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Une Thése par Jérôme
Dutel
Jérôme Dutel, 27 janvier 1976 à Roanne (Loire, France), Enseignant en
Lettres Modernes, Doctorat de Lettres (Université : Lyon III-Jean Moulin,
Centre de Recherches: Marge), J'aime : le Surréalisme (Gisèle Prassinos,
Benjamin Péret, André Pieyre de Mandiargues), le fantastique (Jorge Luis
Borges, Clark Ashton Smith, Edwin Abbot), les poètes-peintres (Henri Michaux,
Victor Hugo, Alfred Kubin), des penseurs comme Jean Paulhan ou Roger Caillois
et des auteurs comme Malcom de Chazal, Paul Auster, Vladimir Nabokov ou
encore Jerome Salinger ; l'Art Conceptuel et des artistes comme James
Turrell, Gloria Friedmann, Ghada Amer, Jenny Holzer ou Jean Olivier Hucleux ;
la natation, le water-polo etle kayak ; les films d'animation du studio
Ghibli ou des réalisateurs comme Takeshi Kitano ou Hou Hsiao Hsien ; les
musiques que diffusent les labels Warp, Matador, Kitty-Yo ou City
Slang. Je n'aime pas : les tomates.
Dans
ce que je considère comme l’un des ouvrages les plus fascinants de Jack Vance, Wyst : Alastor 1716, l’amorce
entière du récit repose sur ce que lit le personnage principal, Jantiff
Ravensroke, dans un « vieux traité
pictural » :
Pour
certains artistes, la peinture de paysages devient l’unique préoccupation de
toute leur vie. Il existe de nombreux exemples intéressants de cet art.
Rappelez-vous : la peinture reflète non seulement la scène mais aussi le
point de vue personnel de l’artiste ! Il est un autre aspect de l’art qu’il convient de
mentionner : le soleil. Cet accessoire fondamental du processus visuel
varie d’un monde à l’autre, il va d’un rouge glauque à un éclatant blanc-mauve
étincelant. Chaque lumière rend nécessaire un réajustement de la tension entre
l’objectif et le subjectif. Le voyage, et tout spécialement le voyage
interplanétaire, constitue une excellente école pour l’artiste pictural. Il
apprend à regarder sans passion, il se débarrasse du filtre de l’illusion et
voit alors les objets tels qu’ils sont.
Outre
le fait que le lecteur, qui jette ici un coup d’œil par-dessus l’épaule d’un
autre lecteur, puisse voir se dessiner une des rares professions de foi de
l’écrivain « ouvert »
qu’est Vance, il y a aussi, pour tout chercheur, une idée à méditer.
Au seuil de la thèse, me retournant sur mes
mémoires de maîtrise et de DEA consacrés à la recherche des pouvoirs du langage
chez René Daumal (1908 –1944), figure maîtresse du Grand Jeu, qui, avec
violence, concurrença un temps le Surréalisme avant de se replier dans l’ascèse
mystique des Cercles Gurdjieff et d’écrire certains des plus vrais poèmes du
milieu du XXème, le même enfermement et le même étouffement que
celui du peintre immobile m’ont saisi : à trop voir les choses à travers les
mots d’un autre, on ne voit plus la réalité telle qu’elle est.
C’est alors que j’ai eu l’occasion de lire un des rares ouvrages de
Vance que je n’avais encore jamais ouvert : Les Langages de Pao. Trouver dans celui-ci une réflexion sur les
pouvoirs du langage à la fois proche et distincte de celle de Daumal m’a
convaincu de la nécessité d’un rapprochement entre ces œuvres où la
linguistique se nourrissait de la fiction et la fiction de la linguistique.
Concilier devoir universitaire –intérêt d’une recherche- et plaisir littéraire
–joie de se pencher sur un de mes auteurs préférés- m’a persuadé qu’il y avait
ici de quoi enrichir et faire fructifier mes expériences postérieures sur
l’objet mystérieux qu’est le langage (mémoires universitaires de l’étudiant,
rapport didactique du professeur sur l’initiation poétique à travers la notion
de répétition, enseignement du français à des élèves étrangers –en classe
d’accueil et en Afrique) tout en essayant d’attirer davantage d’attention sur
l’importance de Vance dans le panorama artistique du siècle dernier. En effet,
comme l’indique le nom du centre de recherche auquel je suis rattaché, Marge, mon projet est de montrer que ce
qui est usuellement mis en marge de la culture officielle (comme la science-fiction
ou les auteurs pudiquement appelés ’’mineurs’’) peut au contraire occuper une
place centrale dans la compréhension et l’exploration de l’espace littéraire.
Et en
pensant à ces quelques récits, caractéristiques des préoccupations qui hantent
le XXème siècle, où l’imagination semble devenir anticipation ou
expérimentation linguistique, il devenait évident que trois ouvrages
dessinaient des motifs suffisamment particuliers pour qu’il semble bien
fondé de vouloir les comparer et de les approfondir : La Grande Beuverie de René Daumal, Les Langages de Pao de Jack Vance et, aussi, 1984 de George Orwell.
Effectivement,
dans chacun de ces ouvrages, la linguistique, en partie digérée par
l’érudition, en partie exploitée par l’imagination, prend une place
fondamentale : Daumal a dû lire Saussure mais préfigure les performatifs
d’Austin, Orwell connaît le
« Panoptic English » d’Ogden mais développe ses implications, Vance
connaît l’hypothèse de Sapir-Whorf mais devine des éléments de la
sociolinguistique de Labov.
Vus sous
une autre lumière, ces trois ouvrages marquent aussi l’évolution d’un
genre : du récit fantastique chez Daumal au space-opéra chez Vance en
passant par le roman d’anticipation d’Orwell s’opère un glissement qui s’insère
dans cette longue arborescence qui part de toutes les circumnavigations
imaginaires à visée utopique et critique (Le
Tiers et Le Quart-Livre de Rabelais, Les
Voyages de Gulliver de Swift ou l’Utopie
de More) et qui fait se succéder, en les enflant et en les enfilant, épopée
héroïque, conte merveilleux, récit fantastique, roman d’anticipation puis de
science-fiction.
Cette
première vue d’ensemble serait bien vite corroborée par quelques recherches
sommaires : on note ainsi une unité d’action (la linguistic-fiction) puis une unité de lieu (le monde occidental
dans son évolution historique depuis le XVIIème siècle :
France, Royaume-Uni, Etats-Unis d’Amérique) à laquelle s’ajoute, comme dans une
pièce de théâtre classique, une unité de temps qui vient la compléter. La Grande
Beuverie paraît en 1938, 1984 en
1949 (mais le titre lui-même donne une indication plus importante lorsqu’on en
inverse les deux derniers numéros) et Les
Langages de Pao en 1958 (pour la version définitive qui épure légèrement
celle sortie en pulp en décembre 1957) : en 1938, la France peut encore se
voir comme une grande puissance, en 1947, l’Angleterre sort grandie de la
guerre mais, en 1958, ce sont bien les Etats-Unis qui occupent le premier rang
mondial. En l’espace d’une génération, une nouvelle vision du monde se révèle,
impliquant aussi bien des changements économiques, géographiques et politiques
que littéraires ou linguistiques.
Quand on
sait, effectivement, qu’en 1966 Benveniste publie le significatif Saussure après un demi-siècle, on mesure
mieux l’importance pour la linguistique de cette période et de ces ouvrages qui
posent, sous le couvert d’un romanesque classique qui transforme leur lecture
en défense de la littérature, une des questions théoriques les plus
essentielles du XXème siècle : Quels sont les pouvoirs du
langage ? Comment passer du Lux Fiat
biblique aux performatifs ? Comment les mots interviennent-ils sur les
choses, sur les idées, sur les hommes ? Un langage parfait est-il
possible ?
Voilà donc
tracé à gros traits l’ensemble des questions sur lesquelles repose cette thèse
où se trouvent réunis, à travers des ouvrages différents mais non
dissemblables, trois quêteurs de vérité bien proches : vérité mystique
pour Daumal, vérité mythique pour Vance ou vérité politique pour Orwell, qu’importe,
puisqu’il s’agit, fondamentalement, de Vérité.
Jack
Vance fait indiscutablement partie de ces quêteurs de vérité, lui qui
ressemble, aussi bien que ses personnages, à ce peintre pictural
qui depuis toujours ne cesse de voyager pour exposer les objets à des lumières
différentes et y trouver alors leur vérité intrinsèque. C’est d’ailleurs le
même cheminement, dupliqué sous une forme mythologique puis mythique, qui se
retrouve dans Emphyrio avec les
déplacements de Ghyl Tarvoke : d’Halma (où le soleil a une lumière « blême », « pâle, comme la lymphe » pour
dévoiler à son coucher « un étalage
sombre de jaunes foncés, de bruns délavés ») à Maastricht (où il
« est environné d’une faible lueur
blanche : quelque chose de semblable à la lumière flottant au-dessus de
l’océan »), de la Terre (où il est « chaud et jaune blanc ») à Damar (où sur « le ciel brun cendré », le crépuscule prend « des tonalités terre de sienne brûlé »),
tout devient enfin, suivant les paroles du personnage, « vérité littérale ».
A l’inverse, c’est même parfois l’objet qui voyage en éclairant la
vérité, la réalité qui l’entoure : ainsi les tribulations de la perle
verte dans le premier chapitre du roman éponyme offrent un panorama physique et
psychologique complet. De la cuve magique à la mer, de la mer au turbot, du
turbot au pêcheur, du pêcheur au pirate, du pirate au gentilhomme, du
gentilhomme au brigand-barbier, du barbier-brigand au bourreau, du bourreau à
la terre, les composantes surnaturelles, géographiques, sociales et spirituelles
du monde de Lyonesse s’emboîtent rapidement sous les yeux du lecteur pour
former un tout à la fois familier et exotique.
Dans Les Singulières Arcadies de
John Holbroock Vance, Jean-François Jamoul s’arrête ainsi sur ce qui fait
cette puissance d’évocation :
Chez
Vance, la réalité d’un monde ne se construit pas seulement avec des mots
[…] ; elle résulte d’un certain agencement des choses : chaque détail
pris isolément pourrait appartenir à notre monde, tous ces détails pris
ensemble déterminent incontestablement un ailleurs différent du monde terrestre .
Ils sont un foyer de représentation, un libre déploiement de l’imagination de
l’auteur.
Mais là où
résident la force et la particularité de Vance, caractéristiques qu’il partage
d’ailleurs avec la plupart des grands littérateurs, est qu’il n’est lui-même
jamais présent qu’en imagination : Vance est un auteur qui s’efface devant
ses créations , comme s’il
voulait mieux les offrir à d’autres. Cet effacement explique d’ailleurs le
mépris relatif avec lequel il est traité : comme Alexandre Dumas
en son temps, le nom de Vance semble associé à la mauvaise qualité d’une
écriture trop prolixe ou trop rapide (les pulps
des années 40 seraient les feuilletons du XIXème siècle) relevant
d’un sous-genre méprisé (le récit de science-fiction serait, dans une fuite
temporelle en avant, le roman historique) et à une consommation commerciale
populaire (les trois termes étant évidemment et malheureusement à lire sous
l’œil du critique littéraire dans un sens hautement négatif et dépréciatif).
Mais si Vance s’efface devant ses créations, c’est qu’il devine qu’il est plus
important de les offrir à d’autres que de s’y montrer avec complaisance. Car
c’est effectivement l’Autre qui est la source du travail de Vance. Comment
s’expliquer de façon plus claire qu’un des personnages de Vance même si ceci
n’est « pas immédiatement accessible
au simple curieux » :
La doctrine de base nous enseigne que chaque individu, bon gré, mal gré,
engendre son propre univers dont il –ou elle- est l’Être Suprême. Nous
n’utilisons pas, vous le remarquerez, le mot « Dieu », puisque le
pouvoir de l’individu n’est ni transformateur ni pénétrant et que chaque
personne a un concept différent concernant la nature de son programme divin.
Peut-être manipulera-t-il simplement le cours ou –disons- la disposition d’un
univers cl ique.
Une
doctrine à laquelle souscrivent ouvertement tous les Princes-Démons et les
"méchants" de Vance mais qui constitue aussi le fond secret de chacun
de ses héros. Vance est passé maître dans l’art de la subjectivité
objective ; chez lui, le "deus ex machina" des premiers temps
s’est retiré, laissant la place au simple déroulement des vies comme dans son
dernier ouvrage, Escales dans les Etoiles,
où la multiplicité des intrigues n’aboutit (provisoirement, mais tout est dans
ce provisoire qui est l’adjectif le plus aisément accolable au mot
"vie") pas.
Vance
n’est pourtant pas non plus simplement un grand héritier du XIXème,
son domaine dépasse largement celui du roman de formation ou d’initiation (tout
comme ses derniers ouvrages jaillissent hors du cadre étroit du roman
d’aventures ou du roman de science-fiction) même si chacun de ces derniers
ouvrages se révèle être un aboutissement de ce genre -Escales dans les Etoiles avec Myron, La Mémoire des Etoiles avec Jaro ou, d’un point de vue féminin,
Suldrun, Glyneth et Madouc dans chacun des tomes du Cycle de Lyonesse. Il est plutôt du côté du roman des formations
ou, en jouant sur les mots, du roman-déformation. Vance déforme le réel à
travers ses mondes pour mieux ramener sur ce qui souvent, à ses yeux, semble
faire le monde, l’Homme. En ce sens, son dernier ouvrage, Escales dans les Etoiles, est emblématique de cette recherche
: voilà un ouvrage où ne subsiste plus d’intrigue, où les fils narratifs sont
aussitôt coupés puis reliés les uns aux autres pour former une tapisserie qui
fait de ses précédentes ébauches de figuration une unique et gigantesque
abstraction.
Beaucoup
des romans de Vance laissent donc le lecteur insatisfait car les mondes que
déplacent avec eux les personnages (chez Vance, le lecteur verra toujours par
les yeux d’autrui) sont des promesses illimitées de vie et de vitalité :
comment quitter Un Monde d’Azur alors
que celui-ci commence juste à émerger ?
Il le faut
pourtant car Vance n’est pas le peintre-photographe de mondes étranges et
étrangers pour lequel ses descriptions inventives et enlevées souhaitent le
faire passer mais bien, comme Paul Rhoads l’affirme, un des grands humanistes
de ce temps : dans son œuvre, la figure centrale de l’Humanité est révélée
sous tous aspects dans un écrin magnifique (il faut retrouver ici le projet de
Wingo et de son Florilège de la Race
Gaïanne composé d’« impressions
d’états d’âme ») qui ne restera étranger que dans la mesure où l’homme
ne se le sera pas encore approprié (comme Wratch s’appropriant le corps autre
par excellence du Phalid et permettant la victoire humaine dans Un Destin de Phalid).
Vérité et
humanité sont donc certainement les deux mots-clefs de l’esthétique vancéenne
dès lors qu’on admet que ceux-ci peuvent présenter une diversité dont un
individu seul ne peut prendre conscience : tout le génie de Vance réside
dans cette présentation et cette affirmation de la multiplicité des univers
individuels et de leur véracité irréductible et pourtant constamment divisible,
dans ce qui fait, en réfléchissant bien, l’essence de notre monde, de nos
mondes.
Pour
conclure, faut-il dire maintenant qu’il n’y a rien d’étonnant dans le fait que
les niveaux de lecture des grandes œuvres vancéennes se multiplient ?
Jacques Goimard montre ainsi dans sa postface à Un Tour en Thaery que ce récit de science-fiction dont le titre
original -Maske : Thaery- conjugue théâtre baroque –theater- et fantastique féerique –faery-, tout en étant bien une œuvre de
fiction, dissimule aussi sous ses masques –Maske-
une œuvre de réflexion qui « fait
parcourir une double géographie imaginaire : celle de la Terre et celle de
l’Amérique ». Jacques Chambon, dans une préface à Papillon de Lune, va encore plus loin en se demandant si des
histoires comme celles d’Un Monde magique ou de Cugel l’astucieux « ne
représentent pas les contes des nouvelles civilisations humaines pour qui la
Terre est devenue une légende – autrement dit, les fictions dont s’enchantent
les populations d’un univers de fiction. ». Autant s’arrêter sur cette
magnifique interrogation pour convenir qu’il y a donc bien des manières de lire
–dans le temps, dans l’espace comme dans La
Grande Bamboche- l’écrivain majeur qu’est Jack Vance mais que ce qui
importe c’est que chacune de celles-ci rejoint ce grand dessein de donner vie
et vérité à ce qui n’est qu’écrits.
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