Les Princes-Démons

Le Prince des étoiles  
" Quel paradoxe, quelle invraisemblable anomalie qu'une différence de quelques centaines de kilomètres - même pas de mètres, voire de centimètres - suffise à transformer un crime abject en un banal délit ! "
(Balder Bashin, dans le Nunciamento Ecclésiarchique de l'année 100 à Foresse, sur la planète Krokinole.)
"La loi est impuissante, là où ne peut s'exercer la contrainte."
(Dicton populaire.)
Extrait de Smade, de la Planète Smade, article-vedette dans Cosmopolis, octobre 1523
Question: Vous sentez-vous parfois isolé, Mr. Smade?
Réponse: Impossible, avec trois femmes et onze enfants.
Q. - Qu'est-ce qui vous a conduit à vous installer ici? C'est un monde assez maussade, dans l'ensemble.
R. - C'est dans l'oeil de l'observateur que réside la beauté. D'ailleurs il ne me déplaît pas de diriger un établissement de vacances.
Q. - Quel genre de gens fréquentent votre taverne?
R. - Des personnes qui recherchent la tranquillité et un endroit pour se reposer. Éventuellement un voyageur en provenance de l'intérieur du Pale ou un explorateur.
Q. - J'ai entendu dire qu'une certaine partie de votre clientèle était assez turbulente. En réalité, pour parler franc, on pense généralement que la taverne de Smade est fréquentée par les pirates et les flibustiers les plus notoires de l'Au-Delà.
R. - Je suppose qu'ils ont, eux aussi, besoin de se reposer de temps en temps.
Q. - Ces gens ne vous créent-ils pas de difficultés? N'avez-vous pas de peine à maintenir l'ordre?
R. - Non. Ils connaissent les règles de la maison. Je leur dis : Messieurs, cessez, je vous prie. Vos querelles ne regardent que vous; elles sont fugitives. L'harmonieuse atmosphère de la taverne est ma propriété et j'entends qu'elle demeure permanente.
Q. - C'est donc qu'ils vous obéissent.
R. - En général.
Q. - Et dans le cas contraire?
R. - Je les jette à la mer.
Smade était un homme discret. Ses origines, ses premiers démêlés avec la vie étaient connus de lui seul. En l'année 1479 il fit l'acquisition d'un chargement de bois précieux, que, pour d'obscures raisons, il emporta sur un petit monde rocheux situé dans le moyen Au-Delà. Et là, avec le concours de dix artisans sous contrat et d'autant d'esclaves, il construisit la taverne de Smade.


La Machine à tuer
 C'est à l'âge de neuf ans que Gersen se trouva pour la première fois en présence de Kokor Hekkus.
Tapi derrière une vieille péniche désaffectée, il assista impuissant à l'horrible tuerie, au pillage, à la capture des esclaves. C'était le Massacre de Mount Pleasant, marqué par la coopération historique et sans précédent des cinq Princes-Démons. Kirth Gersen et son grand-père survécurent. Cinq noms restèrent à jamais gravés dans la mémoire du jeune Kirth : Grendel le Monstre*, Viole Falushe, Lens Larque, Howard Alan Treesong, Kokor Hekkus.
Chacun de ces noms a\ ait un pouvoir d'évocation distinct. Grendel était sinistre et cruel; Viole Falushe trouvait son accomplissement dans des raffinements sybarites ; Lens Larque était un mégalomane ; Howard Alan Treesong un adepte du chaos. Kokor Hekkus était le plus énigmatique, le plus fantastique et inaccessible de tous. Doté d'une imagination diabolique, il avait laissé à tous ceux qui l'avaient approché l'impression d'un homme affable mais nerveux, déconcertant dans ses réactions et présentant ce qui aurait pu passer pour des signes de déraison manifeste, n'eussent été la maîtrise de soi et la volonté dont il savait faire preuve à l'occasion. Sur son aspect physique, les avis étaient des plus partagés. Pour le reste, la rumeur publique le disait immortel.
La seconde rencontre entre Kokor Hekkus et Gersen eut lieu à l'occasion d'une mission de routine au-delà de la Limite et resta sans suite - c'est du moins ce qu'il sembla à l'époque .

* Pourquoi Grendel le Monstre au lieu d'Attel Malagate , "Le Prince des Etoiles " parut d'abord en feuilleton dans les pulps , "La Machine à tuer" sortit directement en roman en 1964 ,depuis Vance a remanié le nom du premier prince-démon de Grendel en Malagate en faisant son roman du premier épisode ,"La machine à tuer" n'ayant pas été remanié ,le nom Grendel est resté.


 Le Palais de l'amour
 Nouvelle parue dans le Journal de Rigel, Avente. Alphanor
Paing, Godoland, Sarkovy. Le 12 juillet.
Imaginez que l'on exécute Cloris Adams pour avoir trahi William Wales;
Qu'on liquéfie l'Abbatram de Pamfile à cause de sa puanteur,
Qu'on immole le Doyen Fitzbah de la Ville des Trembleurs sous le prétexte d'un excès de zèle;
N'a-t'on pas appris aujourd'hui que le Maître Vénéfice Kakarsis Asm devait . coopérer avec la Guilde . parce qu'il avait vendu du poison?
Les circonstances de l'affaire sont loin d'être simples. En effet, le client d'Asm n'était autre que Viole Falushe, l'un des cinq Princes-Démons. Cependant, Asm n'a pas été condamné pour " commerce avec un criminel notoire " ni "pour trahison des secrets de la Guilde" , mais bien pour " vente de poison à un prix inférieur au barème ".
Kakarsis Asm doit mourir.
Comment? Devinez.

Plus Alusz Iphigenia voyageait en compagnie de Kirth Gersen, moins elle parvenait à comprendre le caractère de l'aventurier. Ses sautes d'humeur la surprenaient, sa conduite lui restait une énigme. La modestie accusée de Gersen n'était-elle que l'envers d'un cynisme ombrageux? Sa politesse étudiée, cul camouflage maléfique? Elle avait beau refouler fermement ces questions, elles se présentaient à son esprit avec une fréquence croissante.
Un jour, le 22 juillet 1526 pour être précis, alors qu'ils étaient tous deux assis sur l'Esplanade Avente devant la Grande Rotonde, Gersen tenta d'expliquer les traits en apparence contradictoires de son caractère
- Cela n'a rien de mystérieux. On m'a éduqué de façon à exercer une certaine fonction. Je ne sais rien faire d'autre. Afin de justifier ma formation et mon existence, j'exerce cette fonction. Ce n'est pas plus compliqué que cela
Alusz connaissait le passé de l'aventurier dans ses grandes lignes. Les cinq Princes-Démons, unissant leurs forces lors du raid historique de Mount Pleasant, avaient tué ou mis en esclavage cinq mille hommes et femmes. Rolf Gersen et son petit-fils s'étaient trouvés parmi les rares survivants. Une telle expérience marque profondément ceux qui l'ont vécue; Alusz le comprenait d'autant mieux que, de son côté, elle avait eu sa part de tragédies et d'horreurs.
- Mais, je n'ai pas changé pour autant, répliqua-t-elle avec entêtement. Je ne ressens ni colère ni haine.
- Mon grand-père ressentait la colère et la haine, disait alors Kirth Gersen avec vivacité. En ce qui me concerne, c'est une haine purement abstraite.
Cela ne faisait qu'intriguer davantage son interlocutrice.
- N'êtes-vous donc qu'une mécanique sans âme, l'instrument aveugle de la haine d'un autre?
Il répondait avec un ricanement
- Cela n'est pas tout à fait exact. Mon grand-père m'a formé ou, plus exactement, m'a fait former, et je lui en suis reconnaissant, car sans cela je serais mort.
- Quel homme terrible ce devait être, pour déformer ainsi l'esprit d'un enfant!
- Il s'était voué à rote tâche. D m'aimait et supposait que je partageais sa passion. C'était exact, et ce l'est toujours.
- Et votre avenir? Cette vendetta suffit-elle à emplir votre vie?
- Vendetta? Je ne pense pas que le terme soit bien choisi. Je n'ai qu'une vie, et je, sais ce que je compte en faire.
- Mais pourquoi n'essayez-vous pas d'atteindre votre but par des voies légales? Ne serait-ce pas préférable?
- Quelles voies légales? Il n'y a guère que la CCPI (1) et son efficacité me paraît douteuse.
- Pourquoi ne pas amener la question devant l'Union et les Grands Mondes? Vous avez suffisamment d'énergie et d'argent pour cela. Cela ne vaudrait-il pas mieux que d'étrangler les gens de vos propres mains?
Gersen n'avait pas d'arguments rationnels à opposer à cela.
- Je ne possède pas ce genre de talent, répondait-il. Je travaille seul, dans ma spécialité.
- Ne pourrais-tu apprendre?
Gersen secoua la tête en signe de dénégation.

(1) La Compagnie de Coordination de la Police Intermondiale se présente comme un organisme privé. En théorie, il est censé offrir aux polices locales de l'Oecumène un office de consultations, un centre d'informations et des laboratoires de criminologie. En pratique, c'est un service supra-gouvernemental qui se substitue parfois à la loi même. Les actions boursières de la Compagnie sont très disséminées et très recherchées malgré la minceur de leurs intérêts.


 Le Visage du démon
Jehan Addels, méticuleux comme toujours, arriva avec dix minutes d'avance au lieu de rendez-vous. Avant de descendre de son véhicule, il inspecta avec soin les environs. Le paysage était impressionnant mais apparemment dénué de menace, et Addels ne trouva rien qui éveillât son inquiétude. Sur la droite se dressait l'Auberge
de Phruster, aux poutres noircies par des siècles de pluie et de vent, et au-delà, les Crags de Dunveary qui entassaient pics sur contreforts pour disparaître finalement dans le, hautes brumes. Sur la gauche, le Belvédère de Phruster faisait face à un territoire de plusieurs milliers de kilomètres carrés en forme de cercle presque complet, à l'aspect changeant selon les caprices du temps.
Addels descendit du véhicule, jeta un seul coup d'oeil sceptique vers les pentes majestueuses du Dunveary, et ,e rendit à la plate-forme de l'observatoire. Accoudé au parapet, la tête enfoncée dans les épaules pour échapper au vent, il attendit : homme minceà la peau couleur de parchemin et au grand front dégarni.
C'était presque le milieu de la matinée. Véga, à mi-parcours de son ascension dans le ciel, avait une clarté blafarde à travers la brume. Une douzaine d'autres personnes se tenaient le long du parapet. Addels soumit chacune d'elles à un examen attentif. Leurs vêtement ornés de volants et de houppes dans des tons sourds de rouge, brun et vert foncé, les-désignaient comme de, ruraux : les citadins ne se paraient que de nuances de brun avec, occasionnellement, un ornement noir. Ce groupe paraissait inoffensif. Addels reporta son attention sur le panorama : le lac Feamish sur la gauche, Rath Eileann au-dessous, la Vallée de Moy noyée dans le brouillard sur la droite...
II fronça les sourcils et abaissa le regard vers sa montre. L'homme qu'il attendait lui avait donné des instructions précises. Un retard pourrait fort bien signifier que quelque chose de grave s'était passé. Addels eut un reniflement, exprimant à la fois l'envie et le dédain qu'il éprouvait pour une façon de vivre tellement plus mouvementée que la sienne.
Le moment prévu pour leur rendez-vous approchait. Addels remarqua un sentier qui prenait naissance à la limite de Rath Eileann, tout en bas de la colline dont il escaladait le flanc en zigzags pour venir se terminer par une volée de marches creusées dans le roc, non loin de lui. Un homme de taille moyenne, musclé sans que cela paraisse, aux pommettes plutôt aiguës, aux joues plates et aux épais cheveux noirs coupés court, gravissait ce sentier.


Le Livre des Rêves
Extrait du Livre des Rêves
Lève les yeux, étranger, vers ce rempart qui porte la seule marque des assauts du temps car il résiste au reste : là-haut se tiennent les paladins, sévères, graves, sereins. Chacun est un, chacun est tous.
Au centre est Immir aux multiples dons. Il sait pratiquer certains tours de magie; il est passé maître en ruses, complots et terrifiantes surprises. Il est Immir l'imprévisible et ne réclame pour lui même aucune couleur particulière.
A la droite d'Immir, il y a Jeha Raïs, remarquable par sa majesté et qui a pour couleur le noir. Il est sagace et toujours le premier à discerner un événement lointain, dont il envisage les conséquences possibles. Puis il tend le doigt pour diriger le regard des autres paladins. Il est sans scrupule et préconise la fermeté. On l'appelle parfois " Jeha l'Inexorable ". Il porte un vêtement noir, souple et collant au corps, une cape noire et un morion noir, orné au cimier d'un globe de cristal dans un rayonnement solaire en argent.
A la gauche d'Immir se trouve Loris Hohenger, dont la couleur est le rouge du sang fraîchement versé. Il est le féroce, impulsif et téméraire, toujours quittant à regret les champs de carnage, bien que de tous les paladins il puisse être le plus généreux. Il convoite les belles femmes et leur dignité court de grands risques quand elles se refusent à lui. Qu'elles se plaignent ou se répandent en reproches, il redouble encore en fait de réparation. Quand il sort finalement du lit, leurs voix se sont tues et elles le regardent s'éloigner avec nostalgie.
Mewness le Vert se tient à côté de Loris Hohenger. La technologie n'a pas de secrets pour Mewness. Il sait lancer un pont ou abattre une tour; il est patient, il est rusé et si la route est bloquée à droite et à gauche il trouve une voie entre les deux. Sa mémoire est précise; il n'oublie jamais un visage ou un nom et il connaît les chemins d'une centaine de mondes. Les hommes riches sans méfiance le croient naïf dans la conduite de ses affaires, à leur consternation finale.
Le jaune Spangleway est sarcastique, étonnant, insoucieux des traditions. Il bouffonne et plaisante, il sait jouer la comédie. Tous les paladins - sauf un - rient de voir ses tours; quand le moment s'y prête, tous - sauf un - dansent au son de ses musiques, car Spangleway est capable de tirer des accords mélodieux d'un morceau de fonte si sa fantaisie l'incline à le faire. Ne vous hasardez jamais à lui renvoyer raillerie pour raillerie, car son poignard est encore plus acéré que son esprit. Dans la bataille, à peine les ennemis s'écrient-ils
" Où est ce traînard de Spangleway ? " ou encore " Ah, ah! Spangleway ce lâche prend la fuite! ", à peine l'ont-ils dit qu'ils le voient se précipiter sur eux d'une autre direction ou apparaître sous un déguisement stupéfiant.
A côté de Jeha Raïs se tient le doux Rhune Evanesce le Bleu. Au combat, s'il est intrépide et le premier à secourir un paladin en difficulté, il est aussi le premier à témoigner clémence et longanimité. Il est svelte, grand, clair de teint et beau comme le soleil levant en été; il cultive les arts et
les bonnes manières, il est sensible à la beauté en toutes choses, notamment la beauté des jeunes filles timides à qui il donne de l'éclat. Hélas, dans les conseils de guerre, la voix de Rhune Evanesce n'a que peu de poids.
A côté de Rhune le Bleu et un peu à l'écart, il y a le blanc, le fantastique Eïa Panice, dont les cheveux, les yeus, les longues dents et la peau sont blancs. Il est coiffé d'un armet de métal blanc et l'on n'aperçoit pas grand-chose de son visage : un nez busqué, en bec d'aigle, un menton dur, des yeux luisants. Dans les conseils, il se borne généralement à dire " oui " ou " non " mais, la plupart du temps, sa parole fait loi, car il semble connaître les voies du Destin. Seul parmi les paladins, il reste de glace devant les interventions drolatiques de Spangleway. En vérité, lorsque apparaît son sourire sinistre, c'est - pour tous ceux qui le peuvent - le moment de s'en aller sans jeter un coup d'oeil en arrière, de crainte de découvrir le regard limpide d'Eïa Panice plongé dans le leur.
Et maintenant, étranger, passe ton chemin. Quand enfin tu parviendras chez toi, quel que soit celui des mondes scintillants où tu demeures, parle de ceux qui méditent là-bas.


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