vous verrez que je suis la bienveillance incarnée. Je participerai même à votre petit jeu : ensemble, nous imaginerons des stratagèmes pour piéger la goule.
Le valet s''inclina.
- Vos demandes peuvent être satisfaites. Comme vous venez de loin, notre souveraine demandera à vous parler. Sa générosité pourrait dépasser de beaucoup vos modestes requêtes.
Cugel s'empressa d'affirmer qu'il n'avait pas de telles ambitions.
- Je ne suis qu'un personnage médiocre, mes vêtements sont tachés et j'empeste moi-même. Ma conversation n'est que platitudes insignifiantes. Mieux, vaut ne pas déranger la souveraine de Cil.
- Nous allons combler ces manques dans la mesure de nos moyens, dit le valet de pied. Si vous voulez bien me suivre .
Il emmena Cugel à travers des couloirs éclairés par des lustres pour atteindre un ensemble d'appartements.
- Ici vous pourrez vous laver. Je vais brosser vos vêtements et vous apporter du linge propre.
A contrecoeur, Cugel se déshabilla. Il prit un bain, coupa ses cheveux noirs et soyeux, se rasa et se frictionna à l'aide d'une huile acre. Le valet lui apporta des vêtements propres et Cugel s'habilla.
En enfilant sa veste, il frôla l'amulette à son poignet, et appuya sur une escarboucle. Un gémissement poignant s'éleva des profondeurs souterraines. Le valet sursauta, terrorisé et ses yeux se posèrent sur l'amulette. Il resta bouche bée, puis devint obséquieux :
- Mon cher Seigneur, si J'avais su qui vous étiez, je vous aurais conduit vers les suites royales et vous aurais apporté les plus belles parures
- Je ne me plains pas, répliqua Cugel, quoique le linge soit un peu élimé.
Facétieux, il tapota une escarboucle , il s'ensuivit un gémissement : les genoux du serviteur s'entrechoquèrent
- Je vous prie de me comprendre, implora-t-il d'une voix chevrotante.
- Plus un mot, dit Cugel. En fait, j'espérais visiter le palais, pour ainsi dire incognito, afin de voir comment les choses s'y passaient.
- C'est judicieux, approuva le valet. Evidemment, vous souhaiterez congédier Sannan le chambellan et Bilbab le commis de cuisine dès que leurs défauts vous seront révélés. Quant à moi, lorsque Votre Altesse redonnera a Cil la magnificence d'antan, peut-être envisagera-t-elle une modeste sinécure pour Yodo, le plus loyal et dévoué de vos serviteurs. Cugel eut un geste bienveillant.
- Si cela doit arriver, et c'est mon voeu le plus cher. je ne vous oublierai pas. Pour le moment, je resterai tranquillement dans cet appartement. Vous pouvez y faire porter un repas convenable et un choix de vins.
Yodo fit une révérence.
- Aux ordres de votre Altesse. Il s'en alla. Cugel s'allongea sur le lit le plus confortable de la chambre et entreprit d'étudier l'amulette qui lui avait si rapidement acquise la fidélité de Yodo. Comme d'habitude, les runes restaient indéchiffrables, les escarboucles ne provoquaient que des gémissements, qui, pour être divertissants, n'étaient que d'une utilité minime. Cugel essaya toutes sortes d'exhortations, d'ordres, d'injonctions et de commandements, mais en vain
Yodo revint, mais sans le repas commandé par Cugel.
- J'ai l'honneur de vous faire part de l'invitation de Derwe Coreme, autrefois souveraine de Cil, qui vous prie de souper en sa compagnie.
- Comment est-ce possible, demanda Cugel ? Elle ignore ma présence en ces lieux. Si je me souviens bien, je vous avais donné des instructions bien précises a ce sujet. Yodo salua à nouveau.
- Bien sûr, je suivi vos ordres. Majesté. Mais les ruses de Derwe Coreme me prennent au dépourvu. Par je ne sais quel moyen, elle a appris que vous étiez là et a formulé l'invitation que je viens de vous transmettre.
- Très bien, dit Cugel d'un ton contrarié. Ayez la bonté de me montrer le chemin. Lui avez-vous parlé de mon amulette ?
Yodo fit une réponse ambiguë :
- Derwe Coreme sait tout. Par ici, s'il vous plaît, Majesté.
Il mena Cugel le long des vieux couloirs. Les deux hommes traversèrent un passage voûté et étroit qui s'ouvrait sur une vaste pièce De chaque côté se tenaient des armures de cuivre surmontées de casques à damier d'os et de jais. II y avait quarante armures en tout mais six seulement contenaient des hommes vivants. Les autres reposaient sur des socles. Des télamons, exagérément grands et aux visages grotesquement déformés reposaient sur des poutrelles poussiéreuses. Un luxueux tapis noir à cercles verts concentriques recouvrait le plancher.
Derwe Coreme était assise à l'extrémité d'une table ovale, si massive qu'à côté, elle semblait une toute jeune fille, une jeune fille triste, renfrognée et d'une beauté délicate. Cugel alla vers elle, sûr de lui, s'arrêta et fit un bref salut. Derwe Coreme le considéra d'un air de soumission lugubre, les yeux fixés sur l'amulette. Elle respira profondément :
- A qui ai-je l'honneur ?
- Mon nom n'a pas d'importance, dit Cugel. Vous pouvez m'appeler "Excellence".
Derwe Coreme haussa les épaules avec indifférence.
- Comme vous voudrez. Votre visage me dit quelque chose. Vous ressemblez à un vagabond que j'ai fait fouetter il n'y a pas très longtemps *
- Je suis ce vagabond, répliqua Cugel. Je m'abstiendrai de dire que votre conduite ne m'a pas laissé l'ombre d'un ressentiment et, justement je suis ici pour obtenir des explications.
Et Cugel pressa une escarboucle, provoquant un cri de désespoir tellement profond que le service de cristal s'entrechoqua sur la table.
Derwe Coreme cligna des yeux et sa bouche se tordit. Elle parla d'une voix dure :
- Je crains que vous n'ayez pas saisi le sens de mes actes. Il m'était difficile de reconnaître en vous une personne de haut rang et j'ai pensé que vous n'étiez rien de plus que ce vaurien dont vous avez l'air.
Cugel fit un pas en avant, empoigna le menton pointu de Derwe Coreme pour faire faire un quart de tour à son visage exquis.
- Cependant, vous m'avez instamment prié de venir vous voir dans votre palais. Vous en souvenez-vous ?
Réticente, Derwe Coreme approuva d'un signe de tête.
- Eh bien je suis là, dit Cugel, Derwe Coreme sourit, et l'espace d'un court instant, devint séduisante.
- Vous êtes là, oui, le fripon, le vagabond, et je ne sais quoi encore, et vous portez l'amulette par laquelle la famille des Slaye a régné pendant deux cents générations. Appartenez-vous à cette famille ?
- Vous aprendrez à me connaître. Je suis un homme généreux, bien que sujet aux caprices, et sans un certain Firx... Bon, quoi qu'il en soit, j'ai faim et je vous invite à partager le festin que j'avais commandé à l'excellent Yodo. Ayez la bonté de vous décaler d'une ou deux places pour que je puisse m'asseoir. Voyant l'hésitation de Derwe Coreme, il porta la main a l'amulette de façon suggestive Elle se leva précipitament et Cugel prit place sur le siège qu'elle venait de quitter. II tapa sur la table et appela :
- Yodo ? Où est Yodo ?
- Me voici, Excellence.
- Apportez le festin : la meilleure chère que vous trouverez dans ce palais.
Yodo salua, s'éclipsa au petit trot et bientôt une file de domestiques entra, plateaux et carafes a la main, et un festin au delà des espérances de Cugel fut disposé sur la table. Ce dernier prit l'amulette qu'il tenait de lucounu, le Magicien Rieur. Elle avait non seulement le pouvoir de transformer les déchets organique en nourriture comestible, mais faisait également entendre un signal d'alarme en présence de substances toxiques. Les premiers plats n'en contenaient pas et Cugel se régala. Les vins vieux de Cil étaient dignes de ce festin et Cugel en but à profusion dans des gobelets de verre noir, incrustés de cinabre et d'ivoire et décorés de turquoise et de perles.
Derwe Coreme picorait dans son assiette et sirotait son vin, observant Cugel d'un air songeur. Après qu'on ait apporté d'autres mets raffinés, Derwe Coreme se pencha pour demander :
- Avez-vous vraiment l'intention de régner sur Cil ?
- C'est là mon voeu le plus cher, déclara Cugel avec ardeur. Derwe Coreme se rapprocha de lui.
- Voudriez-vous m'épouser et partager avec moi le trône de Cil ? Acceptez : vous vous en féliciterez.
- Nous verrons, nous verrons, répondit Cugel avec entrain. Maintenant est maintenant, demain est un autre jour. Beaucoup de choses vont changer, soyez-en certaine.
Derwe Coreme eut un vague sourire et fit un signe à Yodo.
- Apportez nos plus anciens crus afin que nous buvions à la santé du nouveau seigneur de Cil.
Yodo salua et rapporta une carafe couverte de toiles d'araignées et ternie par la poussière, qu'il décanta cérémonieusement et dont il versa le contenu dans les coupes de cristal. Cugel leva son verre. Au même instant, l'amulette murmura un avertissement, Cugel reposa brusquement sa coupe et regarda Derwe Coreme, alors qu'elle portait le verre à ses lèvres. Il se pencha pour saisir le verre et à nouveau, l'amulette se fit entendre. Du poison dans les deux coupes ? Bizarre. Peut-être Derwe Coreme n'avait-elle pas l'intention de boire? A moins qu'elle n'ait déjà avalé un antidote ?
- Un autre verre, je vous prie, et de quoi décanter le vin.
Cugel remplit la coupe au tiers et l'amulette signala la présence du poison. Cugel dit :
- Bien que je ne connaisse l'excellent Yodo que depuis peu, je l'élève au rang de Majordome du Palais !
- Excellence, bégaya Yodo, c'est un bien grand honneur que vous me faites !
- Buvez donc de ce vieux vin, pour célébrer votre promotion !
Yodo salua très bas.
- Je vous remercie du fond du coeur, Excellence.
Il leva son verre et but. Derwe Coreme assistait à la scène, indifférente. Yodo posa sa coupe, fronça les sourcils, fut pris d'un violent spasme et tout en lançant un regard hébété à Cugel, il s'écroula sur le tapis, cria sous l'assaut d'un nouveau spasme et resta étendu immobile.
Cugel dévisagea Derwe Coreme, en fronçant les sourcils. Elles avait l'air aussi ahurie que Yodo. Elle tourna les yeux vers lui:
- Pourquoi avez-vous empoisonné Yodo?
- C'est vous qui l'avez empoisonné, répondit Cugel, N'avez-vous pas ordonné de mettre du poison dans le vin ?
- Non.
- Vous devez dire : Non, Excellence.
- Non, Excellence.
- Si ce n'est pas vous, qui est-ce donc ?
- Je suis perplexe. Le poison m'était peut-être destiné.
- Ou peut-être nous était-il destiné ? Cugel fit un signe à un valet :
- Emportez le corps de Yodo. A son tour, le valet fit signe à deux subalternes encapuchonnés, qui enlevèrent le corps de l'infortuné majordome.
Cugel prit les coupes de cristal et scruta le fond ambré du liquide sans faire part de ses observations. Derwe Coreme s'adossa à sa chaise et l'observa longuement.
- Tout cela me déconcerte, dit-elle. Vous êtes un homme comme je n'en ai jamais vu jusque présent. Je n'arrive pas à déterminer la couleur de votre âme.
Cette étrange façon de dire les choses émerveilla Cugel.
- Ainsi, vous attribuez une couleur à l'âme.
- Tout à fait. C'est un don de naissance que m'a fait une sorcière, la même qui m'a offert mon bâteau-qui-marche. Elle est morte depuis et je suis seule sans le moindre ami ni personne qui ait de l'affection pour moi. C'est pourquoi j'ai régné sur Cil avec si peu d'enthousiasme. Maintenant vous êtes là, habité d'une âme aux mille reflets, unique parmi celles de tous les hommes qui se sont jusqu'ici présentés devant moi.
Cugel évita de mentionner Firx, dont les propres émanations spirituelles mêlées à celles de Cugel créaient la diaprure que Derwe Coreme avait remarquée.
- Ce mystère a une explication, dit Cugel. Au moment oportun, la vérité sera dévoilée et brillera du plus pur éclat.
- Je vais essayer de m'en souvenir. Excellence.
Cugel soucilla. Il percevait, dans les remarques de Derwe Coreme et son port de tête, une insolence à peine dissimulée qui l'exaspérait. Mais il aurait largement le temps d'y remédier quand il saurait utiliser l'amulette, ce qu'il devait découvrir en priorité. Cugel se cala dans les coussins, songeur et lâcha négligemment ces mots :
- Partout, alors que la Terre se meurt, des événements remarquables se produisent. Récemment, j'ai vu, dans le manoir de lucounu, le Magicien Rieur, un lexique exhaustif répertoriant les écritures occultes et autres runes thaumaturgiques. Peut-être votre bibliothèque renferme-t-elle de tels recueils?
- C'est possible, répondit Derwe Coreme. Oart Haxt de Slaye, quatorzième du nom, était un compilateur consciencieux. Il a composé un volumineux traité sur le sujet. Cugel frappa dans ses mains :
- Je souhaiterais voir cet ouvrage capital immédiatement. Derwe Coreme le ragarda, étonnée.
- Etes-vous donc un bibliophile si passionné ? Dommage, car Rubel Zaff, le huitième du nom, a fait jeter cet abrégé dans l'océan au large de Cap Horizon.
Le visage de Cugel prit une expression revêche.
- N'y a-t-il pas d'autres traités disponibles ?
- Sans aucun doute, répliqua Derwe Coreme. La bibliothèque occupe l'ensemble de l'aile nord. Mais ne pourriez-vous attendre jusqu'à demain ?
Et s'étirant avec une langueur lascive, elle adopta une, puis une autre, voluptueuse posture.
Cugel but à grandes gorgées dans une coupe de verre noir.
- Oui, oui, il n'y a pas urgence. Et maintenant....
Il fut interrompu par une femme d'âge moyen, vêtue d'un amas de tissus marrons, -apparemment une servante subalterne - qui fit irruption dans la pièce. Elle poussait des cris d'hystérie et plusieurs domestiques s'élancèrent vers elle pour la soutenir. Entre deux sanglots rauques, elle expliqua la raison de sa détresse : la goule venait de commettre un acte abominable sur la personne de sa fille.
Derwe Coreme montra Cugel d'un geste gracieux :
- Je vous présente le nouveau seigneur de Cil : il a de vastes pouvoirs magiques et saura tuer la goule. N'est-ce pas. Excellence ?
Cugel se frotta pensivement le menton : vaste dilemne. La femme, suivie de tous les domestiques, tomba à genoux pour l'implorer :
- Excellence, si vous possédez de tels pouvoirs utilisez-les pour détruire cette odieuse goule.
Cugel grimaça, et, se retournant, croisa le regard songeur de Derwe Coreme. Il se leva d'un bond.
- Qu'ai-je besoin de magie quand je peux brandir l'épée ? Je tailladerai les organes de la créature l'un après l'autre.
Il fit signe aux six gardes en armure de bronze qui se tenaient à proximité.
- Venez et apportez des torches. Nous allons dépecer la goule.
Les hommes d'arme obéirent sans trop d'enthousiasme. Cugel les rassembla près du grand portail.
- Lorsque j'ouvrirai en grand les battants, précipitez-vous avec vos torches pour éclairer la maléfique créature! Gardez vos épées sorties, ainsi lorsque je ferai chanceler le monstre, vous pourrez lui donner le coup de grâce !
Les hommes d'arme, torches à la main et épées brandies attendaient devant le portail. Cugel fit sauter les verrous et ouvrit grand les deux portes :
- Sortez ! Venez éclairer les derniers instants de la goule.
Les hommes d'arme se précipitèrent désespérément en avant tandis que Cugel, l'épée haute, paradait derrière. Ils s'arrêtèrent en haut des marches, pour scruter d'un oeil sceptique la promenade d'où monta un bruit des plus atroces.
Cugel jeta un coup d'oeil par-dessus son épaule et vit Derwe Coreme, dans l'embrasure de la porte, qui observait la scène avec une attention soutenue.
- En avant ! cria-t-il. Cernez cette misérable créature. La mort est déjà sur elle !
Les hommes d'arme descendirent les marches avec précaution, suivis de Cugel.
- Taillez avec ardeur ! clama-t-il. Il y a de l'ouvrage pour chacun ! Celui qui n'y va pas de son coup d'épée. celui-là sera foudroyé par mes pouvoirs magiques !
Les torches éclairaient de leurs lumières vacillantes les piédestaux qui s'alignaient en une longue perspective pour se fondre finalement dans l'obscurité.
- En avant ! cria Cugel. Où se cache cet être bestial ? Pourquoi ne se montre-t-il pas pour recevoir un châtiment mérité ?
Cugel scrutait les ombres tremblotantes: il espérait que la goule avait pris peur et s'était enfuie.
Il entendit un bruit furtif à ses côtés : Cugel se retourna et aperçut une grande forme pâle qui se tenait  raide et immobile. Les hommes d'arme haletèrent d'effroi et se réfugièrent sans demander leur reste sur les grosses pierres.
- Tuez la bête par votre magie. Excellence ! lui lança le sergent. La méthode la plus expéditive est souvent la meilleure !
La goule s'avança . Cugel recula en trébuchant. La goule avança encore d'un bond. Cugel bondit derrière un piédestal. La goule étendit soudain son bras . Cugel le taillada de son épée, courut se réfugier derrière un autre piédestal, puis s'élança ventre à terre et avec une grande agilité en direction de la terrasse. Déjà, la porte se refermait. Cugel se jeta dans l'étroite ouverture. Claquant la porte, il ferma les verrous. La goule s'écrasa de tout son poids contre les planches, et les verrous émirent un crissement de protestation.
Cugel se retourna pour croiser le regard clair et inquisiteur de Derwe Coreme.
- Que s'est-il passé ? demanda-t-elle. Pourquoi n'avez-vous pas tué la goule ?
- Les guerriers ont décampé avec leurs torches, répondit Cugel. Je ne pouvais voir où frapper et trancher.
- Voilà qui est étrange, dit-elle d'un ton songeur. La lumière semblait bien suffisante pour un si piètre exploit. Pourquoi n'avez-vous pas utilisé les pouvoirs de l'amulette, ou bien fendu la goule de la tête aux pieds ?
Une mort aussi simple et expéditive n'est point souhaitable, déclara Cugel avec dignité. II me faut méditer longuement pour décider ensuite la meilleure façon dont le monstre expiera ses crimes.
- Bien sûr, dit Derwe Coreme. Bien sûr. Cugel revint à pas tranquilles dans l'immense salle.
- Revenons à ce festin ! Que le vin coule à flots 1 Tout le monde doit porter un verre à l'avènement du nouveau Seigneur de Cil ! Derwe Coreme sussurra :
- S'il vous en plaît. Excellence, montrez-nous le pouvoir de l'amulette afin de satisfaire notre curiosité !
- Mais bien sûr !
Cugel effleura les escarboucles, les unes après les autres. Elles émirent des grondements et grognements exprimant un malheur atroce, interrompus par instants d'une lamentation ou d'un hurlement.
- Pouvez-vous faire plus que ça ? s'en-uit Derwe Coreme avec le sourire candide d'une enfant espiègle.
- Certainement, si tel était mon désir. Mais en voilà assez ! Buvons !
Derwe Coreme fit signe au sergent de la garde.
- Dégaine ton épée et tranche le bras de ce bouffon, puîs apporte-moi l'amulette.
- Avec plaisir, Sérénissime Dame ! Le sergent s'avança, l'épée nue. Cugel cria :
- Reste où tu es ! Un pas de plus et ma magie tordra chacun de tes os à angle droit !
Le sergent regarda Derwe Coreme, qui éclata de rire.
- Fais comme je te l'ai ordonné, ou alors crains mes représailles, dont tu connais la nature.
Le sergent grimaça et reprit sa progression. C'est alors qu'un domestique subalterne se rua sur Cugel, ce dernier reconnut sous sa capuche le visage balafré du vieux Slaye.
- Je vous sauverai ! Montrez-moi l'amulette !
Cugel laissa les doigts avides tâter les escarboucles. Slaye pressa l'une d'elles et prononça quelque chose d'une voix si triomphante et stridente que les syllabes en devinrent indistinctes. On entendit comme un grand battement d'ailes et une forme noire de taille monumentale se profila au fond de la salle.
- Qui ose me tourmenter ? maugréat-elle. Qui donc m'accordera un répit ?
- Moi ! s'écria Slaye. Avance dans la salle et tues-les tous excepté moi-même !
- Non ! cria Cugel. C'est moi qui possède l'amulette, c'est à moi que tu dois obéir ! Tues-les tous sauf moi !
Derwe coreme s'agrippa au bras de Cugel, s'efforçant de voir l'amulette.
- Tes ordres sont inutiles sauf si tu appelles la créature par son nom. Nous sommes tous perdus !
- Donnez moi son nom ! s'écria Cugel. Conseillez-moi !
- Restez où vous êtes, s'exclama Slaye. J'ai décidé que...
Cugel le frappa et bondit derrière la table. Le démon approchait, s'arrêtant pour se saisir des hommes d'arme et les jeter contre les murs. Derwe Coreme accourut vers Cugel.
- Laissez-moi voir l'amulette ; y connaissez-vous quelque chose, vous ? C'est moi qui vais lui donner des ordres !
- Il n'en est pas question ! répliqua-t-il. M'apelle-t-on Cugel l'Astucieux pour rien ? Montrez-moi la bonne escarboucle, et dictez-moi son nom.
Derwe Coreme se pencha, déchiffra la rune et allait appuyer sur une escarboucle lorsque Cugel repoussa son bras avec violence.
- Le nom ? Ou c'est la mort assurée pour nous tous !
- Appelle Vanilla ! Appuie ici et appelle Vanilla !
Cugel appuya sur l'escarboucle :
- Vanilla ! Met fin à ces querelles ! Le démon noir ne tint aucun compte de l'invocation. On entendit une nouvelle fois un vacarme assourdissant et un deuxième démon fit son apparition. Derwe Coreme hurla de terreur.
- Ce n'était pas Vanilla ! Montrez-moi l'amulette !
Mais il n'était plus temps, le démon noir était sur eux.
- Vanilla ! hurla Cugel. Détruis ce monstre noir !
D'un vert aquatique, Vanilla était court sur pattes et large d'épaules, avec des yeux comme deux points écarlates lumineux. Il se jeta sur l'autre démon et le rugissement terrible du corps à corps déchira l'air, il était impossible de suivre du regard ce combat frénétique. Les murs tremblaient au rythme des coups et des chutes des deux formidables créatures. La table vola en éclats sous la pression de pieds plats démesurés. Derwe Coreme fut projettéc dans un coin où Cugel la rejoignit en rampant, il la trouva, la mine décomposée, le regard hagard, à demi consciente mais totalement privée de volonté. Cugel lui brandit l'amulette devant les yeux.
- Déchiffre les runes ! Invoque les noms, je les essaierai un à un ! Vite, il y va de notre vie !
Mais Derwe Coreme remua à peine les lèvres. Derrière eux, le démon noir, à califourchon sur Vanilla, arrachait méthodiquement, par poignées, les entrailles de son adversaire et les posait à côté. Vanilla beuglait, hurlait, tournait sa tête d'un côté et de l'autre en essayant de mordre. Avec de grands claquements de mâchoires dans le vide et des grondements hargneux, il assénait des coups de ses bras verts gigantesques. Le démon noir plongea profondément ses bras et saisit un quelconque noeud vital; Vanilla fut réduit à l'état de dépôt visqueux d'un vert étincelant, sorte de limon constitué d'une myriade de particules où chaque lueur et étincelle se mit à voleter, à trembloter et enfin à se fondre dans la pierre.
Slaye, rictus au lèvres, se dressait au-dessus de Cugel :
- Tenez-vous à la vie ? Donnez-moi immédiatement l'amulette et je vous épargnerai. Retardez votre geste ne serait-ce que d'un instant, et vous êtes un homme mort !
Cugel se dépouilla de l'amulette, mais ne put se résoudre à l'abandonner, ïl prit un air rusé pour dire :
- Je peux remettre l'amulette au démon. Slaye lui lanca un regard furieux :
- Alors nous sommes tous morts. Peu m'importe. Faites donc. Je vous en défie. Si vous voulez la vie sauve, eh bien ... l'amulette !
Cugel baissa les yeux sur Derwe Coreme.
- Qu'adviendra-t-il d'elle ?
- Vous serez bannis tous les deux. Et maintenant, l'amulette, car voici le démon.
La créature noire les dominait de très haut : en toute hâte, Cugel remit l'amulette à Slaye, qui poussa un cri perçant et toucha une escarboucle. Le démon gémit, roula sur lui-même et s'évanouit.
Slaye se tenait en retrait, un sourire de triomphe sur les lèvres.
- Maintenant, vous et la fille, disparaissez. Je n'ai qu'une parole mais vous n'aurez rien de plus. Vous conservez vos misérables existences : partez.
- Accordez-moi une faveur ! plaida Cugel. Faites-nous transporter en Almery, dans la Vallée du Xzan, où je pourrai me débarrasser d'un chancre nommé Firx !
- Non, répondit Slaye. Votre requête est repoussée. Partez immédiatement.
Cugel remit Derwe Coreme sur ses pieds. Encore sous le choc, elle fixait d'un air hébété la grande salle en ruines. Cugel se retourna vers Slaye.
La goule nous attend sur la promenade. Slaye hocha la tête.
- C'est fort possible. Demain, elle sera châtiée sur mon ordre, ainsi en ai-je décidé. Ce soir je ferai venir des artisans du monde inférieur pour remettre à neuf la grande salle de banquet et restaurer la gloire de Cil. Hors d'ici ! Croyez-vous qu'il m'importe de savoir comment vous échapperez à la goule ? Son visage s'empourpra, et il eut un geste vague de la main en direction des cscarboucles. Hors d'ici, et tout de suite !
Cugel prit Derwe Coreme par le bras et la conduisit de la salle vers le grand portail d'entrée. Slaye était campé sur ses jambes écartées, épaules voûtées et tête penchée en avant. Il suivait du regard les moindres gestes de Cugel. Ce dernier déverrouilla la porte, l'ouvrit et s'avança sur la terrasse.
Le silence régnait le long de la promenade. Cugel mena Derwe Coreme au bas des escaliers, puis sur le côté, dans la luxuriante végétation de l'ancien jardin. Là, il s'arrêta et tendit l'oreille. Du palais lui venaient des bruits d'activité : grincements et crissements, cris rauques et beuglements, ainsi que des éclairs de lumières multicolores. Au fond de l'allée centrale, sur la promenade, se profila une grande silhouette blanche qui se glissait de l'ombre d'un piédestal à une autre. Elle s'arrêta pour écouter les bruits et observer les lumières flamboyantes avec étonnement. Profitant du moment où elle était absorbée dans sa contemplation, Cugel conduisit Derwe Coreme derrière les bordures sombres du feuillage, et ils disparurent dans la nuit.

* Ndt voir Cugel l'Astucieux p.43 (J'ai Lu n°707)
Traduction de Bénédicte Alliot et Julie Dufour ,Graal hors -série n°4 1990
Copyright Jack Vance ,tous droits réservés

Dans la version anglaise du texte , aprés s'étre échappé de Cil, Cugel abandonne lâchement Derwe Coreme aux mains d'un vieillard Busiaco, alors que dans la version française Cugel est seul au début du chapitre "les Montagnes de Magnatz" .

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