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Qui est Jack Vance? À cette question, bien des gens cultivés
répondraient par un regard perplexe. Sur la scène littéraire,
il omet d'exister, pour reprendre sa propre phrase. La science-fiction, et la
littérature en général, ne manquent pas de faiseurs, et
Jack Vance passe pour être du nombre. Ce malentendu contribue à
cacher une des plus belles fleurs qui aient poussé en notre période
sèche, car Vance est un des artistes majeurs de notre temps, et l'un
des plus grands écrivains américains de l'histoire. S'il en est
ainsi, objectera-t-on, il devrait au moins être une des figures de proue
de la S.-F. ou de la Fantasy. Là encore, les circonstances ont engendré
un malentendu. D'un côté, Jack Vance souffre des préjugés
qui visent ces littératures de genre. De l'autre, son œuvre ne satisfait
pas à leurs exigences spécifiques.
Malgré ces obstacles, l'heure de Vance viendra. Quand sa stature sera
évidente, on ne pourra plus lui reprocher qu'une chose: être un
auteur lisible par les adolescents. C'est vrai. Et l'on peut dire la même
chose de Mark Twain ou de Herman Melville. Pour ceux qui connaissent et apprécient
l'œuvre de Vance, elle est un bien précieux. C'est un délice,
un guide et une consolation. Mais comme toutes les grandes choses, elle n'est
pas pour tout le monde. Vance s'adresse aux Etres Ailés, ceux qui vénèrent
la beauté et la gloire. De nos jours, ces aspirations ne sont plus ce
qu'elles étaient. Delacroix écrivait: « Ce qui fait
les hommes de génie, et illumine leurs actes, ce ne sont pas les idées
nouvelles, mais la conviction que ce qui a déjà été
dit n'a pas été assez dit. » Vance est un homme de cette
trempe ; un poète jovial, un philosophe délicat, un champion du
beau. Pour tous les gens d'esprit, Vance incarne ce que d'autres ont presque
réussi à éliminer : la flamme sacrée de l'art et
de la sagesse, le cœur même de la culture occidentale. Cette thèse
sera rejetée instantanément par les représentants de la
culture officielle d'aujourd'hui. « Parler de flamme sacrée, de
génie méconnu, à propos d'un obscur écrivain de
S.F.? Ridicule! Pures divagations d'un fan idolâtre! Et quel scandale
: prétendre que tant de professeurs d'université et de critiques
littéraires ne l'auraient pas remarqué, s'il en valait la peine!»
Il faut un certain effort d'analyse pour démonter les mécanismes
de cette cécité volontaire. La première étape consiste
à mettre l'accent sur un point essentiel : Vance n'est pas un auteur
de S.F.
Ceci, bien sûr, n'en fait pas ipso facto un grand artiste. Mon propos,
d'ailleurs, n'est pas d'attaquer la S.F. Je reconnais l'intérêt
de ses thèmes et la qualité de ses meilleurs auteurs. Cela dit,
ce ne sont pas tant les thèmes qui posent problème, mais la manière
dont ils sont traités. Certains écrivains ont rencontré
le succès en dépit de piètres qualités artistiques
et de leur manque de profondeur. Quant aux élites culturelles, jadis
instaurées pour défendre l'art, elles continuent d'exercer cette
fonction d'une manière occulte, distordue et arbitraire. Si Vance n'est
pas encore reconnu à sa juste valeur, c'est à cause du délire
intellectuel sans précédent qui affecte la société
occidentale. L'histoire culturelle du XXe siècle, à l'exception
des sciences et de la technologie, sera regardée comme le retour à
un âge sombre.
Où la littérature, pour ne parler que d'elle, peut-elle
espérer aller quand elle se fie aux complications bizarres du modernisme
? Autrefois les grands esprits tels que Michel-Ange, Shakespeare et Haydn inspiraient
et formaient leurs contemporains. Aujourd'hui, on veut rejeter la notion de
grandeur, faisant le lit de charlatans doués devenus les maîtres
à penser de ce siècle. On prétend que le monde était
toujours ainsi. Pourtant, au début du VXIIe siècle, les membres
de l'Académie des beaux-arts ont créé la catégorie
« fête champêtre » pour admettre dans leurs rangs Antoine
Watteau, qui ne fut jamais paysagiste, ni portraitiste ou peintre historique.
Si notre culture était en bonne santé, Jack Vance, dont l'œuvre
est également rétive aux étiquettes, serait accueilli avec
une ouverture d'esprit telle. Pour mesurer ce qui se passe, il convient de s'intéresser
aux auteurs qui ont droit aux feux de la rampe et de comprendre pourquoi. Il
y a des écrivains de S.-F. qui jouissent d'une réputation international,
parfois mérité, tel que Stanislas Lem. Un livre comme Le Congrès
de Futurologie démontre que sa froideur peut être une vertu. Rappelant
parfois la stimulante intensité de Hamsun, ce roman plonge le lecteur
dans un cauchemar bureaucratique où l'impuissance de l'homme atteint
des dimensions kafkaïennes. Son thème, la domination des masses
par l'intermédiaire de drogues, est également abordé par
Vance. L'Institut est une organisation privée qui protège la société
contre de tels dangers, et dans Les Œuvres de Dodkin, un solitaire mécontent
refuse de se laisser avaler par le Léviathan de l'autoritarisme bureaucratique.
Ces différentes approches soulignent ce qui distingue l'Est et l'Ouest.
Le premier baisse l'échine devant le destin. Le second est déterminé
et individualiste, des qualités qui, aujourd'hui, ont un statut presque
de défauts. Sans insister sur ses conséquences sociales, la guerre
des modernistes contre la forme et la raison a été un fléau
pour l'art. Le triomphe de la doctrine de « l'art pour l'art » a
détaché celui-ci de tout objectif et de toute contrainte. Comme
un gaz libéré, il flotte dans une stratosphère inhumaine.
Mais Vance est cette rareté : une force agissant contre le modernisme.
Le chaos et l'obscurité ne lui inspirent aucune joie. Trop d'artistes
admettent et glorifient la perversité, la violence, la vénération
de la laideur et la vulgarité. Une foule de charlatans profitent de cette
situation pour se procurer une succès facile, mais les vrais modernistes
le sont par amour. Comment sont-ils arrivés à faire prévaloir
leur rêve malsain? C'est par des trucages qui transforment la réalité,
comme par magie, afin d'aveugler tout le monde. Une ruse que Vance n'a pas manqué
de voir. Dans Madouc, on apprend que le magicien Hilarion engage Shylick et
ses charpentiers gobelins pour qu'ils construisent un manoir. Les ouvriers font
le travail dans la nuit ; au matin, Shylick présente la facture à
son client. Hilarion, un homme prudent, insiste pour inspecter l'ouvrage avant
de payer.
« Presque aussitôt, le magicien découvrit des négligences.
Le devis prévoyait des « gros blocs de pierre de taille de qualité
supérieure » ; les blocs inspectés par Hilarion s'avérèrent
des simulations préparées à partir de bouses de vache enchantées.
Poussant plus loin ses vérifications, il s'aperçut que les «
poutres robustes de chêne bien sec » prévues par le descriptif
étaient des tiges de fenouil séchées déguisées
par un autre enchantement. Hilarion fit remarquer ces défauts avec indignation
et exigea que le travail fût accompli correctement et selon les critères
définis. Shylick, maussade, argua qu'une précision totale était
inconnue du cosmos. Les gens raisonnables, affirma-t-il, acceptaient une certaine
latitude dans l'interprétation d'un devis, puisque l'imprécision
était inhérente au processus de communication.
Hilarion demeura inflexible et Shylick frappa le plancher de son grand chapeau
vert. Selon lui, la distinction entre « apparence » et « substance
» n'était qu'une subtilité philosophique ; presque tout
était l'équivalent de presque n'importe quoi d'autre. Hilarion
répondit d'une voix grave: - Dans ce cas, je vous réglerai mon
compte grâce à ce brin de paille. - Mais non. Ce n'est pas tout
à fait la même chose. »
En tentant de vider l'art de son sens, les modernistes cherchent à
profiter des mêmes avantages que Shylick. Une maison faite de bouses de
vache et de mauvaises herbes aura une plus grande valeur si on parvient à
la présenter comme un ouvrage composé de pierre et de chêne.
Ainsi, selon les diktats du modernisme, une croûte sans dessin ni couleur
devient peinture, un bruit sans mélodie ni rythme est la musique, et
les gribouillages, fussent-ils rudimentaires ou incompréhensibles, se
nomment littérature. Les modernistes sont les avatars des démons
qui aiment le chaos, l'obscurité et le monde à l'envers. Ils cherchent
à nier la beauté et l'harmonie en les remplaçant subrepticement
par leurs contraires. Leur méthode procède d'une séduction
suave qui plonge leurs victimes dans la solitude du subjectivisme. Leur but
ultime est la désintégration et la mort, leur stratégie
est la destruction de la différence entre le bien et le mal. Ces champions
de ce qu'on pourrait appeler « l'establishment radical » n'autoriseront
jamais l'émergence de Vance, car elle annoncerait la fin de leur tyrannie.
En Europe, cette élite exerce une dictature étouffante, et presque
autant aux États-Unis, sol fertile à cause du complexe d'infériorité
culturel des Américains. Alors, bien qu'il semble absurde de prétendre
que beaucoup d'écrivains mondialement estimés sont inférieurs
à Vance, à l'aune du bien fait à l'esprit humain, c'est
la réalité. Vance, venu d'un art mineur, peut être comparé
à Renoir, qui commença par peindre des porcelaines, ou à
Watteau, qui fit d'abord des copies. Écrit sous plusieurs noms et dans
plusieurs genres, ses premières œuvres donnent l'image d'un homme appelé
à devenir un plumitif. Il a écrit pour la télévision,
et sa S.F., au début, était parfaitement adaptée aux magazines
où elle paraissait. Vance fit tout cela avec joie. Les manches relevées,
en sifflotant, il entendait travailler honnêtement et recevoir un juste
salaire. Sa conception de l'art était, et reste, d'une rafraîchissante
simplicité. Immunisé contre les notions qui troublent tant de
ses contemporains, il affiche une absence de prétentions culturelles
qui peut désorienter. Vance commença à écrire pendant
la guerre, alors qu'il servait dans la marine marchande, et cela influença
toute son œuvre. Cette époque marqua le début de l'hégémonie
américaine. Dans l'histoire, aucune nation n'avait jamais eu autant de
pouvoir et n'avait jamais montré tant de générosité.
De manière compréhensible, ses citoyens attendaient un avenir
fait de progrès social et matériel. Einstein et Werner von Braun
avaient traversé l'océan, et la course à l'espace «
que l'Amérique était destinée à remporter »
n'allait pas tarder à commencer. Les télescopes sondaient les
profondeurs de l'Univers, où Dieu paraissait désormais totalement
absent, et la vie, qui n'avait plus rien d'un don divin, était présentée
comme un accident matériel susceptible non seulement d'être perfectionné
grâce à l'intelligence humaine, mais aussi de se produire sur de
lointaines étoiles autant que sur la Terre. La S.F., globalement, est
un genre littéraire qui se base sur une fascination pour la technologie
et la science. Dans les années cinquante, elle voulut s'appeler «
fiction spéculative » et intégra à ses thèmes
la sociologie et les pouvoirs psi. Malgré l'élargissement de ses
frontières, l'atmosphère de la S.F. resta imprégnée
de sérieux scientifique jusqu'à nos jours. Or Vance, à
l'inverse de la plupart des auteurs du genre, est un humoriste.
Dans une de ses premières histoires, La Quête Ultime, dont le
thème est l'espace courbe et la possibilité de faire le tour de
l'Univers, Vance imagine un vaisseau spatial en deux parties : un anneau, et
un long cylindre qui glisse au travers de celui-ci, de sorte que le navire puisse
suivre une ligne droite newtonienne. Comble de frivolité, Vance nomme
les deux parties Nip et Tuck. De même qu'un roman d'amour ne fonctionnera
pas si l'auteur ridiculise les rêves sentimentaux, cette insolence typiquement
vancienne porte un coup fatal au respect de la science et de la technologie,
indissociables de la S.F. Plus tard, Vance parlera de ce genre de récit
comme d'une « histoire-gadget ». Ses œuvres matures sont d'ailleurs
exemptes de détails technologiques, voire sociologiques, qui affaiblissaient
certains de ses premiers écrits. Le lien entre la technologie et la sociologie
est la philosophie matérialiste qui les sous-tend toutes les deux. Du
viol de l'humanisme par la science est née une descendance grotesque
que la S.F. a trop facilement adoptée. Mais Vance n'est ni un matérialiste
ni un mystique. Humaniste, il a pris l'homme pour sujet. Les efforts pour donner
à la S.F. un statut de « branche » de la littérature
générale n'ont pas abouti, et n'aboutiront pas. Par nature, elle
est l'expression populaire du matérialisme philosophique qui fascine
le monde moderne grâce aux succès de la technologie. Voilà
pourquoi la S.F. est un genre au sens péjoratif du terme. Les écrivains,
comme les peintres et les sculpteurs, accèdent à la plénitude
de leur art, espérant ainsi mériter le beau nom d'artistes, dans
la mesure où ils se tournent vers l'humanité. Vance, dès
le début,allait dans cette direction. Même quand l'histoire porte
un titre tel que Sabotage sur la Planète Sulfur, il s'intéresse
à un des thèmes de prédilection de ses premières
années : confronter des néophytes idéalistes à des
vétérans blanchis sous le harnais. Si Vance n'a jamais été
passionné par les thèmes de la S.F., un domaine scientifique l'a
inspiré : la description de la faune et de la flore, avec un intérêt
spécial pour les arbres. Cette fiction biologique est peut-être
une forme de S.F. L'invention, la fantaisie et la spéculation y abondent.
Cela dit, ses saints patrons ne sont pas Werner von Braun et Edward Teller,
mais James Audubon et Henri Fabre. Sa source n'est pas l'adoration des créations
de l'homme, mais de celles de Dieu. Au début la bio-fiction de Vance
ne peut pas se distinguer de la S.F. Un des premiers textes de Vance décrit
la lutte pour un gisement d'uranium qui oppose un homme et un unigen. Organisme
intelligent dépourvu de forme et de structure, cette entité se
compose de nodes d'une substance lumineuse n'étant ni de la matière
ni de l'énergie. Le vainqueur sera un troisième larron : une plante
interstellaire dont les graines, quand elles tombent sur une planète
riche en uranium, deviennent des canons atomiques qui propulsent de nouvelles
semences dans l'espace. Dans La Guerre des Écologies, des équipes
d'ingénieurs planétaires, ou écologistes, venues de mondes
rivaux, se disputent une planète morte privée d'oxygène.
La première équipe sème de la vesce basique Standard 6-D
et des lichens symbiotiques qui synthétisent l'eau et l'air à
partir des gaz atmosphériques. La vesce prospère, mais de la rouille
apparaît vite sur les feuilles ; c'est la première manifestation
d'un programme de sabotage écologique mis au point par l'autre équipe.
La manœuvre réussit mais la riposte du premier groupe est diabolique.
Créant un nouvel écosystème basé sur celui du monde
de leurs adversaires, ils les poussent à inventer des maladies et des
pestes qu'ils s'empressent de collecter pour un redoutable retour à l'envoyeur.
De tels récits ne sont pas vraiment des histoires, mais des illustrations
(même si des œuvres plus substantielles comme Les Maîtres des Dragons
reposent sur des concepts similaires). Eventualment les préoccupations
plus profondes de Vance deviennent la fondation de ses écrits. Dans Les
Maisons d'Iszm, son centre d'intérêt n'est plus l a bio-fiction
burlesque, mais le contraste culturel entre un botaniste américain et
un cultivateur Iszic, un aristocrate fier de son savoir-faire traditionnel,
de sa subtilité philosophique et de ses fins critères esthétiques.
Le sens très particulier de la satire de Vance vise ici le purisme esthétique
:
« - À chaque phase de la croissance, de la formation et du contrôle
de la maison pour la rendre habitable, c'est cette science particulière
qui fait la distinction entre une maison et une plante grimpante inutile et
desséchée. - Sur la Terre, dit Farr, nous commencerions avec l'arbre
élémentaire. Nous ferions germer un million de graines, nous explorerions
un million de voies primaires. - Au bout d'un millier d'années, dit l'Iszmien,
vous pourriez contrôler le nombre de cosses sur un arbre. Il alla vers
le mur et caressa la fibre verte. - Cette bourre soyeuse... nous injectons un
liquide dans un organe de la cosse rudimentaire, contenant des substances telles
que la nervure pilée d'ammonite, la cendre de frunz, l'acétate
isochromyle de soude, la poudre en provenance de la météorite
Phanodano. Le liquide subit six opérations importantes et doit être
introduit au moyen de la trompe d'un lympide marin. Dites-moi... (il braqua
sa « visionneuse » sur Farr), combien de temps faudra-t-il à
vos chercheurs terriens pour parvenir à faire pousser cette bourre verte
dans une cosse ? - Peut-être n'essaierons-nous jamais. Il se peut que
nous nous contentions de maisons à cinq ou six cosses que les propriétaires
meubleraient à leur convenance. Les yeux de Jde Patasz fulminèrent.
- Mais c'est une énormité ! Vous comprenez, n'est-ce pas ? Un
appartement doit constituer une unité : les murs, la tuyauterie, le décor
doivent y être nés ! »Les Maisons d'Iszm.
Dans ses œuvres ultérieures, la fascination de Vance pour la biologie
se révèle comme un aspect de son humanisme. Ce qui l'intéresse
dans la nature, c'est ce qu'elle reflète de l'homme...
« Des créatures féroces se pourchassaient, braillant
leur triomphe ou hurlant de peur, selon ce que leur imposait leur rôle
dans l'événement... »Throy.
... et l'occasion qu'elle lui offre de s'exprimer avec la poésie qui
lui est propre :
« Le long de la côte, les dunes arboraient une végétation
variée : arètes mauves, buissons-puzzle, barbe-à-gingembre,
jilberry-rampant qui couinaient sous le pied. Entre tout cela se trouvait des
plaques de silicanthes ; rayonnements miniatures à cinq points d'une
substance comme du verre givré, teinté, apparemment par hasard,
de cent couleurs différentes. Ici et là des arbres-granat se tordait
et se courbait au vent, leurs branches follement déformés comme
des sorcières fuyantes. »Wyst, Alastor 1716.
La maturité artistique de Vance commence au début des années
soixante. Dans Le Prince des Étoiles, publié en 1964, apparaît
l'Œcumène. Parmi les mondes créés par Vance, c'est le plus
familier. S'il est situé dans un âge spatial, est-ce bien de la
S.F. ? L'élément essentiel de la S.F. est le vaisseau spatial.
Mais pour Vance, ces machines sont plus que des gadgets. Il les considère
du point de vue du cœur humain, et donc apparaissent comme des objets convoités,
les instruments ultimes de la liberté. Vance étant un fin observateur
de ses contemporains, les vaisseaux spatiaux se retrouvent, le plus souvent,
dans le rôle de biens de consommation. Un fait que beaucoup de lecteurs
tendent à ne pas remarquer.
« Il eut aussitôt conscience d'avoir pénétré
dans un lieu d'opulence. Un somptueux mobilier recouvert de panne jaune était
disposé autour d'un sol en verre noir transparent qui scintillait de
constellations représentant le ciel nocturne de la Vieille Terre. Sur
un comptoir, il y avait une douzaine de maquettes de yachts spatiaux et des
panneaux le long des murs s'ornaient de photos représentant de célèbres
villes gaïanes. Assis à un bureau, l'agent de l'Intersol étudiait
un prospectus. L'agent se leva. - En quoi puis-je vous être utile, Compère
? - Un ami m'a recommandé de visiter votre maison, et j'ai décidé
de suivre son conseil. - J'en suis enchanté. Réaction qui, à
en juger d'après l'attitude de l'agent, était plus conventionnelle
que sincère. Guidé par l'expérience de nombreuses années,
il avait évalué le poids de la bourse de Jubal et ne voyait pas
de raison de montrer une cordialité exubérante. - Qu'est-ce qui
vous intéresse, exactement ? - Peut-être voudrez-vous bien me renseigner
sur l'ensemble de vos produits. - Les modèles que voici représentent
notre production habituelle, mais naturellement nous sommes toujours prêts
à travailler sur commande. Voici notre haut de gamme, le Vagabond Magellanique.
Notez le promenoir avant et le salon arrière, l'un et l'autre vitrés
en photokrometz. Il peut accueillir seize passagers, plus un équipage
de six personnes. Les moteurs sont quatre dynos Furnos, deux Entrelacements
Thrussex fonctionnant séparément, six équilibreurs Meung.
Les aménagements sont excellents, sans compromis. Les instruments comprennent
une paire de navigateurs transgalactiques indépendants l'un de l'autre
avec plan de vol codé sur cadran pour n'importe quelle planète
de l'Aire Gaïane. Le prix est de 327000 SVU. - Très séduisant,
dit Jubal, mais cela outrepasse quelque peu mes moyens. L'agent hocha la tête
sans surprise. - À l'autre extrémité de la gamme, il y
a ce petit Téléflo, capable de recevoir six passagers et deux
membres d'équipage. Les aménagements et le matériel sont
de haute qualité ; les caractéristiques techniques correspondent
tout à fait aux qualités requises. Le prix est de 18500 SVU. Nous
sommes aussi, soit dit en passant, les représentants du Saute-Planète
Cadet Devaunt à 9800 SVU. Jubal feignit de réfléchir, comme
s'il calculait les fonds dont il disposait. » Un Tour en Thaéry.
Impossible d'être plus loin de la S.F. classique. La technologie se
réduit à des noms de marques et au baratin marchand. Dans l'Œcumène,
les voyages interplanétaires eux-mêmes perdent de leur superbe
pour devenir des déplacements banals d'affaires ou de plaisir. Et l'explorateur
de l'espace, héros des histoires de S.F., devient chez Vance un locator
sans le sou et privé de statut social. Aucune menace extraterrestre ne
pèse sur cette tranquille et bourgeoise civilisation vancienne. Quand
il y en a une, elle est lointaine et somnolente comme le vague danger que la
Chine représente pour la Pax Americana. Les extraterrestres de Vance,
qui n'occupent pas une place importante dans son œuvre, sont de trois types.
D'abord, on trouve des humains plus ou moins déguisés et exotiques
comme les Lekthwans ou les Xaxans de Noplegarth.
Ensuite viennent les indigènes clownesques des aventures de Magnus
Ridolf ou de Space Opera, où Bernard Bickel, le voyageur de l'espace
musicologue, fait un commentaire qui parodie l'attitude des ethnologues amateurs
: « Certaines de ces races extraterrestres sont merveilleusement habiles
quand il s'agit de sentir les instincts de base de quelqu'un. » Le troisième
type est composé de chats et de pigeons monstrueux, des animaux qui vivent
parmi les hommes mais se préoccupent de leurs propres affaires. Les extraterrestres
de ce genre, comme les Asutras, les Chaschs ou les Dirdirs, malgré leur
consubstantielle indifférence à l'humanité, rappellent
les démons du christianisme, car ils conduisent les hommes à se
retourner les uns contre les autres et contre eux-mêmes. Quant aux robots,
ces hommes-machines, leur absence totale est significative.
De même, Vance utilise rarement ce pilier de la S.F. qu'est le vaisseau
de guerre. Un navire comme l'Isirjir Zuaspraide, dans Wyst, Alastor 1716, à
l'inverse de l'Enterprise et de l'Étoile Noire, ces odes à la
puissance de feu, ne s'engage pas dans des combats épiques mais fait
de tranquilles démonstrations de force à l'instar des vaisseaux
de l'Empire britannique. Il est même spécifiquement conçu
pour ça, selon les règles de l'art naaetique dont le domaine d'application
est la crainte admirative, la beauté et la grandeur associées
aux vaisseaux spatiaux.
« En période d'insécurité, il est sage de déployer
des symboles de sécurité. » Wyst, Alastor 1716.
Dans l'Œcumène, les engins qu'on appelle des fusées ont pour
noms yachts privés, transporteurs et navettes. Ils nous conduisent paisiblement
à notre destination, où nous ne rencontrons pas des extraterrestres,
mais les fonctionnaires pointilleux, ennuyés ou corrompus qui peuplent
les spatioports. En explorant les planètes au moyen de l'inévitable
accessoire vancien, le dépliant pour touristes, nous ne découvrons
pas des mondes sauvages, féeriques ou hyper-technologiques où
les hommes luttent pour survivre dans un environnement aussi hostile qu'étrange.
Ce mot, « étrange », est absent du vocabulaire vancien. Ses
planètes sont pour la plupart des endroits ordonnés avec des maisons
de campagne où vivent des gens de la classe moyenne. La couleur des cieux
peut varier, la flore et la faune être exotiques, voire croisées
avec des espèces importées, ces couleurs locales restent le reflet
des différences que l'on trouve sur Terre entre la Californie et la France,
ou les îles du Pacifique et le Cachemire. Chaque planète, dans
son propre style, a des hôtels, des restaurants, des banques, des écoles
et des orchestres. Sur les planètes civilisées de l'Œcumène,
et même sur les mondes frontières, le taux de criminalité
correspond à celui de la Terre aujourd'hui. Ce sont des mondes paisibles
et respectueux des lois dont les habitants, ainsi que Vance le rappelle souvent,
s'occupent de leurs affaires. Cette atmosphère banale et somnolente est
parfaitement résumée par ces phrases :
« Les vaisseaux faisant le commerce d'aliments exotiques parcourent
toutes les planètes habitées. L'antique Terre fournit peut-être
un tiers de la masse globale de ces comestibles. Les vins de la Terre sont particulièrement
recherchés. » Le Livre des Rêves.
Comment expliquer que les lecteurs de S.F. soient enthousiasmés par
l'atmosphère exotique et l'étrangeté des planètes
de Vance ? C'est qu'ils confondent atmosphère exotique et atmosphère
tout court, la spécificité devenant de la bizarrerie. Pour le
cœur éveillé de Vance, la familiarité contient tout le
mystère et le merveilleux qui semblent être le domaine réservé
de l'étrange.
« Il jeta un coup d'œil circulaire au paysage. Baigné dans la
brume dorée de la fin d'après-midi, il semblait merveilleusement
tranquille et beau, encore qu'imprégné d'une atmosphère
d'ancienneté et même de mélancolie, comme un paysage vu
dans la jeunesse dont le souvenir remonte en mémoire. » Space Opera.
L'Œcumène est sans nul doute une invention élaborée,
cohérente et intriguante. Pour l'essentiel, il reste néanmoins
la transposition d'un ensemble de variations propres à notre monde. Dans
ce cas, pourquoi créer un tel futur ? Vance est un des écrivains
les plus originaux de ce siècle. Parmi ses contemporains, le seul qu'il
rappelle d'une manière significative est Wodehouse. Pour trouver des
auteurs comme lui, il faut puiser dans le passé : son vocabulaire est
rabelaisien, sa satire swiftienne et son comique picaresque évoque celui
de Cervantès. Plus profondément, Vance est lié à
ces classiques parce qu'il se soucie davantage de l'âme humaine que de
raconter des histoires. Pour distinguer le bien du mal, la sagesse de la folie,
la noblesse de la vulgarité, ces auteurs en appellent à des géants,
à des chevaux qui parlent ou à de pauvres fous. Vance ne prend
pas pour paramètres une quelconque « réalité actuelle
», mais les limites de l'esprit de l'homme et de sa condition de mortel.
La S.-F. explore des futurs possibles et spécule à leur sujet.
Vance s'intéresse aux choses éternelles et immuables, à
la toile de fond du grand spectacle de l'Histoire. Comme les auteurs cités
plus haut, Vance est un artiste philosophe. Tous pratiquent un type d'art qui
va au-delà du simple réalisme, ou de la pure fantaisie, parce
qu'ils cherchent à construire des situations permettant l'élucidation
optimale de problèmes humains difficiles, subtils et permanents. Comme
Swift, qui imagine les pays de Lilliput et de Laputa pour s'exprimer sur la
politique et la science, Vance invente et utilise le monde Koryphon, sa géographie
et son histoire, pour dire ce qu'il pense de la conquête, des droits et
de la dignité humaine. Vance n'est pas un auteur de S.F. ou de Fantasy,
comme Les Voyages de Gulliver ne sont pas un conte pour enfants. Pourquoi alors
ce recours aux aspects extérieurs de la S.F. chez Vance ? Son œuvre elle-même
offre une explication. Dans les années cinquante, quand Ronald (dans
Méchant Garçon), un garçon à la sexualité
bafouée, moralement déficient et dépourvu, à son
corps défendant, de talent artistique, tente d'imposer ses rêves
égoïstes à un monde récalcitrant, sa carrière
de pervers tourne vite court. Au XXIIe siècle, où les vaisseaux
s'achètent comme les avions privés aujourd'hui, tandis que des
zones sauvages voisinent avec la civilisation (on pense aux siècles passés,
où pirates et vikings surgissaient le long des côtes), l'affaire
est différente. Des garçons comme Ronald, des hommes comme
Vogle Filchner ou Howard Hardoa, ont assez d'espace pour réaliser leurs
rêves égoïstes et devenir les méchants de Vance. Comme
les auteurs classiques qu'il affectionne, Vance est un humoriste. La comédie
baigne son travail, donnant toute sa mesure dans ses livres de Fantasy, ainsi
que dans ses œuvres les plus personnelles de sa récente S.F. : les chroniques
de Cadwal et Escales dans les Étoiles. Le Monde Magique, l'autre univers
vancien très connu, est parfaitement structuré dès la première
histoire : Mizirian le Magicien. Les esprits imaginatifs de la génération
de Vance furent troublés par le concept d'entropie. Ils s'inquiétaient
du ralentissement de l'Univers et de sa mort éventuelle. Pour les générations
suivantes, l'angoisse naquit du calcul de l'âge du Soleil et de la perspective
de sa fin. Un monde magique, réaction humoristique à ce malaise
imaginatif, est le prétexte au dialogue suivant, où l'aubergiste
de Gundar répond aux questions de Cugel concernant la configuration des
lentilles au-dessus du feu qui brûle au centre du village.
« Quant au feu et aux projecteurs, vous ne connaissez pas l'Ordre,
pourtant universel, des Emosynaires Solaires ? Nous stimulons la vitalité
du soleil ; aussi longtemps que notre rayon de vibration sympathique règle
la combustion solaire, notre astre ne s'éteindra pas. Des stations semblables
existent en d'autres lieux : à Azor Blue ; sur l'île de Brazel
; dans la ville fortifiée de Munt ; et à l'observatoire du Grand
Gardien des Étoiles, à Vir Vassilis. - Je crains malheureusement
que tout cela ait changé, fit remarquer Cugel en hochant tristement la
tête. L'île de Brazel a depuis longtemps sombré dans les
flots, Munt a été détruite, il y a mille ans, par Dystrophes.
Je n'ai jamais entendu parler d'Azor Blue, ni de Vir Vassilis, pourtant j'ai
beaucoup voyagé. - Voilà de sombres nouvelles. Ce qui explique
le sensible affaiblissement du soleil. Nous ferions peut-être mieux de
doubler le feu placé sous le régulateur. - Une question me vient
à l'esprit, dit Cugel en remplissant les verres. Si, comme je le suppose,
votre station Solaire Emosynaire est la dernière à fonctionner,
qu'est-ce qui règle le soleil lorsqu'il se couche à Gundar ? -
Je n'ai aucune explication à vous fournir, répliqua l'aubergiste
en secouant la tête. Peut-être que, durant la nuit, le soleil se
délasse et dort, d'une certaine manière. Mais ce n'est que pure
conjecture. - Permettez-moi de vous proposer une autre hypothèse, dit
Cugel. Il se peut que l'affaiblissement ait atteint un point tel qu'il soit
impossible de le régler, si bien que vos effort, autrefois utiles, sont
devenus inefficaces. - Tout cela dépasse mon entendement. » Cugel
Saga.
Les spéculations de Cugel lui attirent des ennuis avec le Nolde de
Gundar, défenseur de l'orthodoxie sociale, un personnage décrit
par Vance, avec sa verve habituelle, comme le responsable officiel de l'inhibition
des caprices et de l'anormalité. Car ces épisodes de Cugel, tout
comme les histoires de Rhialto et une grande partie du cycle de Lyonesse, à
l'image des contes de Boccace ou de Chauser, sont des fables ou des satires
visant des situations parfois très actuelles. Préoccupé
par les questions morales, et doté d'une tournure d'esprit plus empirique
que théorique, Vance, moins spéculatif qu'observateur, voit la
méchanceté et la folie humaines sous une forme concrète
et contemporaine. La Fantasy est normalement une évasion dans un monde
de rêve. Mais bien que son art soit le plus consolant de notre temps,
Vance ne propose pas d'évasion. Comme La Fontaine, il nous présente
notre reflet d'une manière implacable, mais bienveillante et discrète.
À titre d'exemple, voilà une situation tirée de La Murthe,
où l'ironie de Vance est à son zénith :
« Monté sur quatre hautes roues, un luxueux double divan de
quinze coussins jaune d'ocre se rapprochait à vive allure. Enchaînée
à un essieu, une créature à l'apparence humaine courait
derrière dans la poussière. Ildefonse quitta son fauteuil et leva
une main. - Holà ! ho, Zanzel ! C'est moi, Ildefonse ! Où te presses-tu
et quel est cet être curieux qui s'évertue à te suivre ?
Zanzel fit stopper le véhicule. - Ildefonse, et toi cher Rhialto ! Quelle
joie de vous voir ensemble ! J'avais oublié que cette vieille route passait
par Falu, et aujourd'hui j'ai plaisir à le constater. - C'est un grand
bonheur pour nous tous, déclara Ildefonse. Et ton prisonnier ? Zanzel
jeta un coup d'œil par-dessus son épaule. - C'est un séditieux
que nous avons là. Du moins est-ce mon opinion. Je vais le faire exécuter
dans un coin où son fantôme ne me portera pas la poisse. Que pensez-vous
de cette prairie-là ? Elle est assez éloignée de mon domaine.
- Et carrément sur le mien, gronda Rhialto. Trouve plutôt un endroit
qui nous convienne à tous les deux. - Et moi alors ? cria le captif.
J'ai peut-être mon mot à dire, non ? - Bon, alors qui nous convienne
à tous les trois, concéda Rhialto. » Rhialto le Merveilleux.
Le luxe frivole du véhicule qui tire le prisonnier enchaîné,
la bonhomie hypocrite, la superstition et la sauvagerie, dans quel autre contexte
pourraient-ils être ainsi combinés? Vance a inventé un médium
afin de nous éduquer et de nous corriger sans déchaîner
une tempête de récriminations. La Murthe traite d'un sujet sur
lequel tout réel débat est interdit : le féminisme, un
épisode contemporain de ce que James Thurber appelle la guerre entre
les hommes et les femmes.
« Je me promenais dans un paysage charmant où je rencontrai
un groupe d'hommes, tous cultivés, au tempérament artistique et
aux manières raffinées. Certains portaient des barbes soyeuses
couleur noisette, d'autres des cheveux aux boucles élégantes ;
tous étaient d'une cordialité peu ordinaire. Je ne ferai mention
que des points saillants de ce qu'ils me dirent. Chez eux, toutes les possessions
sont mises en commun, et la cupidité est inconnue. Pour que leur temps
soit réservé au maximum à l'enrichissement de l'esprit,
le labeur est réduit au minimum et partagé équitablement
entre tous. Ils ont une devise : Paix. Jamais de coups, jamais de cris. Les
armes ? Le mot seul les plonge dans l'angoisse. L'un de ces hommes devint mon
ami intime et m'en raconta un peu plus long : - Nous dînons de noix, de
graines et de fruits mûrs et juteux ; nous ne buvons que les eaux des
sources les plus pures. Le soir, nous nous asseyons autour de feux de camp et
chantons de joyeuses petites ballades. À certaines occasions, nous préparons
un punch, appelé opo, avec des fruits doux et du miel naturel et chacun
a le droit d'en boire une bonne gorgée. Cependant, nous aussi nous connaissons
des moments de mélancolie. Regarde ! Lui là-bas, c'est le noble
et jeune Pulmer, qui saute et danse avec une grâce merveilleuse. Eh bien,
hier, il a voulu franchir le ruisseau d'un bond, a mal calculé son élan
et est tombé dans l'eau. Alors nous nous sommes tous précipités
pour le consoler, et bientôt il était heureux de nouveau. Je lui
demandai : - Et les femmes ? Où se tiennent-elles ? - Ah ! les femmes,
que nous révérons pour leur douceur, leur force, leur sagesse
et leur patience autant que pour la délicatesse de leur jugement ! Parfois
elles nous rejoignent autour du feu de camp et nous gambadons et jouons suavement
avec elles. Elle prennent garde à ce que personne ne devienne ombrageusement
extravagant, et les convenances sont toujours respectées. - Une vie pleine
de grâce ! Et comment procréez-vous ? - Oh, oh, oh ! Nous avons
découvert que si nous nous rendions très agréables, parfois
les femmes nous accordaient de petites faveurs. »Rhialto le Merveilleux.
Digne de Swift, ce passage est encore plus féroce dans son contexte.
La société décrite est une illusion générée
par la force féminine résurgente. C'est un piège, prélude
à la transformation de l'homme en femme au mépris de la grande
loi prescrivant que l'homme soit l'homme et la femme, la femme. Sans avoir l'air
d'y toucher, Vance nous prévient de l'insidieux pouvoir de métamorphose
de l'idéologie féministe. Cette littérature est de la dynamite
sociale. Quel scandale si quelqu'un osait mettre La Murthe au programme d'un
lycée ! Vance, qui ne fut jamais prude, ni ignorant de l'évolution
sociale persiste et signe, vantant des valeurs indémodables comme la
pudeur féminine et le contrôle de soi masculin. Dans Wyst, Alastor
1716, il décrit la nature perverse de l'égalitarisme radical à
la mode. Dans Cadwal, il s'attaque aux problèmes occultés de l'écologisme
et nous offre ses satires les plus percutantes de l'idéologie de gauche.
« Milo dit à Glawen : - Peut-être devrais-je mentionner
que Sunje soutient le programme des Nouveaux Humanistes, qui à leur tour
sont le tranchant acéré des Pileurs. - Des ViPéleurs, si
cela ne vous fait rien. - Ce sont des termes et des phrases appartenant à
la nomenclature de la politique naturaliste, explique Milo à l'intention
de Glawen. V, P et L sont l'initiale de Vie, Paix et Liberté. Julian
est un membre ardent du groupe. Glawen commenta : - Avec un slogan pareil, comment
quiconque ose élever la voix pour s'y opposer ? - Il est généralement
admis que le slogan est la meilleure partie du programme, répliqua Milo.
Julian ne releva pas cette remarque. Contrairement à tout bon sens, les
opposants au grand mouvement VPL non seulement existent mais encore prospèrent
comme de mauvaises herbes. - Il s'agit évidemment des MGEurs : les tenants
de Mort, Guerre et Esclavage. Ai-je raison ? demanda Glawen. » La
Station d'Araminta.
Le Prince Gris ose remettre en question l'anti-colonialisme. Ce texte est
un exemple intéressant de la finesse et de la variété de
la méthode de Vance. Souvent on considère ce livre raté,
car Elvo Glissam disparaît vers la fin. Les critiques n'ont pas compris
le propos de Vance. Le protagoniste n'est pas Elvo mais Schaine. Elvo représente
l'anticolonialiste avec laquel Vance sait que le lecteur s'identifiera de prime
abord. Gerd Jemasze incarne le non- idéaliste que son expérience
protège des fantômes intellectuels. Au début, il apparaît
comme une brute et un butor. En excluant Schaine au milieu du livre, Vance renforce
son action pédagogique, car nous prenons la place de la jeune femme.
Le roman raconte le voyage intellectuel et affectif qui conduit Schaine d'Elvo
à Gerd. Quand elle conclut qu'il faut rejeter Elvo et aimer Gerd, nous
retenons la même leçon. A la fin, la suavité d'Elvo révèle
son manque profond de délicatesse et son refus de regarder la réalité
en face. Nous comprenons enfin qu'il est la victime dupée des ennemis
d'une civilisation qu'il prétend défendre. Notre sympathie initiale
pour lui devenant embarrassante ; comme Schaine, nous l'expulsons facilement
de notre conscience. Ceux que la disparition d'Elvo perturbe risquent de ne
pas apprécier pleinement l'œuvre de Vance. Évoquant la difficulté
des lecteurs modernes à apprécier des auteurs classiques tels
que le discret Xénophon, Leo Strauss écrit : « Avoir cette
sensibilité était plus aisé pour le lecteur du XXVIIe siècle
que pour celui d'aujourd'hui, qui a grandi entouré par la littérature
brutale et sentimentale des cinq dernières générations.
Les lecteurs modernes qui préfèrent naturellement Jane Austen
à Dostoïevski auront un accès plus facile à Xénophon.
»
Les livres de Vance paraissent simplistes à certains critiques qui
jugent ses intrigues faibles. Mais ces apparences cachent la difficulté,
car notre auteur doit être lu avec attention. Escales dans les Étoiles
en est un bon exemple. Plus que les autres, ce roman peut passer pour une improvisation
sans plan ni objectif. En réalité, c'est une méditation
subtilement structurée sur l'immortalité. Articulés avec
rigueur, les épisodes éclairent la vie vue depuis les limites
imposées par le temps et la mort. Pour le lecteur capable de repérer
les indices, le charme du livre est supplanté par un sentiment d'urgence
qui ne pourrait pas être obtenu, ni soutenu, si le thème était
traité de manière moins discrète. À la fin, cependant,
on trouve un personnage pour qui le pire ennemi de tous, le colosse Temps, dominait
de plus en plus son paysage mental. Les années avançaient, et
pas moyen de leur faire rebrousser chemin. S'il est vrai que les opinions de
Vance sont plutôt conservatrices, il ne peut être défini
comme un simple conservateur. Sur Trullion existe une société
où les fêtes sur la plage, l'amour libre et les drogues appartiennent
à la vie d'un monde paisible et stable. Mais, exaspérés
par les turpitudes de leurs aînés, certains jeunes se révoltent.
S'efforçant d'être convenables, ils suivent des études sérieuses
et souscrivent à une discipline collective et individuelle. Ce récit
traite du mouvement pendulaire des phénomènes sociaux, un thème
annoncé dans un des premiers récits de Vance : les colons de la
planète Rhamnotis, arrivant du monde nommé Triskelion, décident
de ne jamais tolérer la laideur qu'ils ont laissée derrière
eux, et créent un paradis social.
Mais un culte apparaît, pratiquant la violence gratuite, la destruction
et la profanation. Ses membres, adorateurs de la laideur, vont jusqu'à
se nommer eux mêmes Les Gens Laids. De tels textes offrent matière
à réflexion, la perspective de Vance étant d'une hauteur
quasiment hellénistique. Sa génération voyait son temps
comme un Siècle de Progrès, ainsi qu'il fut dit, en 1936, lors
de l'Exposition internationale de Chicago. La technologie semblait garantir
un merveilleux avenir. Si Vance n'a pas renoncé à cet optimisme,
il reprend aussi le credo de Rousseau, affirmant que l'homme doit rester en
contact avec la nature.
« Les hommes et les femmes urbanisés ne font pas l'expérience
de la vie mais de l'abstraction de la vie, à des niveaux toujours plus
élevés de raffinement et de séparation de la réalité.
Ils deviennent névrosés, sont victimes de crises d'hystérie,
ont des hallucinations et s'adonnent à des perversions sexuelles. »
Le Livre des Rêves.
Voilà ce qui arrive quand l'art véritable est étouffé
pour que la laideur ait les allures de la beauté. Jadis grande ressource
spirituelle, l'art devient alors une tour d'ivoire. (Dionys : cette organisation
consacrée à l'hyperesthésie.) Au nom de la liberté,
on néglige la religion et la morale. Alors la capacité de s'émerveiller
et d'admirer, tout comme le sens de l'invisible, disparaissent. L'excellence
est disqualifiée au nom de l'égalité, aux dépens
de ceux que Platon appelait des « Amoureux de la Beauté. »
« Il existe à l'ère présente des éléments
rétrogrades [...] il y a un sentiment d'apathie et de frustration, né
de la conviction que toute gloire a été conquise, que tout objectif
valable a été atteint. » Le Prince des Étoiles.
Nous sommes prisonniers d'un monde pâlichon où règnent
l'assurance maladie et le droit à la retraite. Les miettes de gloire
qui restent vont aux héros du sport ou aux thaumaturges du lait pasteurisé
et de la vitamine C, dont Vance dénonce la petitesse : un papillon qu'on
dissèque, un coucher de soleil qu'on examine au spectroscope, l'éclat
de rire d'une jeune fille qu'on psychanalyse. Les astrophysiciens sont à
la recherche de vérités qui peuvent inspirer et élever,
mais finalement leur travail ne fait que de renforcer le nihilisme ambiant.
La Bombe jette aussi une ombre sur la science. Ironiquement, la technologie
peut sauver l'humanité, à condition que les voyages spatiaux l'obligent
à affronter la nature sur des planètes vierges. Voilà le
message de Vance : nous devons regarder la réalité, pas au sens
matérialiste du terme, mais à la façon des pré-modernes,
avec sa majestueuse poésie et avec son mystère. Au-delà
des considérations biographiques et historiques, la vision de Vance a
une source plus élevée : sa large capacité de sympathie,
ses opinions nuancées et modérées, voire son humour, sont
la perspective naturelle de l'Être Ailé. Il n'est pas un réaliste
(son regard n'est pas fixé sur le sol) ni un idéaliste, car il
n'est pas fasciné par les nuages. À leur niveau le plus profond,
les récits de Vance traitent de la tension entre l'impétuosité,
la curiosité, le désir d'affirmation et d'épanouissement
personnels et les limites de la nature et du possible, un conflit dont découle
la nécessité du contrôle de soi et de la communion avec
les autres. Nous pressentons l'existence de séduisantes extensions de
l'espace, du temps et de la connaissance, ainsi que d'insondables infinis et
de merveilles qui resteront hors d'atteinte de nos esprits assoiffés.
C'est le dilemme qu'implique l'éveil de l'âme au miracle de la
création. Plus d'une fois, Vance évoque l'image babylonienne de
l'Être Ailé cueillant le fruit à l'Arbre de la Vie, un symbole
auquel il est personnellement attaché. C'est la clé de son œuvre.
Les ailes, comme la métaphore l'indique, ne servent pas à atteindre
un royaume extérieur à la vie, mais à nous ramener vers
sa source. Chez Vance, ce voyage ultime illumine les qualités picaresques
des histoires. Comme tout ce qui est sérieux chez lui, les voyages sont
souvent vus sous l'angle d'une farce, tel que le tourisme. Aucun autre écrivain
n'aura accordé autant d'attention à ce phénomène
majeur de notre temps. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, les Anglais et les
Français allaient à Rome pour se nourrir des beautés et
de la sagesse du passé. Aujourd'hui, Londres, Paris et Rome, à
l'exception de la couleur locale, désormais disponibles sur Internet,
perdent de leur qualité de portails ouverts sur des mondes invisibles.
Magie Verte parle du genre de désir qu'inspirent encore ces villes. Vance
a fait du tourisme le mal principal de quelques histoires. Dans Les Mystères
de Maske, le méchant, afin de gagner assez de devises étrangères
pour acheter un yacht spatial, tente de vendre la planète Maske – du
moins ses plus belles régions - à un promoteur d'un autre monde,
Hustler Wolmer, dont l'agence touristique, Au Bonheur des Gens, construit des
hôtels adaptés à des groupes, ou modules, de quarante personnes.
L'ironie caché de ce récit est que la passion de la mobilité
et du voyage expose une planète à la menace du tourisme. Mais
pourquoi cette fascination de Vance pour le voyage ? Vance aime les lieux, la
façon dont ils diffèrent, les gens et les comportements qu'ils
engendrent. Il apprécie l'exotisme et le pittoresque : les paysages,
les objets, les us et coutumes qui varient d'endroit en endroit. Par-dessus
tout, il chérit la spécificité de chaque site. Pourquoi
? Parce que sans cette spécificité, ces différences et
ces variations, on ne s'apercevrait pas que l'on se déplace.
« La route partait en oblique à travers un marais de boue brune
et de roseaux violets, s'enfonçait dans un bosquet de pouah-pouahs géants
qui répandaient dans l'air une senteur fétide, ressortait au soleil
et à présent le paysage avait changé. Là-bas, de
l'autre côté de la rivière, il y avait le Payspaysan ; ici,
c'était le Maunish ; rien n'était tout à fait pareil. [...]
Gersen monta dans l'omnibus, qui démarra brusquement en cahotant ; le
poste frontière sous le vaste feuillage du ling-lang bleu fut laissé
en arrière. Le paysage était désormais celui du Maunish,
différent de celui du Payspaysan ; du fait soit d'une mutation psychique,
soit de caractéristiques immanentes, soit encore d'une modification de
référence, Gersen, qui avait constaté bien souvent déjà
des métamorphoses de ce genre, n'aurait pas su le dire. La campagne paraissait
plus grande, le ciel plus vaste. Dans une atmosphère d'une clarté
nouvelle, les horizons semblaient à la fois proches et lointains, selon
un curieux paradoxe visuel. Dans la plaine, des arbres poussaient en bouquets
et en taillis, par groupes de la même espèce : ginsaps, orpouns,
ling-langs, flambos ; au-dessous, les ombres étaient d'un noir obscur
et dense où semblait miroiter une étrange et riche couleur sans
nom. Les maisons de ferme étaient à la fois moins fréquentes
et plus vieilles ; hautes et étroites sans raison évidente, et
situées loin de la route dans un isolement jalousement préservé.
[...] Il traversa la place en direction de l'Hôtel Bon Ton et entra dans
un hall obscur imprégné depuis des siècles d'odeurs de
bois cirés, de cuir tombant en poussière, de coussins épais
et d'exsudations locales indescriptibles. Le hall était désert
: le bureau de la réception était éteint. Gersen frappa
à un guichet jusqu'à ce qu'une petite dame âgée surgisse
d'une arrière-salle. Elle demanda d'un ton aigre ce qu'il voulait. Gersen
répliqua avec dignité. - Je désire me loger pour quelques
jours. - Tiens donc ; où prendrez-vous vos repas ? - Où je trouverai
les meilleurs menus. - C'est loin d'ici, au bord du lac, où les gens
oublient les Critures et dorlotent leur ventre. Vous devez ingérer ce
que nous jugeons à propos de servir ici, dans notre salle à manger.
- Si c'est convenable. - C'est très convenable. La vieille femme le dévisagea
d'un regard oblique. - Qu'est-ce que vous faites ici ? Venez-vous pour vendre
des choses ? Elle réussit à charger le mot d'une implication à
la fois paillarde et désapprobatrice. »Le Livre des Rêves.
Mais pourquoi se déplacer ? Pourquoi cette obsession d'aller de lieu
en lieu, d'auberge en auberge ? Pour répondre à cette question,
je dois demander au lecteur de s'adonner à un exercice cher aux magiciens
vanciens : garder à l'esprit plusieurs idées en même temps.
Un type de lieu que fait penser à un échiquier revient souvent
dans l'œuvre de Vance. Plusieurs entre eu portent le nom : la Plaine des pierres
dressées. En effet, Vance met souvent en scène le jeu d'échecs.
Sous sa plume, les pièces deviennent presque des hommes engagés
dans une guerre mais il nous fait comprendre que leur sort dépend de
la forces de la logique. Vance aime les jeux, et il en a inventé beaucoup,
en particulier le hadaul et la hussade. Ces deux sports se jouent sur des aires
plus proches d'un échiquier que d'un terrain de base-ball ou de football.
Bien qu'ils soient très physique et même violent, la stratégie,
comme aux échecs, domine. La magie, chez Vance, est aussi un jeu de l'esprit,
de logique et de langage, et aucun de ses personnage n'a davantage de puissance
que ses magiciens. La force pure est loin d'être absente, mais l'invisible
domine le visible. Le héros de Vance se fraye un chemin surtout grâce
à la force de l'intelligence et de l'imagination. Comme dans De l'autre
côté du miroir où Alice, comme un pion, s'aventure de case
en case, l'individu, dans l'univers de Vance, traverse les obstacles
par le pouvoir de son esprit et sa répartie. Une bibliothèque,
avec ses rayonnages pleins de livres, sont comme des échiquiers où
le jeu se déroule dans les quatre dimensions de l'espace-temps, mais
aussi dans celle de l'âme humaine. Dans les châteaux ancestraux
des Royaumes des Runes, les bibliothèques sont remplies de Livres de
la Vie. Relié en bois et enluminé, chacun est le témoignage
de la vie d'un individu où sont recensés ses faits, ses pensées
et ses rêves. Dans Escale dans les Étoiles, Wingo, l'artistique
chef cuisinier, est hanté par le carnet de dessin vieux de quatre mille
ans de Dondil Reske, âgé de treize ans. Pour Vance ce qui est humain
est précieux :
« Quels grands esprits gisent dans la poussière [...] Quelles
âmes splendides ont disparu dans les ères enfuies ; quelles merveilleuses
créatures sont perdues dans la nuit immémoriale du temps... »
Un Monde Magique.
Dans Troy, la Plaine des Pierres Dressées est une attraction touristique
où les ancêtres des hommes-ombre jouent à leur grand jeu,
un mélange de course et de combat, sprintant et sautant de dolmen en
dolmen, ces monuments funéraires élevés à la mémoire
des champions qui s'illustrèrent dans cette discipline. Ces pierres,
ces colonnes, ces dolmens, ces statues et ces livres, comme les auberges de
Vance, balisent le temps et l'espace. Ce sont des monuments laissés par
les âmes qui nous ont précédés, les points fixes
de notre milieu culturel. Dépositaires de la mémoire, ce sont
des lieux de défi ou des positions stratégiques, des cases sur
l'échiquier de la vie, des repères dans l'environnement essentiel
de l'âme incarnée. Ici, il faut « procéder »,
pour utiliser le plus vancien des mots. Procéder est sa grande métaphore
qui exprime la recherche de l'Arbre de la Vie, porté par les ailes du
désir, symbole du cœur éveillé. Mais Vance nous transporte
au-delà de l'espace et du temps. En traversant ses mondes, on atteint
parfois ses ailleurs, les lieux vanciens ultimes. Ce sont les royaumes des démons,
les Outremondes, les Paracosmos : Jeldred, Xabiste, Irerly, Tanjecterly, Thripsey
Shee, La. Il ne s'agit pas de pays de rêves, mais des symboles de la puissance
du rêve dans le monde, de la beauté qui existe uniquement dans
l'œil de celui qui observe, et du contraste entre le désir et la réalité.
S'ils ne sont pas directement satiriques, ils prennent leur poids quand on les
voit comme des métaphores pour les mondes imaginaires dont la vocation
est de métamorphoser la réalité, comme des « isms
» tel que le pacifisme ou le communisme. Ces tentatives de manipulations
évoquent la double pensée d'Orwell, ou ce que Thucydide écrivait
des conditions de vie durant des révolutions, où même les
mots devaient changer de sens. Ces lieux sont des environnements corrosifs qui
ravagent le monde normal avec un terrifiant et inexplicable pouvoir.
« Vint l'heure terrible où la Terre vogua dans une poche de
non-causalité, où toutes les tensions de cause à effet
furent dissoutes. L'outil particulier (La logique) était inutile ; il
n'avait aucune prise sur la réalité. Sur les cinq milliards d'hommes,
seuls quelques-uns avaient survécu : les fous. Ils étaient à
présent les seigneurs de cet âge, leurs discordances si exactement
équivalentes aux inconsistances de la Terre qu'elles constituaient une
bizarre sagesse sauvage. [...] Une poignée d'autres [...] se débrouillaient
pour exister. [...] Ils étaient ceux qui avaient été le
plus fortement chargés de l'ancienne dynamique causale. »Le Retour
des Hommes
Ce sont des royaumes de folie, lieux de désirs incontrôlés.
L'origine du démon Blikdak de Jeldred est expliquée comme suit
:
« Blikdak, comme les autres, vient de l'esprit de l'homme. La suante
condensation, la puanteur et l'horreur, les humeurs cloacales, l'extase brutale,
les viols et la sodomie, les caprices scatophiles, les innombrables lubricités
qui imprègnent l'humanité forment une vaste tumeur ; ainsi Blikdak
a pris naissance... »Un monde Magique.
Être esclave du désir, c'est devenir un avatar du démon.
Rejeter le démon revient à accepter les limites de la réalité.
C'est ce qui sépare les méchants de Vance de ses héros.
Refuser la réalité est une sorte de folie. Les méchants
cherchent à devenir semblables à Dieu. Ils convoitent pouvoir,
mobilité, immortalité. Ces hommes sont des génies constructifs.
La malveillance, la perversité, la cupidité et la misanthropie
ne les motivent pas. Leur moteur, ce sont de violents objectifs intérieurs.
Les méchants de Vance sont des créateurs, des artistes. Saint
Thomas d'Aquin définit la nature humaine par cette formule succincte
: Ni ange ni bête. L'esprit humain aspire à l'immortalité
et à la jouissance mais la matière et la mort lui barrent le chemin.
Les artistes peuvent être considérés comme des esprits pour
lesquels la pression du désir et la splendeur de leurs visions sont irrésistibles,
des esprits qui, tentant de nier les limites de la réalité avec
une force d'âme nietzschéenne, créent de nouveaux mondes
(la projection de leurs désirs) où ils peuvent régner comme
des dieux. Le Penseur des Mondes, la première histoire publiée
de Vance, annonce ce thème qui parcourt son oeuvre. Motivé par
un désir inhumain de statut social, Detwiler crée une réserve
de chasse aux hommes, tout comme, plus tard, le feront les Dirdirs dans le cycle
de Tschaï. Le prince démon Lens Larque, aiguillonné par la
rebuffade des Methlen, se lance dans la création d'un monde par terraformage
planétaire. Un autre prince démon, Viole Falushe, obsédé
par l'échec d'un amour de lycée, se proclame plus grand artiste
de tous les temps et fonde Le Palais de l'Amour, une tentative grotesque d'imposer
la réalisation de l'impulsion érotique fondamentale : posséder
l'être aimé. Dans Le Livre des Rêves, au titre judicieux,
le plus extravagant méchant de Vance, Howard Alan Treesong, à
l'instar de son créateur, a grandi dans une ferme. Il cherche à
plier l'Univers à sa volonté. Usant de son imagination littéraire,
Treesong se transforme en un groupe de paladins virtuels dont la force collective
fait de lui un surhomme. Il connaîtra une fin pathétique, mais
il convient de noter un point : l'art de Treesong, qui n'est en rien sa rédemption,
obtient à la fin un succès remarquable bien que macabre. Les héros,
à la différence des méchants, ne sont pas des génies
constructifs. Le plus souvent, leurs actes sont négatifs, ou sont des
réactions contre le mal. La victoire acquise, ils peuvent être
insatisfaits comme Gersen ou Gastel Etzwane. Aillas est un conquérant
et un bâtisseur parce que l'agression de Casmir l'y oblige. Et si Etzwane
crée un gouvernement pour Shant, cela lui est également imposé
par la nécessité, et puis c'est un acte de compréhension
et d'adaptation de la réalité, et non pas une création
ex nihilo. Vance semble presque dire que le mal est le moteur de la vie, l'adversaire
indispensable pour réaliser notre potentiel. Qu'Adam Reith envisage à
contrecœur de se priver de la violence stimulante propre au monde de Tschaï
paraît appuyer cette interprétation. Ce n'est pas exact. Les héros
vanciens son caractérisés par le renoncement, non l'épanouissement.
« Teehalt suivait des yeux les flammes dans la cheminée. Au
dernier moment, Gersen ravala sa réponse. Teehalt l'exaspérait
pour une raison simple et évidente : il avait éveillé sa
sympathie, envahi sa pensée et l'avait encombrée de soucis nouveaux.
Gersen était aussi fâché contre lui- même pour des
causes obscures et profondément irrationnelles. Ses activités
possédaient une importance si capitale que rien ne devait l'en distraire.
Qu'arriverait-il s'il laissait sa sensibilité le dominer de cette façon
? Sa colère, loin de s'apaiser, ne faisait qu'augmenter. Entre ses propres
sentiments et le monde décrit par Teehalt, il pressentait l'existence
d'une relation si ténue que les mots ne pouvaient la cerner : une sensation
de perte, et d'attente, la quête d'un complément indéfinissable...
D'un geste brusque, il chassa de son esprit l'irritation et la colère
que suscitaient ces interrogations. Elles ne feraient qu'amoindrir son efficacité.
»Le Prince des Étoiles.
Les héros ne sont pas non plus des champions du droit décérébrés.
À l'instar des méchants, ils connaissent le désir. Mais
le désir de justice lui-même est difficile à distinguer
de l'envie de vengeance. Cette vérité inquiétante est développée
sous forme d'une farce dans Le Livre des Rêves. L'âme sensible de
Treesong souffre des humiliations subies dans sa jeunesse. Lors de la vingt-
cinquième réunion des anciens de son lycée, il expose sa
philosophie.
« Je souscris à la Doctrine de l'Équilibre Cosmique :
autrement dit, à chaque « tac » doit correspondre un «
toc ». Passons au programme de ce soir. C'est un petit pastiche appelé
Le Rêve de justice d'un noble écolier ! Quelle chance nous avons
qu'ici même se trouvent bon nombre des participants aux circonstances
qui ont été à l'origine de tout ! »Le livre des Rêves.
Les héros aussi subissent les insultes mais, plus réalistes,
ils ne se montrent pas amers, prenant les choses moins personnellement et avec
philosophie. Mais Gersen, par exemple, dont la sensibilité morale est
très développée, est plus qu'un philosophe. Comme les méchants,
c'est un homme de talent et un artiste, bien que d'une façon peu conventionnelle.
Sans s'étendre sur ses dons théâtraux, c'est un artiste
de la justice. Gersen n'est pas le seul héros-artiste de Vance. Gyl Tarvoch
est sculpteur sur bois. Jantif Ravenstroke est peintre, et Gastel Etzwane est
musicien. Mais leur art n'est pas au service de la folie. Il ne vise pas à
créer une vérité, mais à connaître la vérité
et à l'exprimer. C'est l'argument essentiel de Vance face à la
modernité. Il le résume ainsi :
« - La franchise n'est jamais indiscrète, dit bravement Navarth.
La vérité ne fait que refléter la vie : elle est toujours
belle. - La beauté est dans l'œil de celui qui regard, dit Viole Falushe.
»Le Palais de l'Amour.
Une telle connaissance du mal laisse penser que les histoires de l'auteur
racontent ses propres voyages entre le désir et la réalité.
Mais c'est uniquement dans l'art que les idées et les rêves se
réconcilient avec la réalité et la vérité.
En les explorant et en les exprimant, Vance soulage son âme par des plaisirs
légitimes, élevés et bénéfiques. Ainsi, il
cueille des fruit de l'Arbre de la Vie. Il est clair qu'il se moque des artistes
à travers des personnages comme Navarth le poète fou ou Wingo
le cuisinier, photographe des expressions d'humeur, ou dans des livres comme
Les Baladins de la Planète Géante. Mais l'art, au sens pré-moderne
(un chemin vers la vérité et la réalité) est le
destin légitime et bienvenu du héros vancien. C'est l'art tel
qu'il est conçu par l'ouest depuis les recherches de la vérité
chère aux Grecs anciens. Chez Vance, l'art trouve aussi son expression
dans une vie philosophiquement paisible et gracieuse. Vance évoque souvent
l'importance de la beauté et le pouvoir de l'art. Souvent il profite
des mêmes occasions pour lancer quelques pierres dans le jardin de la
mondanité, la mère du modernisme.
« Les artistes allaient d'un côté à l'autre, dans
ce sens-ci et dans ce sens- là : une pavane ? Une célébration
bucolique ? Les déplacements sans but visible, les révérences,
les entrechats et petits galops frivoles continuèrent sans développement
ou altération, mais soudain naquit l'intuition déconcertante qu'il
s'agissait non pas d'une comédie, d'un divertissement aimable, mais de
la représentation de quelque chose de déprimant et de terrible
: une évocation d'une tristesse navrante. [...] - Ingénieux, murmura
Thorpe. Bien que sans forme. - Je note une certaine absence de discipline, remarqua
Seaboro. Une exubérance louable, une tentative pour échapper aux
formes traditionnelles, mais, comme vous dites, sans forme. »Space Opera.
De tous les héros-artistes, le plus intéressant est Gastel
Etzwane car la musique est l'art qui touche le plus Vance. Pour Vance, la musique
commence par le jazz. Cet enthousiasme est lié au courant caché
qui traverse son œuvre : le pro-américanisme. La Planète des Damnés,
un de ses premiers romans de S.F., est le seul où ce sentiment est ouvertement
exprimé. Vance imagine que, dans les années mil neuf cent cinquante,
la Terre est colonisée par une civilisation supérieure et bienveillante
venue de l'espace. Ces colons d'apparence humaine sont d'une extraordinaire
beauté, avec une peau semblable à de l'or poli. Cette situation
est une transposition du colonialisme européen, et les Lekthwans, comme
les Belges au Congo, fondent des écoles où les Terriens pourront
progresser. Roy Barch, le héros de l'histoire, poussé par l'orgueil
du mâle américain, parvient à avoir un rendez-vous avec
une Lekthwane et l'emmène chez Hambone Kelly's (les signes les plus évidents
du complexe d'infériorité de Barch sont omis) :
« Une musique assourdissante s'échappait jusque dans la rue.
[...] - Les gens viennent ici pour danser, boire et écouter de la musique.
- Passionnant ! De la danse expressive, je suppose, avec un symbolisme à
dominante sexuelle ? - Eh bien, je n'en sais rien. C'est une danse énergétique,
en tout cas. [...] Je vous ai emmenée ici précisément
pour écouter la musique : un genre spécial de musique qui est
peut-être nouveau pour vous. Elle fit mine d'écouter. - Une polyphonie
à huit voix, n'est-ce pas ? [...] Sur une scène en hauteur officiaient
sept musiciens : trompette, clarinette, piano, batterie, banjo et tuba. Ils
jouaient avec brio, déversant dans la salle une musique claire et entraînante.
- C'est le Yerba Buena Jazz Band. Le morceau qu'ils interprètent s'appelle
Weary Blues. [...] La musique arrivait par vagues, la trompette sonnant comme
une onde de pure énergie, le trombone, sombre, âpre, rauque, la
clarinette pareille à un oiseau de feu. Puis vinrent le roulement final
des percussions, le soupir de soulagement du public, du fond du corps, des poumons,
de la gorge. Barch se tourna vers Komeitk Lelianr. - Qu'en pensez-vous ? - Cela
semble bruyant et émotionnel. - C'est la musique de notre temps, dit
Barch avec ferveur. Elle reflète l'âme de notre race, l'essence
de la créativité contemporaine. [...] - Très intéressant,
mais c'est trop carré, trop brutal. - Pas du tout, s'écria Barch,
sans même savoir quelle proposition il tentait de contredire. Il continua
à parler avec volubilité, dans l'espoir d'éveiller en elle
une quelconque curiosité pour le jazz et, par extension, pour sa personne.
- Selon votre échelle du temps, nous sommes un peuple jeune. Votre propre
monde est calme, et votre peuple, installé, satisfait. La Terre est différente
! C'est une époque excitante pour ses habitants ; plus encore depuis
l'arrivée des Lekthwans. Chaque jour est neuf, frais ; chaque jour voit
naître une entreprise, et s'accomplir un progrès... Nous vivons
avec ce goût, cette passion pour le futur. Un dynamisme qui s'exprime
aussi en musique. [...] Je veux dire, l'esprit de cette partie du monde. Sur
d'autres continents, les gens vivent différemment, et leur musique est
différente. [...] Mais nous sommes la force dominante, les chefs... jusqu'à
la visite des Lekthwans. Elle rit de bon cœur. - Pendant un moment, vous l'aviez
oublié. »La Planète des Damnés.
Roy Barch n'est pas Jack Vance, mais l'amour du jazz et la foi en la supériorité
de l'Amérique baigne toute son œuvre. La conception - plutôt étroite
- du monde que se font les américains, qui se trouve reflétée
par certains aspects de l'Œcumène, sa taille, sa tranquillité
quelque peu insipide, n'est pas une approbation mais une exploration. Conscient
de la fragilité et de la relativité des choses, Vance place cette
ardente déclaration dans le contexte d'une Amérique franchement
dépassée, et l'adresse à une femme appartenant à
une culture supérieure, même si, de façon touchante, il
ne s'agit que d'une connaissance théorique élémentaire
de la musique et de Margaret Mead - peut-être le souvenir d'un événement
survenu dans la jeunesse de Vance, issu d'un milieu modeste ?
Vance reste un homme simple. Comment est-ce possible alors qu'il a produit
une œuvre si forte, profonde et fine ? Cette question peut être ignorée.
Depuis Abraham Lincoln, il n'est pas le premier grand Américain venu
d'un milieu modeste. Partout et toujours, là où existe la liberté,
les grands esprits vont de l'avant. Les vérités essentielles sont
écrites dans nos cœurs et sur le monde qui nous entoure. Elles s'offrent
à tous ceux qui veulent les lire, même les illettrés. Intéressons-nous
plutôt à la technique littéraire de Vance. Elle, par-contre,
ne doit pas être ignorée, car Vance est un des grands maîtres
de l'anglais. Comme je l'ai déjà mentionné, Vance ressemble
à Wodehouse. Tous deux dissimulent leur profonde connaissance de l'âme
humaine sous une bonne couche de comédie. Wodehouse est aussi un maître
de l'anglais frappant d'originalité. Sa technique consiste à construire
ses histoires non pas avec des mot et des phrases inventés, mais en utilisant
des expressions toutes faites. Beaucoup d'Américains aiment Wodehouse
parce qu'il leur semble si exotiquement anglais. Mais dès qu'il découvrit
l'argot américain, il n'hésita pas à y recourir. Vance
aussi se régale de l'argot et des expressions toutes faites, à
cela près qu'il invente souvent les siennes. La véritable similitude
entre les deux auteurs est leur extraordinaire sensibilité aux mots.
Je ne parle pas de préciosité, car, comme Vance et Wodehouse aiment
à le souligner, c'est souvent du pur snobisme qui passe pour de la sensibilité.
Pour eux, le langage n'est pas un flacon de parfum à respirer délicatement.
Ils ne regardent non plus les mots comme des briques à empiler. Pour
eux, ce sont des êtres vivants : aimables, solennels, réfractaires
ou joyeux, qui sautent et gambadent sur une page tels des animaux enchaînés
avides de s'échapper et de suivre leur propre chemin. Vance est souvent
admiré pour son style, qualifié de baroque. Mais au contraire
; artiste profond, il ne se préoccupe pas du style. Son utilisation des
mots, aussi brillante et charmante soit-elle, vise à atteindre un objectif.
C'est la clarté, pas le style, qui distingue son écriture. Ses
mots nous touchent comme le théâtre et la peinture, illuminant
notre œil mental. La magie de la « voix » de Vance n'est pas
une gesticulation stérile, mais le résultat de son vocabulaire
et de sa maîtrise du sens des mots. Lire Vance, c'est recevoir des impressions
distinctes. On peut supposer qu'il décrit beaucoup, mais ce n'est pas
le cas. Pensons à Shylick, le gobelin charpentier. On le voit clairement
: des oreilles pointues, des yeux qui clignent sans cesse, une barbe, un corps
de gorille avec de courtes jambes noueuses et de longs bras poilus. En somme,
un leprechaum simiesque. Pourtant, il n'y a aucune description de lui, sinon
cette phrase : frappant le sol avec son grand chapeau vert. L'écriture
de Vance, loin d'être une écriture du style, se révèle
purement fonctionnelle. Ses phrases sont là pour accomplir une tâche
et générer un ensemble de contrastes. En utilisant les mots, il
ne vise que l'efficacité. Les traductions de Vance en français
sont surprenantes de qualité, étant donné qu'il fait parti
des écrivains que l'on pourrait qualifier d'intraduisibles. Mais
il faudrait néanmoins lire ses livres en anglais pour les apprécier
pleinement. L'exemple ci-après comporte quelques traductions françaises
délibérément littérales, afin de marquer l'importance
du choix des mots anglais :
« - Madame, I regret that Cugel and I must enter the cabin and conduct
you to your proper berth. ( - Madame, je regrette que Cugel et moi devions entrer
dans la cabine et vous conduire à votre couchette. ) - I will place a
taint. (- Je vais placer une tare. ) Varmous looked toward Cugel with puzzled
blue eyes. - What does she mean by that ? (Varmous tourna vers Cugel des yeux
bleus plein de perplexité. - Que veut-elle dire ?) - I am not quite clear,
said Cugel. But no matter ! Caravan regulations must be enforced. This is our
first concern. - Quite so ! Otherwise we invite chaos. - Here, at least, we
are agreed ! Enter the cabin ; I stand resolutely at your back ! ( - Je n'en
sais trop rien, dit Cugel. Mais peu importe ! Il faut faire respecter les règlements
de la caravane ; voila notre premier souci. - Tout à fait ! Autrement
nous favorisons le chaos. - Là dessus, au moins, nous sommes d'accord
! Entrez dans la cabine ; je me tiens résolument derrière vous
!) Varmous settled his blouse, squared the hat upon his golden curls, pushed
the door ajar and stepped into the cabin, with Cugel on his heels… Varmous uttered
a strangled cry and lurched back into Cugel, but not before Cugel discovered
an acrid stench so vile and incisive that his teeth felt tender in their sockets.
(Varmous tira sur sa blouse, remit son chapeau à l'équerre
sur ses boucles d'or, entrebâilla la porte et fit un pas dans la cabine,
Cugel sur ses talons… Varmous émit un cri étranglé,
vacilla et recula violemment en plein dans Cugel, mais pas avant que celui n'a
découvert une puanteur âcre, si vile et incisive que ses dents
manquèrent de se déchausser.) Varmous stumbled to the rail, leaned
back on his elbows and looked blearily across the deck. Then, with an air of
great fatigue, he climbed over the gunwhale and lowered himself to the ground.
(Varmous tituba à reculons jusqu'au bastingage où il s'accouda,
fixant le pont d'un regard chassieux. Puis, d'un air de grande fatigue, il grimpa
par- dessus le plat-bord et descendit jusqu'au sol.) »Cugel Saga.
Cette lecture est une expérience plus viscérale que littéraire.
En l'examinant de près, nous sommes surpris de ne point trouver du style
; nous voici devant une machine littéraire purement fonctionnelle. La
première phrase, formelle, exprime une raideur tranquille, indiquant
ainsi que Varmous est l'autorité même, la voix officielle. Mais
après la réponse énigmatique de Mme. Nissifer, il se révèle
humain ; son assurance s'étiole, il se tourne, un peu perdu, vers Cugel
et lui pose une question toute ordinaire. La menace de Nissifer - en anglais
: I will place a taint - est traduit dans la version française
: Je vais lancer une infection , ce qui est bien plus explicite que la phrase
originale. Car Nissifer les menace de quelque chose de tactile et désagréable,
mais pas nécessairement plus grave ; cela n'a pas l'air trop dangereux,
et de plus, Cugel évoque des principes de discipline chers à Varmous.
Celui-ci se montre alors rasséréné par les paroles de Cugel,
et qui de fait reprend son rôle officiel à grands renforts de gestes
carrés et décidés. Ayant ainsi préparé son
piège, Vance nous jette dedans. Avec Cugel nous ne sentons pas l'odeur,
mais découvrons celle-ci comme s'il s'agissait d'un monde nouveau.
Vance nous sert avec violence ce mot anglo-saxon peu ragoûtant, stench.
Il se sert d'un seul adjectif pour le definir; âcre. Mais c'est par deux
constructions toutes vancienne qu'il nous fait vivre cette odeur. La première
juxtapose deux mots, dont l'association n'a jamais été tentée
auparavant par aucun écrivain : vil et incisif. La seconde, ayant une
même racine avec incision, rend la référence aux dents -
totalement imprévisible - particulièrement efficace. Et puis,
sans perdre un mot, Vance nous fait sentir le délabrement vestimentaire
de Varmous, tres habilement préparé quelques lignes plus tôt,
sans aucune description, se contentant simplement de nous évoquer ses
gestes. Une technique si magistrale ne peut servir un art mineur car seul les
grands artistes en ont besoin. La marque des écrivains majeurs, c'est
voir le monde du point de vue de Dieu. Comme le dit Tocqueville, Dieu ne pense
jamais à l'humanité en général. Il voit simultanément
et séparément tous les individus qui la composent, avec leurs
ressemblances et leurs différences. En conséquence, il n'a pas
besoin d'idées générales englobant un grand nombre d'objets
analogues sous une seule étiquette afin d'y penser avec plus de facilité.
Vance ne perd jamais l'ensemble de vue. Quand il décrit un enfant adorable,
il ne mentionne pas systématiquement qu'il se fait dessus, mais une telle
largeur de perspective éclaire ses récits. Les grands écrivains
sont importants parce qu'ils nous montrent le monde de manière intelligible
sans omettre sa complexité. Beaucoup d'écrivains actuels traitent
des individus et de leur intimité. Seuls les géants peuvent aborder
des sujets humains plus vastes sans tomber dans le piège du roman à
thèse ou du réalisme sordide. Dostoïevski, Henri James ou
Soljenitsyne ont la profondeur d'esprit et de vue requises. Différent
de ces auteurs, comme Watteau l'était de Le Brun et des autres artistes
qui l'ont accueilli à l'Académie, Vance a une stature analogue.
Comme eux, il s'attaque à de grands sujets, le sort de l'Innocence par
exemple. Vance est un des rares contemporains qui préfèrent la
joie et la douceur à leurs contraires. Mais cela ne devient jamais mielleux,
car la fragilité de la beauté est toujours présente à
son esprit. Pour lui, outrager l'innocence est le pire des crimes. Beaucoup
de ses héros souffrent de traumatismes liés à l'enfance.
Le père de Gil Tarvok est lobotomisé par les fonctionnaires d'une
société déshumanisée. Suldrun est poussé
au désespoir par un père despotique et une mère qui la
délaisse. Glyneth est réduite en esclavage par un ogre libidineux
et cannibale, Arbogast. Dans Le Palais de l'Amour, Gersen doit retrouver deux
filles terriennes enlevées et vendues des années plus tôt.
Il les localise dans l'Au-Delà, sur Murchison, dans la cité de
Sabra où s'est établi Gascoyne, un marchant d'esclaves qui, grâce
à une gestion rigoureuse de son stock, est à même de fournir
à ses clients des services efficaces à des prix raisonnables.
« Il y eut un panneau énorme en rose et bleu sur la façade
:
'MARCHÉ GASCOYNE Esclaves de choix pour tous usages'
Deux belles femmes et d'un homme costaud y était dépeint. En bas
une légende affirmait : La Garantie de dix points de Gascoyne est justement
célèbre. Gascoyne était un homme au physique agréable,
d'un âge indéterminé, avec des cheveux noirs ondulés,
une moustache noire de style et des sourcils expressifs. Son bureau était
simple et sans formalité, avec un sol nu, un vieux bureau de bois, un
écran d'informations montrant l'évidence de beaucoup d'usages.
Sur le mur était une plaque où la fameuse Garantie de dix points
de Gascoyne était gravée en lettres d'or ornées de festons
écarlates. Gersen expliqua la raison de sa visite : - Il y a environ
vingt à vingt-cinq ans, vous êtes allé sur Sarkovy, où
vous avez acheté deux femmes à un certain Kakarsis Asm. Elles
s'appelaient Inga et Dundine. Je serais très désireux de retrouver
ces femmes. Peut-être aurez- vous l'amabilité de consulter vos
archives ? - Avec plaisir, répondit Gascoyne. Je ne peux pas dire que
je me souvienne de cette circonstance, mais... Il alla à l'écran
d'information et pendant un moment s'occupa des boutons et des cadrans n'évoquant
que des éclairs bleus, puis subitement un visage grimaçant qui
disparut en papillotant. Gascoyne secoua la tête tristement. - Si c'était
une pierre il serait aussi utile. Il faudrait que je la fasse réparer...
Bon, nous allons voir. Par ici, je vous prie. Il entraîna Gersen dans
une arrière pièce aux murs couverts de dossiers. - Sarkovy. Je
n'y vais guère souvent. Un monde pestilentiel, berceau d'une race mauvaise.
Il consulta les dossiers, une après l'autre. - Voilà. Ce doit
être ce voyage-là. Il y a trente ans, même ! Voyons... Ah
! Que de souvenirs éveillés par ce vieux grimoire ! Le bon vieux
temps, c'est plus qu'une expression banale... Quels noms déjà
? - Inga et Dundine. J'ignore leurs noms de famille. - Peu importe. Les voilà.
Il copia des chiffres sur un bout de papier, puis sortit un autre dossier et
se référa aux numéros en question. - Toutes deux ont été
vendues ici, sur Murchison. Inga est allée à l'usine Qualag. Vous
savez où c'est ? La troisième sur la rive droite du fleuve. Dundine
est à l'usine Juniper, sur la rive gauche, presque en face de Qualag.
J'espère que ces femmes n'étaient pas des amies ou des parentes
? Comme bien d'autres, mon métier a des côtés désagréables.
Chez Qualag et Juniper, les femmes vivent une existence saine et productive.
Certes, elles ne sont pas gâtées, mais qui l'est dans cette vie
? Levant les sourcils, il fit un geste dépréciateur autour son
bureau austère. Gersen secoua la tête avec une sympathie oblique.
Il remercia Gascoyne et partit. L'usine Qualag consistait en une demi-douzaine
de bâtiments de quatre étages groupés autour d'une cour.
Gersen entra dans le hall de réception, qui étaient orné
d'échantillons de tapisserie. Un secrétaire male pâlichon
aux cheveux vernissés s'enquit de ce qu'il désirait. - J'ai appris
par Gascoyne que Qualag a acheté, il y a trente ans, une femme nommée
Inga, facture 10V623. Pouvez-vous me dire si elle est toujours employé
par vous? Le secrétaire alla mollement consulter un répertoire,
puis il alla dire quelque mots dans un interphone. Gersen attendit. Dans le
bureau arriva une grande femme au visage placide, lourde de bras et de jambes.
Le secrétaire parla d'un ton irrité. - Ce monsieur là
désire avoir des nouvelles d'Inga, B2-AG95. Il y a une carte jaune avec
deux repères blancs, mais je ne trouve pas la référence.
- Vous cherchez dans le dortoir F. Les B2 sont toutes dans le A. La femme trouva
la référence correcte. - Inga B2-AG95. Morte. Je me souviens très
bien d'elle. Une Terrienne qui se donnait des airs. Toujours en train de se
plaindre de ci ou de là. Elle a commencé dans les ateliers de
teinture alors que j'étais conseillère en divertissements. Elle
travaillait dans les bleus et les verts qui ne lui ont pas réussi ; enfin
elle s'est jetée dans une cuve d'orange cendré. Il y a déjà
longtemps de cela. Comme le temps passe ! »Le Palais de l'Amour.
L'humour insistant bien que discret de Vance, loin de nous voiler le côté
pathétique du crime, le souligne en indiquant ce qui le rend banal et
donc possible. Tous les détails - les expressions tel que gestion de
stock, ou l'usage que fait Gersen du mot employé - ont leur place
dans le jeu d'ironie vancien qui ici nous peint le destin d'une étincelle
d'humanité inconnue, arrachée à sa famille et ses amis,
utilisée comme une chose et, enfin, rayée de l'existence. Tous
les noms utilisés par Vance, comme à l'accoutumée, ont
leur sens : Inga (gaîté), Dundine (innocence), Murchison (commerce
sans âme), Sabra (lointaine lieu sans éthique chrétienne),
Gascoyne (brutalité suave), Qualag (goulag), Juniper (un goulag dissimulé
par des fleurs). Les couleurs du panneau sont en contraste évocateur
avec son contenu. Que Gascoyne ait oublié le nom des femmes et soit obligé
de chercher un numéro de facture, tous les chiffres de référence,
voilà des voiles d'indifférence posés doucement sur les
âmes. Le visage grimaçant, c'est un aperçu du coeur de Gascoyne,
qui a plus besoin de réparation que l'écran. Voilà Vance
tout entier ; un style robuste et discret, une douce largeur d'esprit derrière
laquelle tremble un sens aigu de la beauté fragile de l'âme humaine,
de la valeur de chacun de ses instants de conscience. Vance ne détourne
pas le regard face au spectacle souvent scandaleux et décourageant de
la réalité, mais cela ne le précipite pas vers le cynisme
que choisissent tant d'autres, et il ne se moque ni de la foi, ni de l'espoir,
ni de la charité. Le pessimisme consiste à croire que le mal triomphera,
et le cynisme est une manière d'approuver cette thèse. Si glacialement
ironique que semble Vance, son attitude envers le mal n'est teintée ni
par l'un ni par l'autre. Mais elle ne se révèle pleinement que
d'une perspective théologique depuis laquelle la lutte du démon
contre Dieu est vue comme celle opposant le non-être à l'être.
Des personnages comme Mélancthe incarnent le non-être. Le passage
suivant raconte une escarmouche de la guerre évoquée plus haut.
« Mélancthe s'adossa à son siège et but pensivement
de petites gorgées du vin de son gobelet. Elle finit par prendre la parole
d'une voix égale et douce, encore qu'une oreille subtile y aurait détecté
des nuances de moquerie et d'agacement. - Étonnant que de chastes petites
vierges comme Glyneth réussissent à susciter de tels fols déploiements
de bravoure, alors que d'autres personnes d'une valeur égale, peut-être
déparées par un goitre ou une ou deux marques de variole, peuvent
gésir en proie à la souffrance au fond d'un fossé et c'est
tout juste si on les remarquera. Shimrod eut un rire mélancolique. -
Le fait est réel ! L'explication se trouve dans des songeries et des
concepts idéaux bien plus forts que la justice, la vérité
et la compassion réunies. Mais pas dans le cas de Glyneth. Elle déborde
de bonté ; jamais elle ne passerait son chemin en laissant des gens dans
le fossé. Elle est toujours de bonne humeur ; elle est loyale et pure
comme la clarté du soleil ; elle apporte de la joie au monde par sa seule
existence. Mélancthe parut déconcertée par la ferveur des
remarques de Shimrod. »La Perle Verte.
Bien que Glyneth est gaie, fidèle et pure, comme Vance nous le dit,
c'est finalement sa simple existence - son Ecce pour utiliser le mot latin -
qui réjouit le monde. Nous voilà devant l'essence même de
Vance : la conscience de l'Ecce, c'est-à-dire du mystérieux acte
d'être à la base de tout ce qui est réel. Cette conscience
rare et merveilleuse fonde la théologie chrétienne (opposée
au bouddhisme, qui prétend que la réalité est une illusion).
C'est le but de la prière et la source du bonheur.
« Chaque événement de l'existence, comme chaque grain
de sable, est une merveille en soi. » Escale dans les Étoiles.
Copyright : Paul Rhoads, juin 1998 Extrait de : Jack Vance : Critical Appreciation
and a Bibiography A. E. Cunningham National Bibliographic Service Boston SPA,
Wetherby West Yorkshire, LS23 7BQ Angleterre À paraître
Traduit et adapté par Pierre Mussard
texte réarrangé par Paul Rhoads avec l'aide de Philippe Monot
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