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Le
Jardin de Suldrun
Par
un triste jour d'hiver, où la pluie tombait à verse
sur la ville de Lyonesse, la reine Sollace ressentit les premières
douleurs de l'enfantement. Elle fut conduite à la salle de
travail et prise en charge par deux sages-femmes, quatre servantes,
le médecin Balhamel et la vieille toute ridée nommée
Dyldra, qui possédait une grande science des herbes et que
d'aucuns tenaient pour sorcière. Dyldra était là
par la volonté de la reine Sollace, qui trouvait plus de
réconfort dans la foi que dans la logique. Le roi Casmir
fit son apparition. Les soupirs plaintifs de Sollace devinrent des
gémissements et elle planta ses doigts crispés dans
son épaisse chevelure blonde. Casmir regardait depuis l'autre
bout de la pièce. II portait un simple bliaud écarlate
avec une large ceinture violette; une couronne d'or ceignait ses
cheveux blond roux. II s'adressa à Balhamel. " Quels
sont les signes? - Sire, il n'y en a pas encore. . - II
n'existe pas de moyen de deviner le sexe? - A ma connaissance,
aucun. " Campé dans l'embrasure de la porte, les
jambes quelque peu écartées, les mains derrière
le dos, Casmir semblait l'incarnation même de la sévère
majesté royale. Et, en vérité, c'était
une attitude dont il ne se départait jamais, de sorte que
les filles de cuisine, étouffant petits rires et gloussements,
se demandaient souvent si Casmir gardait sa couronne même
sur la couche nuptiale. II examina Sollace de dessous ses sourcils
froncés. " On dirait qu'elle souffre. Sa souffrance,
sire, n'est pas aussi grande qu'elle pourrait l'être. Pas
encore, du moins. Rappelez-vous, la peur augmente la douleur réellement
ressentie."
La Perle
Verte
Peu
après la mort d'Hippolito dont il était l'élève,
Visbhume sollicita un poste similaire d'apprenti auprès du
sorcier Tamurello mais essuya un refus. Il offrit alors de vendre
un coffre contenant des objets qu'il avait emportés de chez
Hippolito. Tamurello y jeta un coup d'oeil et ce qu'il vit éveilla
suffisamment son intérêt pour qu'il paie le prix de
Visbhume. Entre autres, le coffre renfermait des fragments de
vieux manuscrit. Le hasard ayant propagé la nouvelle de la
transaction jusqu'aux oreilles de la sorcière Desmëi,
celle-ci voulut savoir si ces fragments ne compléteraient
pas les lacunes d'un texte qu'elle essayait de reconstituer depuis
longtemps. Elle se rendit aussitôt à Faroli, le manoir
qu'habitait Tamurello dans la Forêt de Tantrevalles, et demanda
l'autorisation d'examiner les morceaux en question. Avec une
parfaite courtoisie, Tamurello les présenta. " S'agit-il
bien des parties manquantes?" Desmëi les parcourut
du regard. " Oui, effectivement. - Dans ce cas, le lot
est maintenant à vous, déclara Tamurello. Faites-moi
l'honneur de les accepter. - Avec la plus profonde reconnaissance
", répliqua Desmëi. Tandis qu'elle rangeait
les morceaux de manuscrit dans un portefeuille, elle observa Tamurello
à la dérobée. Elle commenta: " C'est assez
bizarre que nous ne nous soyons encore jamais rencontrés.
Tamurello acquiesça en souriant. " L'univers est vaste.
Nous sommes perpétuellement confrontés à des
expériences nouvelles, en général pour notre
plaisir. " Il inclina la tête à l'adresse de sa
visiteuse dans un geste d'une indéniable galanterie.
" Joliment dit, Tamurello! reprit Desmëi. En vérité,
vous êtes on ne peut plus aimable. - Seulement quand les
circonstances le justifient. Voulez-vous un rafraichissement? Voici
du vin doux extrait du raisin d'Alhadra." Pendant un moment,
les deux discutèrent d'eux-mêmes et de leurs idées.
Jugeant Tamurello stimulant et plein de vitalité, Desmëi
décida de le prendre pour amant. Tamurello, qui était
amateur de nouveauté, n'y vit pas d'objection et déploya
autant d'ardeur qu'elle-même, de sorte que tout alla bien
le temps d'une saison. Cependant, Tamurello finit par trouver que
Desmëi manquait à la fois de grâce et de légèreté
et ce à un point accablant. II se mit à souffler
le chaud et le froid, au grand chagrin de Desmëi. Elle se complut
d'abord à interpréter ce déclin de passion
comme un jeu amoureux : une espièglerie, pour ainsi dire,
d'amant trop choyé. Elle se jeta à sa tête,
usant tour à tour de tous les artifices de la coquetterie.
Tamurello devint encore plus indifférent. Desmëi passa
de longues heures assise près de lui à analyser leurs
relations dans chacune de leurs phases tandis que Tamurello buvait
du vin et laissait d'un air morose son regard se perdre dans le
feuillage des arbres. Ni soupirs ni sentiment n'avaient de prise
sur Tamurello, Desmëi le découvrit. Elle apprit qu'il
était également cuirassé contre les cajoleries,
cependant que les reproches avaient apparemment pour seul effet
de l'ennuyer. En dernier ressort, sur le ton de la plaisanterie,
Desmëi évoqua un ancien amant qui lui avait causé
de la peine et, sans avoir l'air d'insister, cita les malheurs qui
s'étaient ensuite acharnés sur lui. Elle constata
qu'elle avait enfin attiré son attention et aborda des sujets
plus réjouissants. Tamurello se laissa guider par la
prudence et, de nouveau, Desmëi n'eut plus à se plaindre.
Après un mois mouvementé, Tamurello se sentit dans
l'incapacité de poursuivre ses démonstrations de zèle
forcé.
Madouc
Au sud de la Cornouailles, au nord de l'Ibérie,
de l'autre côté du Golfe d'Aquitaine, se trouvaient
les Isles Anciennes, qui allaient du Croc de Gwyg, arête de
roche noire battue par les déferlantes de l'Atlantique, à
Hybras, le Hy-Brasill des premiers chroniqueurs irlandais : une
île aussi grande que l'Irlande elle-même. Hybras
avait trois villes éminentes : Avallon, Lyonesse et l'antique
Ys (1), de même que de nombreuses villes fortifiées,
de vieux villages gris, des châteaux aux maintes tours et
des manoirs posés sur de charmants jardins. Le paysage
d'Hybras était varié. Le Teach tac Teach, une chaîne
lacérée de pics et de hautes landes, longeait le rivage
de l'Atlantique. Ailleurs, le paysage était plus doux, perspectives
sur des collines ensoleillées, des tertres boisés,
des prairies et des cours d'eau. Un bois sauvage couvrait tout le
centre d'Hybras : c'était la Forêt de Tantrevalles,
mythe d'un millier de fables, où l'on s'aventurait rarement
par crainte des enchantements. Ceux qui s'y risquaient, bûcherons
et autres, avançaient d'un pas prudent, s'arrêtant
fréquemment pour tendre l'oreille. Le silence étouffant,
interrompu parfois par le doux appel d'un oiseau lointain, n'avait
rien de rassurant en soi et l'on ne tardait pas à s'arrêter
encore pour tendre l'oreille. Dans les profondeurs de la forêt,
les couleurs se faisaient plus chaudes et plus intenses; les ombres
étaient teintées d'indigo ou de marron ; et qui sait
ce qui pouvait vous observer par-delà la clairière,
perché là-bas sur une souche?
(1) - Aux premiers âges, un isthme relia
brièvement les Isles Anciennes à l'Ancienne Europe.
Suivant les mythes, les premiers Chasseurs nomades qui arrivèrent
sur Hybras, une fois traversé le Teach tac Teach et contemplé
la laisse de haute mer de l'Atlantique, découvrirent la ville
d'Ys qui existait déjà.
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