L'Être Ailé Cueillant le Fruit à l'Arbre de la Vie
par Paul Rhoads
(tiré de Jack Vance: Critical Appreciations and a Bibliography )

Qui est Jack Vance? À cette question, bien des gens cultivés répondraient par un regard perplexe. Sur la scène littéraire, il omet d'exister, pour reprendre sa propre phrase. La science-fiction, et la littérature en général, ne manquent pas de faiseurs, et Jack Vance passe pour être du nombre. Ce malentendu contribue à cacher une des plus belles fleurs qui aient poussé en notre période sèche, car Vance est un des artistes majeurs de notre temps, et l'un des plus grands écrivains américains de l'histoire. S'il en est ainsi, objectera-t-on, il devrait au moins être une des figures de proue de la S.-F. ou de la Fantasy. Là encore, les circonstances ont engendré un malentendu. D'un côté, Jack Vance souffre des préjugés qui visent ces littératures de genre. De l'autre, son œuvre ne satisfait pas à leurs exigences spécifiques.

Malgré ces obstacles, l'heure de Vance viendra. Quand sa stature sera évidente, on ne pourra plus lui reprocher qu'une chose: être un auteur lisible par les adolescents. C'est vrai. Et l'on peut dire la même chose de Mark Twain ou de Herman Melville. Pour ceux qui connaissent et apprécient l'œuvre de Vance, elle est un bien précieux. C'est un délice, un guide et une consolation. Mais comme toutes les grandes choses, elle n'est pas pour tout le monde. Vance s'adresse aux Etres Ailés, ceux qui vénèrent la beauté et la gloire. De nos jours, ces aspirations ne sont plus ce qu'elles étaient.  Delacroix écrivait: « Ce qui fait les hommes de génie, et illumine leurs actes, ce ne sont pas les idées nouvelles, mais la conviction que ce qui a déjà été dit n'a pas été assez dit. » Vance est un homme de cette trempe ; un poète jovial, un philosophe délicat, un champion du beau. Pour tous les gens d'esprit, Vance incarne ce que d'autres ont presque réussi à éliminer : la flamme sacrée de l'art et de la sagesse, le cœur même de la culture occidentale. Cette thèse sera rejetée instantanément par les représentants de la culture officielle d'aujourd'hui. « Parler de flamme sacrée, de génie méconnu, à propos d'un obscur écrivain de S.F.? Ridicule! Pures divagations d'un fan idolâtre! Et quel scandale : prétendre que tant de professeurs d'université et de critiques littéraires ne l'auraient pas remarqué, s'il en valait la peine!» Il faut un certain effort d'analyse pour démonter les mécanismes de cette cécité volontaire. La première étape consiste à mettre l'accent sur un point essentiel : Vance n'est pas un auteur de S.F.

Ceci, bien sûr, n'en fait pas ipso facto un grand artiste. Mon propos, d'ailleurs, n'est pas d'attaquer la S.F. Je reconnais l'intérêt de ses thèmes et la qualité de ses meilleurs auteurs. Cela dit, ce ne sont pas tant les thèmes qui posent problème, mais la manière dont ils sont traités. Certains écrivains ont rencontré le succès en dépit de piètres qualités artistiques et de leur manque de profondeur. Quant aux élites culturelles, jadis instaurées pour défendre l'art, elles continuent d'exercer cette fonction d'une manière occulte, distordue et arbitraire. Si Vance n'est pas encore reconnu à sa juste valeur, c'est à cause du délire intellectuel sans précédent qui affecte la société occidentale. L'histoire culturelle du XXe siècle, à l'exception des sciences et de la technologie, sera regardée comme le retour à un âge sombre.

 Où la littérature, pour ne parler que d'elle, peut-elle espérer aller quand elle se fie aux complications bizarres du modernisme ? Autrefois les grands esprits tels que Michel-Ange, Shakespeare et Haydn inspiraient et formaient leurs contemporains. Aujourd'hui, on veut rejeter la notion de grandeur, faisant le lit de charlatans doués devenus les maîtres à penser de ce siècle. On prétend que le monde était toujours ainsi. Pourtant, au début du VXIIe siècle, les membres de l'Académie des beaux-arts ont créé la catégorie « fête champêtre » pour admettre dans leurs rangs Antoine Watteau, qui ne fut jamais paysagiste, ni portraitiste ou peintre historique. Si notre culture était en bonne santé, Jack Vance, dont l'œuvre est également rétive aux étiquettes, serait accueilli avec une ouverture d'esprit telle. Pour mesurer ce qui se passe, il convient de s'intéresser aux auteurs qui ont droit aux feux de la rampe et de comprendre pourquoi. Il y a des écrivains de S.-F. qui jouissent d'une réputation international, parfois mérité, tel que Stanislas Lem. Un livre comme Le Congrès de Futurologie démontre que sa froideur peut être une vertu. Rappelant parfois la stimulante intensité de Hamsun, ce roman plonge le lecteur dans un cauchemar bureaucratique où l'impuissance de l'homme atteint des dimensions kafkaïennes. Son thème, la domination des masses par l'intermédiaire de drogues, est également abordé par Vance. L'Institut est une organisation privée qui protège la société contre de tels dangers, et dans Les Œuvres de Dodkin, un solitaire mécontent refuse de se laisser avaler par le Léviathan de l'autoritarisme bureaucratique. Ces différentes approches soulignent ce qui distingue l'Est et l'Ouest. Le premier baisse l'échine devant le destin. Le second est déterminé et individualiste, des qualités qui, aujourd'hui, ont un statut presque de défauts. Sans insister sur ses conséquences sociales, la guerre des modernistes contre la forme et la raison a été un fléau pour l'art. Le triomphe de la doctrine de « l'art pour l'art » a détaché celui-ci de tout objectif et de toute contrainte. Comme un gaz libéré, il flotte dans une stratosphère inhumaine. Mais Vance est cette rareté : une force agissant contre le modernisme. Le chaos et l'obscurité ne lui inspirent aucune joie. Trop d'artistes admettent et glorifient la perversité, la violence, la vénération de la laideur et la vulgarité. Une foule de charlatans profitent de cette situation pour se procurer une succès facile, mais les vrais modernistes le sont par amour. Comment sont-ils arrivés à faire prévaloir leur rêve malsain? C'est par des trucages qui transforment la réalité, comme par magie, afin d'aveugler tout le monde. Une ruse que Vance n'a pas manqué de voir. Dans Madouc, on apprend que le magicien Hilarion engage Shylick et ses charpentiers gobelins pour qu'ils construisent un manoir. Les ouvriers font le travail dans la nuit ; au matin, Shylick présente la facture à son client. Hilarion, un homme prudent, insiste pour inspecter l'ouvrage avant de payer.

« Presque aussitôt, le magicien découvrit des négligences. Le devis prévoyait des « gros blocs de pierre de taille de qualité supérieure » ; les blocs inspectés par Hilarion s'avérèrent des simulations préparées à partir de bouses de vache enchantées. Poussant plus loin ses vérifications, il s'aperçut que les « poutres robustes de chêne bien sec » prévues par le descriptif étaient des tiges de fenouil séchées déguisées par un autre enchantement. Hilarion fit remarquer ces défauts avec indignation et exigea que le travail fût accompli correctement et selon les critères définis. Shylick, maussade, argua qu'une précision totale était inconnue du cosmos. Les gens raisonnables, affirma-t-il, acceptaient une certaine latitude dans l'interprétation d'un devis, puisque l'imprécision était inhérente au processus de communication.
Hilarion demeura inflexible et Shylick frappa le plancher de son grand chapeau vert. Selon lui, la distinction entre « apparence » et « substance » n'était qu'une subtilité philosophique ; presque tout était l'équivalent de presque n'importe quoi d'autre. Hilarion répondit d'une voix grave: - Dans ce cas, je vous réglerai mon compte grâce à ce brin de paille. - Mais non. Ce n'est pas tout à fait la même chose. »

En tentant de vider l'art de son sens, les modernistes cherchent à profiter des mêmes avantages que Shylick. Une maison faite de bouses de vache et de mauvaises herbes aura une plus grande valeur si on parvient à la présenter comme un ouvrage composé de pierre et de chêne. Ainsi, selon les diktats du modernisme, une croûte sans dessin ni couleur devient peinture, un bruit sans mélodie ni rythme est la musique, et les gribouillages, fussent-ils rudimentaires ou incompréhensibles, se nomment littérature. Les modernistes sont les avatars des démons qui aiment le chaos, l'obscurité et le monde à l'envers. Ils cherchent à nier la beauté et l'harmonie en les remplaçant subrepticement par leurs contraires. Leur méthode procède d'une séduction suave qui plonge leurs victimes dans la solitude du subjectivisme. Leur but ultime est la désintégration et la mort, leur stratégie est la destruction de la différence entre le bien et le mal. Ces champions de ce qu'on pourrait appeler « l'establishment radical » n'autoriseront jamais l'émergence de Vance, car elle annoncerait la fin de leur tyrannie. En Europe, cette élite exerce une dictature étouffante, et presque autant aux États-Unis, sol fertile à cause du complexe d'infériorité culturel des Américains. Alors, bien qu'il semble absurde de prétendre que beaucoup d'écrivains mondialement estimés sont inférieurs à Vance, à l'aune du bien fait à l'esprit humain, c'est la réalité. Vance, venu d'un art mineur, peut être comparé à Renoir, qui commença par peindre des porcelaines, ou à Watteau, qui fit d'abord des copies. Écrit sous plusieurs noms et dans plusieurs genres, ses premières œuvres donnent l'image d'un homme appelé à devenir un plumitif. Il a écrit pour la télévision, et sa S.F., au début, était parfaitement adaptée aux magazines où elle paraissait. Vance fit tout cela avec joie. Les manches relevées, en sifflotant, il entendait travailler honnêtement et recevoir un juste salaire. Sa conception de l'art était, et reste, d'une rafraîchissante simplicité. Immunisé contre les notions qui troublent tant de ses contemporains, il affiche une absence de prétentions culturelles qui peut désorienter. Vance commença à écrire pendant la guerre, alors qu'il servait dans la marine marchande, et cela influença toute son œuvre. Cette époque marqua le début de l'hégémonie américaine. Dans l'histoire, aucune nation n'avait jamais eu autant de pouvoir et n'avait jamais montré tant de générosité. De manière compréhensible, ses citoyens attendaient un avenir fait de progrès social et matériel. Einstein et Werner von Braun avaient traversé l'océan, et la course à l'espace « que l'Amérique était destinée à remporter » n'allait pas tarder à commencer. Les télescopes sondaient les profondeurs de l'Univers, où Dieu paraissait désormais totalement absent, et la vie, qui n'avait plus rien d'un don divin, était présentée comme un accident matériel susceptible non seulement d'être perfectionné grâce à l'intelligence humaine, mais aussi de se produire sur de lointaines étoiles autant que sur la Terre. La S.F., globalement, est un genre littéraire qui se base sur une fascination pour la technologie et la science. Dans les années cinquante, elle voulut s'appeler « fiction spéculative » et intégra à ses thèmes la sociologie et les pouvoirs psi. Malgré l'élargissement de ses frontières, l'atmosphère de la S.F. resta imprégnée de sérieux scientifique jusqu'à nos jours. Or Vance, à l'inverse de la plupart des auteurs du genre, est un humoriste.

Dans une de ses premières histoires, La Quête Ultime, dont le thème est l'espace courbe et la possibilité de faire le tour de l'Univers, Vance imagine un vaisseau spatial en deux parties : un anneau, et un long cylindre qui glisse au travers de celui-ci, de sorte que le navire puisse suivre une ligne droite newtonienne. Comble de frivolité, Vance nomme les deux parties Nip et Tuck. De même qu'un roman d'amour ne fonctionnera pas si l'auteur ridiculise les rêves sentimentaux, cette insolence typiquement vancienne porte un coup fatal au respect de la science et de la technologie, indissociables de la S.F. Plus tard, Vance parlera de ce genre de récit comme d'une « histoire-gadget ». Ses œuvres matures sont d'ailleurs exemptes de détails technologiques, voire sociologiques, qui affaiblissaient certains de ses premiers écrits. Le lien entre la technologie et la sociologie est la philosophie matérialiste qui les sous-tend toutes les deux. Du viol de l'humanisme par la science est née une descendance grotesque que la S.F. a trop facilement adoptée. Mais Vance n'est ni un matérialiste ni un mystique. Humaniste, il a pris l'homme pour sujet. Les efforts pour donner à la S.F. un statut de « branche » de la littérature générale n'ont pas abouti, et n'aboutiront pas. Par nature, elle est l'expression populaire du matérialisme philosophique qui fascine le monde moderne grâce aux succès de la technologie. Voilà pourquoi la S.F. est un genre au sens péjoratif du terme. Les écrivains, comme les peintres et les sculpteurs, accèdent à la plénitude de leur art, espérant ainsi mériter le beau nom d'artistes, dans la mesure où ils se tournent vers l'humanité. Vance, dès le début,allait dans cette direction. Même quand l'histoire porte un titre tel que Sabotage sur la Planète Sulfur, il s'intéresse à un des thèmes de prédilection de ses premières années : confronter des néophytes idéalistes à des vétérans blanchis sous le harnais. Si Vance n'a jamais été passionné par les thèmes de la S.F., un domaine scientifique l'a inspiré : la description de la faune et de la flore, avec un intérêt spécial pour les arbres. Cette fiction biologique est peut-être une forme de S.F. L'invention, la fantaisie et la spéculation y abondent. Cela dit, ses saints patrons ne sont pas Werner von Braun et Edward Teller, mais James Audubon et Henri Fabre. Sa source n'est pas l'adoration des créations de l'homme, mais de celles de Dieu. Au début la bio-fiction de Vance ne peut pas se distinguer de la S.F. Un des premiers textes de Vance décrit la lutte pour un gisement d'uranium qui oppose un homme et un unigen. Organisme intelligent dépourvu de forme et de structure, cette entité se compose de nodes d'une substance lumineuse n'étant ni de la matière ni de l'énergie. Le vainqueur sera un troisième larron : une plante interstellaire dont les graines, quand elles tombent sur une planète riche en uranium, deviennent des canons atomiques qui propulsent de nouvelles semences dans l'espace. Dans La Guerre des Écologies, des équipes d'ingénieurs planétaires, ou écologistes, venues de mondes rivaux, se disputent une planète morte privée d'oxygène. La première équipe sème de la vesce basique Standard 6-D et des lichens symbiotiques qui synthétisent l'eau et l'air à partir des gaz atmosphériques. La vesce prospère, mais de la rouille apparaît vite sur les feuilles ; c'est la première manifestation d'un programme de sabotage écologique mis au point par l'autre équipe. La manœuvre réussit mais la riposte du premier groupe est diabolique. Créant un nouvel écosystème basé sur celui du monde de leurs adversaires, ils les poussent à inventer des maladies et des pestes qu'ils s'empressent de collecter pour un redoutable retour à l'envoyeur. De tels récits ne sont pas vraiment des histoires, mais des illustrations (même si des œuvres plus substantielles comme Les Maîtres des Dragons reposent sur des concepts similaires). Eventualment les préoccupations plus profondes de Vance deviennent la fondation de ses écrits. Dans Les Maisons d'Iszm, son centre d'intérêt n'est plus l a bio-fiction burlesque, mais le contraste culturel entre un botaniste américain et un cultivateur Iszic, un aristocrate fier de son savoir-faire traditionnel, de sa subtilité philosophique et de ses fins critères esthétiques. Le sens très particulier de la satire de Vance vise ici le purisme esthétique :

« - À chaque phase de la croissance, de la formation et du contrôle de la maison pour la rendre habitable, c'est cette science particulière qui fait la distinction entre une maison et une plante grimpante inutile et desséchée. - Sur la Terre, dit Farr, nous commencerions avec l'arbre élémentaire. Nous ferions germer un million de graines, nous explorerions un million de voies primaires. - Au bout d'un millier d'années, dit l'Iszmien, vous pourriez contrôler le nombre de cosses sur un arbre. Il alla vers le mur et caressa la fibre verte. - Cette bourre soyeuse... nous injectons un liquide dans un organe de la cosse rudimentaire, contenant des substances telles que la nervure pilée d'ammonite, la cendre de frunz, l'acétate isochromyle de soude, la poudre en provenance de la météorite Phanodano. Le liquide subit six opérations importantes et doit être introduit au moyen de la trompe d'un lympide marin. Dites-moi... (il braqua sa « visionneuse » sur Farr), combien de temps faudra-t-il à vos chercheurs terriens pour parvenir à faire pousser cette bourre verte dans une cosse ? - Peut-être n'essaierons-nous jamais. Il se peut que nous nous contentions de maisons à cinq ou six cosses que les propriétaires meubleraient à leur convenance. Les yeux de Jde Patasz fulminèrent. - Mais c'est une énormité ! Vous comprenez, n'est-ce pas ? Un appartement doit constituer une unité : les murs, la tuyauterie, le décor doivent y être nés ! »Les Maisons d'Iszm.

Dans ses œuvres ultérieures, la fascination de Vance pour la biologie se révèle comme un aspect de son humanisme. Ce qui l'intéresse dans la nature, c'est ce qu'elle reflète de l'homme...

« Des créatures féroces se pourchassaient, braillant leur triomphe ou hurlant de peur, selon ce que leur imposait leur rôle dans l'événement... »Throy.

... et l'occasion qu'elle lui offre de s'exprimer avec la poésie qui lui est propre :

« Le long de la côte, les dunes arboraient une végétation variée : arètes mauves, buissons-puzzle, barbe-à-gingembre, jilberry-rampant qui couinaient sous le pied. Entre tout cela se trouvait des plaques de silicanthes ; rayonnements miniatures à cinq points d'une substance comme du verre givré, teinté, apparemment par hasard, de cent couleurs différentes. Ici et là des arbres-granat se tordait et se courbait au vent, leurs branches follement déformés comme des sorcières fuyantes. »Wyst, Alastor 1716.

La maturité artistique de Vance commence au début des années soixante. Dans Le Prince des Étoiles, publié en 1964, apparaît l'Œcumène. Parmi les mondes créés par Vance, c'est le plus familier. S'il est situé dans un âge spatial, est-ce bien de la S.F. ? L'élément essentiel de la S.F. est le vaisseau spatial. Mais pour Vance, ces machines sont plus que des gadgets. Il les considère du point de vue du cœur humain, et donc apparaissent comme des objets convoités, les instruments ultimes de la liberté. Vance étant un fin observateur de ses contemporains, les vaisseaux spatiaux se retrouvent, le plus souvent, dans le rôle de biens de consommation. Un fait que beaucoup de lecteurs tendent à ne pas remarquer.

« Il eut aussitôt conscience d'avoir pénétré dans un lieu d'opulence. Un somptueux mobilier recouvert de panne jaune était disposé autour d'un sol en verre noir transparent qui scintillait de constellations représentant le ciel nocturne de la Vieille Terre. Sur un comptoir, il y avait une douzaine de maquettes de yachts spatiaux et des panneaux le long des murs s'ornaient de photos représentant de célèbres villes gaïanes. Assis à un bureau, l'agent de l'Intersol étudiait un prospectus. L'agent se leva. - En quoi puis-je vous être utile, Compère ? - Un ami m'a recommandé de visiter votre maison, et j'ai décidé de suivre son conseil. - J'en suis enchanté. Réaction qui, à en juger d'après l'attitude de l'agent, était plus conventionnelle que sincère. Guidé par l'expérience de nombreuses années, il avait évalué le poids de la bourse de Jubal et ne voyait pas de raison de montrer une cordialité exubérante. - Qu'est-ce qui vous intéresse, exactement ? - Peut-être voudrez-vous bien me renseigner sur l'ensemble de vos produits. - Les modèles que voici représentent notre production habituelle, mais naturellement nous sommes toujours prêts à travailler sur commande. Voici notre haut de gamme, le Vagabond Magellanique. Notez le promenoir avant et le salon arrière, l'un et l'autre vitrés en photokrometz. Il peut accueillir seize passagers, plus un équipage de six personnes. Les moteurs sont quatre dynos Furnos, deux Entrelacements Thrussex fonctionnant séparément, six équilibreurs Meung. Les aménagements sont excellents, sans compromis. Les instruments comprennent une paire de navigateurs transgalactiques indépendants l'un de l'autre avec plan de vol codé sur cadran pour n'importe quelle planète de l'Aire Gaïane. Le prix est de 327000 SVU. - Très séduisant, dit Jubal, mais cela outrepasse quelque peu mes moyens. L'agent hocha la tête sans surprise. - À l'autre extrémité de la gamme, il y a ce petit Téléflo, capable de recevoir six passagers et deux membres d'équipage. Les aménagements et le matériel sont de haute qualité ; les caractéristiques techniques correspondent tout à fait aux qualités requises. Le prix est de 18500 SVU. Nous sommes aussi, soit dit en passant, les représentants du Saute-Planète Cadet Devaunt à 9800 SVU. Jubal feignit de réfléchir, comme s'il calculait les fonds dont il disposait. » Un Tour en Thaéry.

Impossible d'être plus loin de la S.F. classique. La technologie se réduit à des noms de marques et au baratin marchand. Dans l'Œcumène, les voyages interplanétaires eux-mêmes perdent de leur superbe pour devenir des déplacements banals d'affaires ou de plaisir. Et l'explorateur de l'espace, héros des histoires de S.F., devient chez Vance un locator sans le sou et privé de statut social. Aucune menace extraterrestre ne pèse sur cette tranquille et bourgeoise civilisation vancienne. Quand il y en a une, elle est lointaine et somnolente comme le vague danger que la Chine représente pour la Pax Americana. Les extraterrestres de Vance, qui n'occupent pas une place importante dans son œuvre, sont de trois types. D'abord, on trouve des humains plus ou moins déguisés et exotiques comme les Lekthwans ou les Xaxans de Noplegarth.

Ensuite viennent les indigènes clownesques des aventures de Magnus Ridolf ou de Space Opera, où Bernard Bickel, le voyageur de l'espace musicologue, fait un commentaire qui parodie l'attitude des ethnologues amateurs : « Certaines de ces races extraterrestres sont merveilleusement habiles quand il s'agit de sentir les instincts de base de quelqu'un. » Le troisième type est composé de chats et de pigeons monstrueux, des animaux qui vivent parmi les hommes mais se préoccupent de leurs propres affaires. Les extraterrestres de ce genre, comme les Asutras, les Chaschs ou les Dirdirs, malgré leur consubstantielle indifférence à l'humanité, rappellent les démons du christianisme, car ils conduisent les hommes à se retourner les uns contre les autres et contre eux-mêmes. Quant aux robots, ces hommes-machines, leur absence totale est significative.

De même, Vance utilise rarement ce pilier de la S.F. qu'est le vaisseau de guerre. Un navire comme l'Isirjir Zuaspraide, dans Wyst, Alastor 1716, à l'inverse de l'Enterprise et de l'Étoile Noire, ces odes à la puissance de feu, ne s'engage pas dans des combats épiques mais fait de tranquilles démonstrations de force à l'instar des vaisseaux de l'Empire britannique. Il est même spécifiquement conçu pour ça, selon les règles de l'art naaetique dont le domaine d'application est la crainte admirative, la beauté et la grandeur associées aux vaisseaux spatiaux.

« En période d'insécurité, il est sage de déployer des symboles de sécurité. » Wyst, Alastor 1716.

Dans l'Œcumène, les engins qu'on appelle des fusées ont pour noms yachts privés, transporteurs et navettes. Ils nous conduisent paisiblement à notre destination, où nous ne rencontrons pas des extraterrestres, mais les fonctionnaires pointilleux, ennuyés ou corrompus qui peuplent les spatioports. En explorant les planètes au moyen de l'inévitable accessoire vancien, le dépliant pour touristes, nous ne découvrons pas des mondes sauvages, féeriques ou hyper-technologiques où les hommes luttent pour survivre dans un environnement aussi hostile qu'étrange. Ce mot, « étrange », est absent du vocabulaire vancien. Ses planètes sont pour la plupart des endroits ordonnés avec des maisons de campagne où vivent des gens de la classe moyenne. La couleur des cieux peut varier, la flore et la faune être exotiques, voire croisées avec des espèces importées, ces couleurs locales restent le reflet des différences que l'on trouve sur Terre entre la Californie et la France, ou les îles du Pacifique et le Cachemire. Chaque planète, dans son propre style, a des hôtels, des restaurants, des banques, des écoles et des orchestres. Sur les planètes civilisées de l'Œcumène, et même sur les mondes frontières, le taux de criminalité correspond à celui de la Terre aujourd'hui. Ce sont des mondes paisibles et respectueux des lois dont les habitants, ainsi que Vance le rappelle souvent, s'occupent de leurs affaires. Cette atmosphère banale et somnolente est parfaitement résumée par ces phrases :

« Les vaisseaux faisant le commerce d'aliments exotiques parcourent toutes les planètes habitées. L'antique Terre fournit peut-être un tiers de la masse globale de ces comestibles. Les vins de la Terre sont particulièrement recherchés. » Le Livre des Rêves.

Comment expliquer que les lecteurs de S.F. soient enthousiasmés par l'atmosphère exotique et l'étrangeté des planètes de Vance ? C'est qu'ils confondent atmosphère exotique et atmosphère tout court, la spécificité devenant de la bizarrerie. Pour le cœur éveillé de Vance, la familiarité contient tout le mystère et le merveilleux qui semblent être le domaine réservé de l'étrange.

« Il jeta un coup d'œil circulaire au paysage. Baigné dans la brume dorée de la fin d'après-midi, il semblait merveilleusement tranquille et beau, encore qu'imprégné d'une atmosphère d'ancienneté et même de mélancolie, comme un paysage vu dans la jeunesse dont le souvenir remonte en mémoire. » Space Opera.

L'Œcumène est sans nul doute une invention élaborée, cohérente et intriguante. Pour l'essentiel, il reste néanmoins la transposition d'un ensemble de variations propres à notre monde. Dans ce cas, pourquoi créer un tel futur ? Vance est un des écrivains les plus originaux de ce siècle. Parmi ses contemporains, le seul qu'il rappelle d'une manière significative est Wodehouse. Pour trouver des auteurs comme lui, il faut puiser dans le passé : son vocabulaire est rabelaisien, sa satire swiftienne et son comique picaresque évoque celui de Cervantès. Plus profondément, Vance est lié à ces classiques parce qu'il se soucie davantage de l'âme humaine que de raconter des histoires. Pour distinguer le bien du mal, la sagesse de la folie, la noblesse de la vulgarité, ces auteurs en appellent à des géants, à des chevaux qui parlent ou à de pauvres fous. Vance ne prend pas pour paramètres une quelconque « réalité actuelle », mais les limites de l'esprit de l'homme et de sa condition de mortel. La S.-F. explore des futurs possibles et spécule à leur sujet. Vance s'intéresse aux choses éternelles et immuables, à la toile de fond du grand spectacle de l'Histoire. Comme les auteurs cités plus haut, Vance est un artiste philosophe. Tous pratiquent un type d'art qui va au-delà du simple réalisme, ou de la pure fantaisie, parce qu'ils cherchent à construire des situations permettant l'élucidation optimale de problèmes humains difficiles, subtils et permanents. Comme Swift, qui imagine les pays de Lilliput et de Laputa pour s'exprimer sur la politique et la science, Vance invente et utilise le monde Koryphon, sa géographie et son histoire, pour dire ce qu'il pense de la conquête, des droits et de la dignité humaine. Vance n'est pas un auteur de S.F. ou de Fantasy, comme Les Voyages de Gulliver ne sont pas un conte pour enfants. Pourquoi alors ce recours aux aspects extérieurs de la S.F. chez Vance ? Son œuvre elle-même offre une explication. Dans les années cinquante, quand Ronald (dans Méchant Garçon), un garçon à la sexualité bafouée, moralement déficient et dépourvu, à son corps défendant, de talent artistique, tente d'imposer ses rêves égoïstes à un monde récalcitrant, sa carrière de pervers tourne vite court. Au XXIIe siècle, où les vaisseaux s'achètent comme les avions privés aujourd'hui, tandis que des zones sauvages voisinent avec la civilisation (on pense aux siècles passés, où pirates et vikings surgissaient le long des côtes), l'affaire est différente. Des garçons comme Ronald, des hommes comme Vogle Filchner ou Howard Hardoa, ont assez d'espace pour réaliser leurs rêves égoïstes et devenir les méchants de Vance. Comme les auteurs classiques qu'il affectionne, Vance est un humoriste. La comédie baigne son travail, donnant toute sa mesure dans ses livres de Fantasy, ainsi que dans ses œuvres les plus personnelles de sa récente S.F. : les chroniques de Cadwal et Escales dans les Étoiles. Le Monde Magique, l'autre univers vancien très connu, est parfaitement structuré dès la première histoire : Mizirian le Magicien. Les esprits imaginatifs de la génération de Vance furent troublés par le concept d'entropie. Ils s'inquiétaient du ralentissement de l'Univers et de sa mort éventuelle. Pour les générations suivantes, l'angoisse naquit du calcul de l'âge du Soleil et de la perspective de sa fin. Un monde magique, réaction humoristique à ce malaise imaginatif, est le prétexte au dialogue suivant, où l'aubergiste de Gundar répond aux questions de Cugel concernant la configuration des lentilles au-dessus du feu qui brûle au centre du village.

« Quant au feu et aux projecteurs, vous ne connaissez pas l'Ordre, pourtant universel, des Emosynaires Solaires ? Nous stimulons la vitalité du soleil ; aussi longtemps que notre rayon de vibration sympathique règle la combustion solaire, notre astre ne s'éteindra pas. Des stations semblables existent en d'autres lieux : à Azor Blue ; sur l'île de Brazel ; dans la ville fortifiée de Munt ; et à l'observatoire du Grand Gardien des Étoiles, à Vir Vassilis. - Je crains malheureusement que tout cela ait changé, fit remarquer Cugel en hochant tristement la tête. L'île de Brazel a depuis longtemps sombré dans les flots, Munt a été détruite, il y a mille ans, par Dystrophes. Je n'ai jamais entendu parler d'Azor Blue, ni de Vir Vassilis, pourtant j'ai beaucoup voyagé. - Voilà de sombres nouvelles. Ce qui explique le sensible affaiblissement du soleil. Nous ferions peut-être mieux de doubler le feu placé sous le régulateur. - Une question me vient à l'esprit, dit Cugel en remplissant les verres. Si, comme je le suppose, votre station Solaire Emosynaire est la dernière à fonctionner, qu'est-ce qui règle le soleil lorsqu'il se couche à Gundar ? - Je n'ai aucune explication à vous fournir, répliqua l'aubergiste en secouant la tête. Peut-être que, durant la nuit, le soleil se délasse et dort, d'une certaine manière. Mais ce n'est que pure conjecture. - Permettez-moi de vous proposer une autre hypothèse, dit Cugel. Il se peut que l'affaiblissement ait atteint un point tel qu'il soit impossible de le régler, si bien que vos effort, autrefois utiles, sont devenus inefficaces. - Tout cela dépasse mon entendement. » Cugel Saga.

Les spéculations de Cugel lui attirent des ennuis avec le Nolde de Gundar, défenseur de l'orthodoxie sociale, un personnage décrit par Vance, avec sa verve habituelle, comme le responsable officiel de l'inhibition des caprices et de l'anormalité. Car ces épisodes de Cugel, tout comme les histoires de Rhialto et une grande partie du cycle de Lyonesse, à l'image des contes de Boccace ou de Chauser, sont des fables ou des satires visant des situations parfois très actuelles. Préoccupé par les questions morales, et doté d'une tournure d'esprit plus empirique que théorique, Vance, moins spéculatif qu'observateur, voit la méchanceté et la folie humaines sous une forme concrète et contemporaine. La Fantasy est normalement une évasion dans un monde de rêve. Mais bien que son art soit le plus consolant de notre temps, Vance ne propose pas d'évasion. Comme La Fontaine, il nous présente notre reflet d'une manière implacable, mais bienveillante et discrète. À titre d'exemple, voilà une situation tirée de La Murthe, où l'ironie de Vance est à son zénith :

« Monté sur quatre hautes roues, un luxueux double divan de quinze coussins jaune d'ocre se rapprochait à vive allure. Enchaînée à un essieu, une créature à l'apparence humaine courait derrière dans la poussière. Ildefonse quitta son fauteuil et leva une main. - Holà ! ho, Zanzel ! C'est moi, Ildefonse ! Où te presses-tu et quel est cet être curieux qui s'évertue à te suivre ? Zanzel fit stopper le véhicule. - Ildefonse, et toi cher Rhialto ! Quelle joie de vous voir ensemble ! J'avais oublié que cette vieille route passait par Falu, et aujourd'hui j'ai plaisir à le constater. - C'est un grand bonheur pour nous tous, déclara Ildefonse. Et ton prisonnier ? Zanzel jeta un coup d'œil par-dessus son épaule. - C'est un séditieux que nous avons là. Du moins est-ce mon opinion. Je vais le faire exécuter dans un coin où son fantôme ne me portera pas la poisse. Que pensez-vous de cette prairie-là ? Elle est assez éloignée de mon domaine. - Et carrément sur le mien, gronda Rhialto. Trouve plutôt un endroit qui nous convienne à tous les deux. - Et moi alors ? cria le captif. J'ai peut-être mon mot à dire, non ? - Bon, alors qui nous convienne à tous les trois, concéda Rhialto. » Rhialto le Merveilleux.

Le luxe frivole du véhicule qui tire le prisonnier enchaîné, la bonhomie hypocrite, la superstition et la sauvagerie, dans quel autre contexte pourraient-ils être ainsi combinés? Vance a inventé un médium afin de nous éduquer et de nous corriger sans déchaîner une tempête de récriminations. La Murthe traite d'un sujet sur lequel tout réel débat est interdit : le féminisme, un épisode contemporain de ce que James Thurber appelle la guerre entre les hommes et les femmes.

« Je me promenais dans un paysage charmant où je rencontrai un groupe d'hommes, tous cultivés, au tempérament artistique et aux manières raffinées. Certains portaient des barbes soyeuses couleur noisette, d'autres des cheveux aux boucles élégantes ; tous étaient d'une cordialité peu ordinaire. Je ne ferai mention que des points saillants de ce qu'ils me dirent. Chez eux, toutes les possessions sont mises en commun, et la cupidité est inconnue. Pour que leur temps soit réservé au maximum à l'enrichissement de l'esprit, le labeur est réduit au minimum et partagé équitablement entre tous. Ils ont une devise : Paix. Jamais de coups, jamais de cris. Les armes ? Le mot seul les plonge dans l'angoisse. L'un de ces hommes devint mon ami intime et m'en raconta un peu plus long : - Nous dînons de noix, de graines et de fruits mûrs et juteux ; nous ne buvons que les eaux des sources les plus pures. Le soir, nous nous asseyons autour de feux de camp et chantons de joyeuses petites ballades. À certaines occasions, nous préparons un punch, appelé opo, avec des fruits doux et du miel naturel et chacun a le droit d'en boire une bonne gorgée. Cependant, nous aussi nous connaissons des moments de mélancolie. Regarde ! Lui là-bas, c'est le noble et jeune Pulmer, qui saute et danse avec une grâce merveilleuse. Eh bien, hier, il a voulu franchir le ruisseau d'un bond, a mal calculé son élan et est tombé dans l'eau. Alors nous nous sommes tous précipités pour le consoler, et bientôt il était heureux de nouveau. Je lui demandai : - Et les femmes ? Où se tiennent-elles ? - Ah ! les femmes, que nous révérons pour leur douceur, leur force, leur sagesse et leur patience autant que pour la délicatesse de leur jugement ! Parfois elles nous rejoignent autour du feu de camp et nous gambadons et jouons suavement avec elles. Elle prennent garde à ce que personne ne devienne ombrageusement extravagant, et les convenances sont toujours respectées. - Une vie pleine de grâce ! Et comment procréez-vous ? - Oh, oh, oh ! Nous avons découvert que si nous nous rendions très agréables, parfois les femmes nous accordaient de petites faveurs. »Rhialto le Merveilleux.

Digne de Swift, ce passage est encore plus féroce dans son contexte. La société décrite est une illusion générée par la force féminine résurgente. C'est un piège, prélude à la transformation de l'homme en femme au mépris de la grande loi prescrivant que l'homme soit l'homme et la femme, la femme. Sans avoir l'air d'y toucher, Vance nous prévient de l'insidieux pouvoir de métamorphose de l'idéologie féministe. Cette littérature est de la dynamite sociale. Quel scandale si quelqu'un osait mettre La Murthe au programme d'un lycée ! Vance, qui ne fut jamais prude, ni ignorant de l'évolution sociale persiste et signe, vantant des valeurs indémodables comme la pudeur féminine et le contrôle de soi masculin. Dans Wyst, Alastor 1716, il décrit la nature perverse de l'égalitarisme radical à la mode. Dans Cadwal, il s'attaque aux problèmes occultés de l'écologisme et nous offre ses satires les plus percutantes de l'idéologie de gauche.

« Milo dit à Glawen : - Peut-être devrais-je mentionner que Sunje soutient le programme des Nouveaux Humanistes, qui à leur tour sont le tranchant acéré des Pileurs. - Des ViPéleurs, si cela ne vous fait rien. - Ce sont des termes et des phrases appartenant à la nomenclature de la politique naturaliste, explique Milo à l'intention de Glawen. V, P et L sont l'initiale de Vie, Paix et Liberté. Julian est un membre ardent du groupe. Glawen commenta : - Avec un slogan pareil, comment quiconque ose élever la voix pour s'y opposer ? - Il est généralement admis que le slogan est la meilleure partie du programme, répliqua Milo. Julian ne releva pas cette remarque. Contrairement à tout bon sens, les opposants au grand mouvement VPL non seulement existent mais encore prospèrent comme de mauvaises herbes. - Il s'agit évidemment des MGEurs : les tenants de  Mort, Guerre et Esclavage. Ai-je raison ? demanda Glawen. » La Station d'Araminta.

Le Prince Gris ose remettre en question l'anti-colonialisme. Ce texte est un exemple intéressant de la finesse et de la variété de la méthode de Vance. Souvent on considère ce livre raté, car Elvo Glissam disparaît vers la fin. Les critiques n'ont pas compris le propos de Vance. Le protagoniste n'est pas Elvo mais Schaine. Elvo représente l'anticolonialiste avec laquel Vance sait que le lecteur s'identifiera de prime abord. Gerd Jemasze incarne le non- idéaliste que son expérience protège des fantômes intellectuels. Au début, il apparaît comme une brute et un butor. En excluant Schaine au milieu du livre, Vance renforce son action pédagogique, car nous prenons la place de la jeune femme. Le roman raconte le voyage intellectuel et affectif qui conduit Schaine d'Elvo à Gerd. Quand elle conclut qu'il faut rejeter Elvo et aimer Gerd, nous retenons la même leçon. A la fin, la suavité d'Elvo révèle son manque profond de délicatesse et son refus de regarder la réalité en face. Nous comprenons enfin qu'il est la victime dupée des ennemis d'une civilisation qu'il prétend défendre. Notre sympathie initiale pour lui devenant embarrassante ; comme Schaine, nous l'expulsons facilement de notre conscience. Ceux que la disparition d'Elvo perturbe risquent de ne pas apprécier pleinement l'œuvre de Vance. Évoquant la difficulté des lecteurs modernes à apprécier des auteurs classiques tels que le discret Xénophon, Leo Strauss écrit : « Avoir cette sensibilité était plus aisé pour le lecteur du XXVIIe siècle que pour celui d'aujourd'hui, qui a grandi entouré par la littérature brutale et sentimentale des cinq dernières générations. Les lecteurs modernes qui préfèrent naturellement Jane Austen à Dostoïevski auront un accès plus facile à Xénophon. »

Les livres de Vance paraissent simplistes à certains critiques qui jugent ses intrigues faibles. Mais ces apparences cachent la difficulté, car notre auteur doit être lu avec attention. Escales dans les Étoiles en est un bon exemple. Plus que les autres, ce roman peut passer pour une improvisation sans plan ni objectif. En réalité, c'est une méditation subtilement structurée sur l'immortalité. Articulés avec rigueur, les épisodes éclairent la vie vue depuis les limites imposées par le temps et la mort. Pour le lecteur capable de repérer les indices, le charme du livre est supplanté par un sentiment d'urgence qui ne pourrait pas être obtenu, ni soutenu, si le thème était traité de manière moins discrète. À la fin, cependant, on trouve un personnage pour qui le pire ennemi de tous, le colosse Temps, dominait de plus en plus son paysage mental. Les années avançaient, et pas moyen de leur faire rebrousser chemin. S'il est vrai que les opinions de Vance sont plutôt conservatrices, il ne peut être défini comme un simple conservateur. Sur Trullion existe une société où les fêtes sur la plage, l'amour libre et les drogues appartiennent à la vie d'un monde paisible et stable. Mais, exaspérés par les turpitudes de leurs aînés, certains jeunes se révoltent. S'efforçant d'être convenables, ils suivent des études sérieuses et souscrivent à une discipline collective et individuelle. Ce récit traite du mouvement pendulaire des phénomènes sociaux, un thème annoncé dans un des premiers récits de Vance : les colons de la planète Rhamnotis, arrivant du monde nommé Triskelion, décident de ne jamais tolérer la laideur qu'ils ont laissée derrière eux, et créent un paradis social.

Mais un culte apparaît, pratiquant la violence gratuite, la destruction et la profanation. Ses membres, adorateurs de la laideur, vont jusqu'à se nommer eux mêmes Les Gens Laids. De tels textes offrent matière à réflexion, la perspective de Vance étant d'une hauteur quasiment hellénistique. Sa génération voyait son temps comme un Siècle de Progrès, ainsi qu'il fut dit, en 1936, lors de l'Exposition internationale de Chicago. La technologie semblait garantir un merveilleux avenir. Si Vance n'a pas renoncé à cet optimisme, il reprend aussi le credo de Rousseau, affirmant que l'homme doit rester en contact avec la nature.

« Les hommes et les femmes urbanisés ne font pas l'expérience de la vie mais de l'abstraction de la vie, à des niveaux toujours plus élevés de raffinement et de séparation de la réalité. Ils deviennent névrosés, sont victimes de crises d'hystérie, ont des hallucinations et s'adonnent à des perversions sexuelles. » Le Livre des Rêves.

Voilà ce qui arrive quand l'art véritable est étouffé pour que la laideur ait les allures de la beauté. Jadis grande ressource spirituelle, l'art devient alors une tour d'ivoire. (Dionys : cette organisation consacrée à l'hyperesthésie.) Au nom de la liberté, on néglige la religion et la morale. Alors la capacité de s'émerveiller et d'admirer, tout comme le sens de l'invisible, disparaissent. L'excellence est disqualifiée au nom de l'égalité, aux dépens de ceux que Platon appelait des « Amoureux de la Beauté. »

« Il existe à l'ère présente des éléments rétrogrades [...] il y a un sentiment d'apathie et de frustration, né de la conviction que toute gloire a été conquise, que tout objectif valable a été atteint. » Le Prince des Étoiles.

Nous sommes prisonniers d'un monde pâlichon où règnent l'assurance maladie et le droit à la retraite. Les miettes de gloire qui restent vont aux héros du sport ou aux thaumaturges du lait pasteurisé et de la vitamine C, dont Vance dénonce la petitesse : un papillon qu'on dissèque, un coucher de soleil qu'on examine au spectroscope, l'éclat de rire d'une jeune fille qu'on psychanalyse. Les astrophysiciens sont à la recherche de vérités qui peuvent inspirer et élever, mais finalement leur travail ne fait que de renforcer le nihilisme ambiant. La Bombe jette aussi une ombre sur la science. Ironiquement, la technologie peut sauver l'humanité, à condition que les voyages spatiaux l'obligent à affronter la nature sur des planètes vierges. Voilà le message de Vance : nous devons regarder la réalité, pas au sens matérialiste du terme, mais à la façon des pré-modernes, avec sa majestueuse poésie et avec son mystère. Au-delà des considérations biographiques et historiques, la vision de Vance a une source plus élevée : sa large capacité de sympathie, ses opinions nuancées et modérées, voire son humour, sont la perspective naturelle de l'Être Ailé. Il n'est pas un réaliste (son regard n'est pas fixé sur le sol) ni un idéaliste, car il n'est pas fasciné par les nuages. À leur niveau le plus profond, les récits de Vance traitent de la tension entre l'impétuosité, la curiosité, le désir d'affirmation et d'épanouissement personnels et les limites de la nature et du possible, un conflit dont découle la nécessité du contrôle de soi et de la communion avec les autres. Nous pressentons l'existence de séduisantes extensions de l'espace, du temps et de la connaissance, ainsi que d'insondables infinis et de merveilles qui resteront hors d'atteinte de nos esprits assoiffés. C'est le dilemme qu'implique l'éveil de l'âme au miracle de la création. Plus d'une fois, Vance évoque l'image babylonienne de l'Être Ailé cueillant le fruit à l'Arbre de la Vie, un symbole auquel il est personnellement attaché. C'est la clé de son œuvre. Les ailes, comme la métaphore l'indique, ne servent pas à atteindre un royaume extérieur à la vie, mais à nous ramener vers sa source. Chez Vance, ce voyage ultime illumine les qualités picaresques des histoires. Comme tout ce qui est sérieux chez lui, les voyages sont souvent vus sous l'angle d'une farce, tel que le tourisme. Aucun autre écrivain n'aura accordé autant d'attention à ce phénomène majeur de notre temps. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, les Anglais et les Français allaient à Rome pour se nourrir des beautés et de la sagesse du passé. Aujourd'hui, Londres, Paris et Rome, à l'exception de la couleur locale, désormais disponibles sur Internet, perdent de leur qualité de portails ouverts sur des mondes invisibles. Magie Verte parle du genre de désir qu'inspirent encore ces villes. Vance a fait du tourisme le mal principal de quelques histoires. Dans Les Mystères de Maske, le méchant, afin de gagner assez de devises étrangères pour acheter un yacht spatial, tente de vendre la planète Maske – du moins ses plus belles régions - à un promoteur d'un autre monde, Hustler Wolmer, dont l'agence touristique, Au Bonheur des Gens, construit des hôtels adaptés à des groupes, ou modules, de quarante personnes. L'ironie caché de ce récit est que la passion de la mobilité et du voyage expose une planète à la menace du tourisme. Mais pourquoi cette fascination de Vance pour le voyage ? Vance aime les lieux, la façon dont ils diffèrent, les gens et les comportements qu'ils engendrent. Il apprécie l'exotisme et le pittoresque : les paysages, les objets, les us et coutumes qui varient d'endroit en endroit. Par-dessus tout, il chérit la spécificité de chaque site. Pourquoi ? Parce que sans cette spécificité, ces différences et ces variations, on ne s'apercevrait pas que l'on se déplace.

« La route partait en oblique à travers un marais de boue brune et de roseaux violets, s'enfonçait dans un bosquet de pouah-pouahs géants qui répandaient dans l'air une senteur fétide, ressortait au soleil et à présent le paysage avait changé. Là-bas, de l'autre côté de la rivière, il y avait le Payspaysan ; ici, c'était le Maunish ; rien n'était tout à fait pareil. [...] Gersen monta dans l'omnibus, qui démarra brusquement en cahotant ; le poste frontière sous le vaste feuillage du ling-lang bleu fut laissé en arrière. Le paysage était désormais celui du Maunish, différent de celui du Payspaysan ; du fait soit d'une mutation psychique, soit de caractéristiques immanentes, soit encore d'une modification de référence, Gersen, qui avait constaté bien souvent déjà des métamorphoses de ce genre, n'aurait pas su le dire. La campagne paraissait plus grande, le ciel plus vaste. Dans une atmosphère d'une clarté nouvelle, les horizons semblaient à la fois proches et lointains, selon un curieux paradoxe visuel. Dans la plaine, des arbres poussaient en bouquets et en taillis, par groupes de la même espèce : ginsaps, orpouns, ling-langs, flambos ; au-dessous, les ombres étaient d'un noir obscur et dense où semblait miroiter une étrange et riche couleur sans nom. Les maisons de ferme étaient à la fois moins fréquentes et plus vieilles ; hautes et étroites sans raison évidente, et situées loin de la route dans un isolement jalousement préservé. [...] Il traversa la place en direction de l'Hôtel Bon Ton et entra dans un hall obscur imprégné depuis des siècles d'odeurs de bois cirés, de cuir tombant en poussière, de coussins épais et d'exsudations locales indescriptibles. Le hall était désert : le bureau de la réception était éteint. Gersen frappa à un guichet jusqu'à ce qu'une petite dame âgée surgisse d'une arrière-salle. Elle demanda d'un ton aigre ce qu'il voulait. Gersen répliqua avec dignité. - Je désire me loger pour quelques jours. - Tiens donc ; où prendrez-vous vos repas ? - Où je trouverai les meilleurs menus. - C'est loin d'ici, au bord du lac, où les gens oublient les Critures et dorlotent leur ventre. Vous devez ingérer ce que nous jugeons à propos de servir ici, dans notre salle à manger. - Si c'est convenable. - C'est très convenable. La vieille femme le dévisagea d'un regard oblique. - Qu'est-ce que vous faites ici ? Venez-vous pour vendre des choses ? Elle réussit à charger le mot d'une implication à la fois paillarde et désapprobatrice. »Le Livre des Rêves.

Mais pourquoi se déplacer ? Pourquoi cette obsession d'aller de lieu en lieu, d'auberge en auberge ? Pour répondre à cette question, je dois demander au lecteur de s'adonner à un exercice cher aux magiciens vanciens : garder à l'esprit plusieurs idées en même temps. Un type de lieu que fait penser à un échiquier revient souvent dans l'œuvre de Vance. Plusieurs entre eu portent le nom : la Plaine des pierres dressées. En effet, Vance met souvent en scène le jeu d'échecs. Sous sa plume, les pièces deviennent presque des hommes engagés dans une guerre mais il nous fait comprendre que leur sort dépend de la forces de la logique. Vance aime les jeux, et il en a inventé beaucoup, en particulier le hadaul et la hussade. Ces deux sports se jouent sur des aires plus proches d'un échiquier que d'un terrain de base-ball ou de football. Bien qu'ils soient très physique et même violent, la stratégie, comme aux échecs, domine. La magie, chez Vance, est aussi un jeu de l'esprit, de logique et de langage, et aucun de ses personnage n'a davantage de puissance que ses magiciens. La force pure est loin d'être absente, mais l'invisible domine le visible. Le héros de Vance se fraye un chemin surtout grâce à la force de l'intelligence et de l'imagination. Comme dans De l'autre côté du miroir où Alice, comme un pion, s'aventure de case en case, l'individu, dans l'univers de Vance,   traverse les obstacles par le pouvoir de son esprit et sa répartie. Une bibliothèque, avec ses rayonnages pleins de livres, sont comme des échiquiers où le jeu se déroule dans les quatre dimensions de l'espace-temps, mais aussi dans celle de l'âme humaine. Dans les châteaux ancestraux des Royaumes des Runes, les bibliothèques sont remplies de Livres de la Vie. Relié en bois et enluminé, chacun est le témoignage de la vie d'un individu où sont recensés ses faits, ses pensées et ses rêves. Dans Escale dans les Étoiles, Wingo, l'artistique chef cuisinier, est hanté par le carnet de dessin vieux de quatre mille ans de Dondil Reske, âgé de treize ans. Pour Vance ce qui est humain est précieux :

« Quels grands esprits gisent dans la poussière [...] Quelles âmes splendides ont disparu dans les ères enfuies ; quelles merveilleuses créatures sont perdues dans la nuit immémoriale du temps... » Un Monde Magique.

Dans Troy, la Plaine des Pierres Dressées est une attraction touristique où les ancêtres des hommes-ombre jouent à leur grand jeu, un mélange de course et de combat, sprintant et sautant de dolmen en dolmen, ces monuments funéraires élevés à la mémoire des champions qui s'illustrèrent dans cette discipline. Ces pierres, ces colonnes, ces dolmens, ces statues et ces livres, comme les auberges de Vance, balisent le temps et l'espace. Ce sont des monuments laissés par les âmes qui nous ont précédés, les points fixes de notre milieu culturel. Dépositaires de la mémoire, ce sont des lieux de défi ou des positions stratégiques, des cases sur l'échiquier de la vie, des repères dans l'environnement essentiel de l'âme incarnée. Ici, il faut « procéder », pour utiliser le plus vancien des mots. Procéder est sa grande métaphore qui exprime la recherche de l'Arbre de la Vie, porté par les ailes du désir, symbole du cœur éveillé. Mais Vance nous transporte au-delà de l'espace et du temps. En traversant ses mondes, on atteint parfois ses ailleurs, les lieux vanciens ultimes. Ce sont les royaumes des démons, les Outremondes, les Paracosmos : Jeldred, Xabiste, Irerly, Tanjecterly, Thripsey Shee, La. Il ne s'agit pas de pays de rêves, mais des symboles de la puissance du rêve dans le monde, de la beauté qui existe uniquement dans l'œil de celui qui observe, et du contraste entre le désir et la réalité. S'ils ne sont pas directement satiriques, ils prennent leur poids quand on les voit comme des métaphores pour les mondes imaginaires dont la vocation est de métamorphoser la réalité, comme des « isms » tel que le pacifisme ou le communisme. Ces tentatives de manipulations évoquent la double pensée d'Orwell, ou ce que Thucydide écrivait des conditions de vie durant des révolutions, où même les mots devaient changer de sens. Ces lieux sont des environnements corrosifs qui ravagent le monde normal avec un terrifiant et inexplicable pouvoir.

« Vint l'heure terrible où la Terre vogua dans une poche de non-causalité, où toutes les tensions de cause à effet furent dissoutes. L'outil particulier (La logique) était inutile ; il n'avait aucune prise sur la réalité. Sur les cinq milliards d'hommes, seuls quelques-uns avaient survécu : les fous. Ils étaient à présent les seigneurs de cet âge, leurs discordances si exactement équivalentes aux inconsistances de la Terre qu'elles constituaient une bizarre sagesse sauvage. [...] Une poignée d'autres [...] se débrouillaient pour exister. [...] Ils étaient ceux qui avaient été le plus fortement chargés de l'ancienne dynamique causale. »Le Retour des Hommes

Ce sont des royaumes de folie, lieux de désirs incontrôlés. L'origine du démon Blikdak de Jeldred est expliquée comme suit :

« Blikdak, comme les autres, vient de l'esprit de l'homme. La suante condensation, la puanteur et l'horreur, les humeurs cloacales, l'extase brutale, les viols et la sodomie, les caprices scatophiles, les innombrables lubricités qui imprègnent l'humanité forment une vaste tumeur ; ainsi Blikdak a pris naissance... »Un monde Magique.

Être esclave du désir, c'est devenir un avatar du démon. Rejeter le démon revient à accepter les limites de la réalité. C'est ce qui sépare les méchants de Vance de ses héros. Refuser la réalité est une sorte de folie. Les méchants cherchent à devenir semblables à Dieu. Ils convoitent pouvoir, mobilité, immortalité. Ces hommes sont des génies constructifs. La malveillance, la perversité, la cupidité et la misanthropie ne les motivent pas. Leur moteur, ce sont de violents objectifs intérieurs. Les méchants de Vance sont des créateurs, des artistes. Saint Thomas d'Aquin définit la nature humaine par cette formule succincte : Ni ange ni bête. L'esprit humain aspire à l'immortalité et à la jouissance mais la matière et la mort lui barrent le chemin. Les artistes peuvent être considérés comme des esprits pour lesquels la pression du désir et la splendeur de leurs visions sont irrésistibles, des esprits qui, tentant de nier les limites de la réalité avec une force d'âme nietzschéenne, créent de nouveaux mondes (la projection de leurs désirs) où ils peuvent régner comme des dieux. Le Penseur des Mondes, la première histoire publiée de Vance, annonce ce thème qui parcourt son oeuvre. Motivé par un désir inhumain de statut social, Detwiler crée une réserve de chasse aux hommes, tout comme, plus tard, le feront les Dirdirs dans le cycle de Tschaï. Le prince démon Lens Larque, aiguillonné par la rebuffade des Methlen, se lance dans la création d'un monde par terraformage planétaire. Un autre prince démon, Viole Falushe, obsédé par l'échec d'un amour de lycée, se proclame plus grand artiste de tous les temps et fonde Le Palais de l'Amour, une tentative grotesque d'imposer la réalisation de l'impulsion érotique fondamentale : posséder l'être aimé. Dans Le Livre des Rêves, au titre judicieux, le plus extravagant méchant de Vance, Howard Alan Treesong, à l'instar de son créateur, a grandi dans une ferme. Il cherche à plier l'Univers à sa volonté. Usant de son imagination littéraire, Treesong se transforme en un groupe de paladins virtuels dont la force collective fait de lui un surhomme. Il connaîtra une fin pathétique, mais il convient de noter un point : l'art de Treesong, qui n'est en rien sa rédemption, obtient à la fin un succès remarquable bien que macabre. Les héros, à la différence des méchants, ne sont pas des génies constructifs. Le plus souvent, leurs actes sont négatifs, ou sont des réactions contre le mal. La victoire acquise, ils peuvent être insatisfaits comme Gersen ou Gastel Etzwane. Aillas est un conquérant et un bâtisseur parce que l'agression de Casmir l'y oblige. Et si Etzwane crée un gouvernement pour Shant, cela lui est également imposé par la nécessité, et puis c'est un acte de compréhension et d'adaptation de la réalité, et non pas une création ex nihilo. Vance semble presque dire que le mal est le moteur de la vie, l'adversaire indispensable pour réaliser notre potentiel. Qu'Adam Reith envisage à contrecœur de se priver de la violence stimulante propre au monde de Tschaï paraît appuyer cette interprétation. Ce n'est pas exact. Les héros vanciens son caractérisés par le renoncement, non l'épanouissement.

« Teehalt suivait des yeux les flammes dans la cheminée. Au dernier moment, Gersen ravala sa réponse. Teehalt l'exaspérait pour une raison simple et évidente : il avait éveillé sa sympathie, envahi sa pensée et l'avait encombrée de soucis nouveaux. Gersen était aussi fâché contre lui- même pour des causes obscures et profondément irrationnelles. Ses activités possédaient une importance si capitale que rien ne devait l'en distraire. Qu'arriverait-il s'il laissait sa sensibilité le dominer de cette façon ? Sa colère, loin de s'apaiser, ne faisait qu'augmenter. Entre ses propres sentiments et le monde décrit par Teehalt, il pressentait l'existence d'une relation si ténue que les mots ne pouvaient la cerner : une sensation de perte, et d'attente, la quête d'un complément indéfinissable... D'un geste brusque, il chassa de son esprit l'irritation et la colère que suscitaient ces interrogations. Elles ne feraient qu'amoindrir son efficacité. »Le Prince des Étoiles.

Les héros ne sont pas non plus des champions du droit décérébrés. À l'instar des méchants, ils connaissent le désir. Mais le désir de justice lui-même est difficile à distinguer de l'envie de vengeance. Cette vérité inquiétante est développée sous forme d'une farce dans Le Livre des Rêves. L'âme sensible de Treesong souffre des humiliations subies dans sa jeunesse. Lors de la vingt- cinquième réunion des anciens de son lycée, il expose sa philosophie.

« Je souscris à la Doctrine de l'Équilibre Cosmique : autrement dit, à chaque « tac » doit correspondre un « toc ». Passons au programme de ce soir. C'est un petit pastiche appelé Le Rêve de justice d'un noble écolier ! Quelle chance nous avons qu'ici même se trouvent bon nombre des participants aux circonstances qui ont été à l'origine de tout ! »Le livre des Rêves.

Les héros aussi subissent les insultes mais, plus réalistes, ils ne se montrent pas amers, prenant les choses moins personnellement et avec philosophie. Mais Gersen, par exemple, dont la sensibilité morale est très développée, est plus qu'un philosophe. Comme les méchants, c'est un homme de talent et un artiste, bien que d'une façon peu conventionnelle. Sans s'étendre sur ses dons théâtraux, c'est un artiste de la justice. Gersen n'est pas le seul héros-artiste de Vance. Gyl Tarvoch est sculpteur sur bois. Jantif Ravenstroke est peintre, et Gastel Etzwane est musicien. Mais leur art n'est pas au service de la folie. Il ne vise pas à créer une vérité, mais à connaître la vérité et à l'exprimer. C'est l'argument essentiel de Vance face à la modernité. Il le résume ainsi :

« - La franchise n'est jamais indiscrète, dit bravement Navarth. La vérité ne fait que refléter la vie : elle est toujours belle. - La beauté est dans l'œil de celui qui regard, dit Viole Falushe. »Le Palais de l'Amour.

Une telle connaissance du mal laisse penser que les histoires de l'auteur racontent ses propres voyages entre le désir et la réalité. Mais c'est uniquement dans l'art que les idées et les rêves se réconcilient avec la réalité et la vérité. En les explorant et en les exprimant, Vance soulage son âme par des plaisirs légitimes, élevés et bénéfiques. Ainsi, il cueille des fruit de l'Arbre de la Vie. Il est clair qu'il se moque des artistes à travers des personnages comme Navarth le poète fou ou Wingo le cuisinier, photographe des expressions d'humeur, ou dans des livres comme Les Baladins de la Planète Géante. Mais l'art, au sens pré-moderne (un chemin vers la vérité et la réalité) est le destin légitime et bienvenu du héros vancien. C'est l'art tel qu'il est conçu par l'ouest depuis les recherches de la vérité chère aux Grecs anciens. Chez Vance, l'art trouve aussi son expression dans une vie philosophiquement paisible et gracieuse. Vance évoque souvent l'importance de la beauté et le pouvoir de l'art. Souvent il profite des mêmes occasions pour lancer quelques pierres dans le jardin de la mondanité, la mère du modernisme.

« Les artistes allaient d'un côté à l'autre, dans ce sens-ci et dans ce sens- là : une pavane ? Une célébration bucolique ? Les déplacements sans but visible, les révérences, les entrechats et petits galops frivoles continuèrent sans développement ou altération, mais soudain naquit l'intuition déconcertante qu'il s'agissait non pas d'une comédie, d'un divertissement aimable, mais de la représentation de quelque chose de déprimant et de terrible : une évocation d'une tristesse navrante. [...] - Ingénieux, murmura Thorpe. Bien que sans forme. - Je note une certaine absence de discipline, remarqua Seaboro. Une exubérance louable, une tentative pour échapper aux formes traditionnelles, mais, comme vous dites, sans forme. »Space Opera.

De tous les héros-artistes, le plus intéressant est Gastel Etzwane car la musique est l'art qui touche le plus Vance. Pour Vance, la musique commence par le jazz. Cet enthousiasme est lié au courant caché qui traverse son œuvre : le pro-américanisme. La Planète des Damnés, un de ses premiers romans de S.F., est le seul où ce sentiment est ouvertement exprimé. Vance imagine que, dans les années mil neuf cent cinquante, la Terre est colonisée par une civilisation supérieure et bienveillante venue de l'espace. Ces colons d'apparence humaine sont d'une extraordinaire beauté, avec une peau semblable à de l'or poli. Cette situation est une transposition du colonialisme européen, et les Lekthwans, comme les Belges au Congo, fondent des écoles où les Terriens pourront progresser. Roy Barch, le héros de l'histoire, poussé par l'orgueil du mâle américain, parvient à avoir un rendez-vous avec une Lekthwane et l'emmène chez Hambone Kelly's (les signes les plus évidents du complexe d'infériorité de Barch sont omis) :

« Une musique assourdissante s'échappait jusque dans la rue. [...] - Les gens viennent ici pour danser, boire et écouter de la musique. - Passionnant ! De la danse expressive, je suppose, avec un symbolisme à dominante sexuelle ? - Eh bien, je n'en sais rien. C'est une danse énergétique, en tout cas. [...]   Je vous ai emmenée ici précisément pour écouter la musique : un genre spécial de musique qui est peut-être nouveau pour vous. Elle fit mine d'écouter. - Une polyphonie à huit voix, n'est-ce pas ? [...] Sur une scène en hauteur officiaient sept musiciens : trompette, clarinette, piano, batterie, banjo et tuba. Ils jouaient avec brio, déversant dans la salle une musique claire et entraînante. - C'est le Yerba Buena Jazz Band. Le morceau qu'ils interprètent s'appelle Weary Blues. [...] La musique arrivait par vagues, la trompette sonnant comme une onde de pure énergie, le trombone, sombre, âpre, rauque, la clarinette pareille à un oiseau de feu. Puis vinrent le roulement final des percussions, le soupir de soulagement du public, du fond du corps, des poumons, de la gorge. Barch se tourna vers Komeitk Lelianr. - Qu'en pensez-vous ? - Cela semble bruyant et émotionnel. - C'est la musique de notre temps, dit Barch avec ferveur. Elle reflète l'âme de notre race, l'essence de la créativité contemporaine. [...] - Très intéressant, mais c'est trop carré, trop brutal. - Pas du tout, s'écria Barch, sans même savoir quelle proposition il tentait de contredire. Il continua à parler avec volubilité, dans l'espoir d'éveiller en elle une quelconque curiosité pour le jazz et, par extension, pour sa personne. - Selon votre échelle du temps, nous sommes un peuple jeune. Votre propre monde est calme, et votre peuple, installé, satisfait. La Terre est différente ! C'est une époque excitante pour ses habitants ; plus encore depuis l'arrivée des Lekthwans. Chaque jour est neuf, frais ; chaque jour voit naître une entreprise, et s'accomplir un progrès... Nous vivons avec ce goût, cette passion pour le futur. Un dynamisme qui s'exprime aussi en musique. [...] Je veux dire, l'esprit de cette partie du monde. Sur d'autres continents, les gens vivent différemment, et leur musique est différente. [...] Mais nous sommes la force dominante, les chefs... jusqu'à la visite des Lekthwans. Elle rit de bon cœur. - Pendant un moment, vous l'aviez oublié. »La Planète des Damnés.

Roy Barch n'est pas Jack Vance, mais l'amour du jazz et la foi en la supériorité de l'Amérique baigne toute son œuvre. La conception - plutôt étroite - du monde que se font les américains, qui se trouve reflétée par certains aspects de l'Œcumène, sa taille, sa tranquillité quelque peu insipide, n'est pas une approbation mais une exploration. Conscient de la fragilité et de la relativité des choses, Vance place cette ardente déclaration dans le contexte d'une Amérique franchement dépassée, et l'adresse à une femme appartenant à une culture supérieure, même si, de façon touchante, il ne s'agit que d'une connaissance théorique élémentaire de la musique et de Margaret Mead - peut-être le souvenir d'un événement survenu dans la jeunesse de Vance, issu d'un milieu modeste ?

Vance reste un homme simple. Comment est-ce possible alors qu'il a produit une œuvre si forte, profonde et fine ? Cette question peut être ignorée. Depuis Abraham Lincoln, il n'est pas le premier grand Américain venu d'un milieu modeste. Partout et toujours, là où existe la liberté, les grands esprits vont de l'avant. Les vérités essentielles sont écrites dans nos cœurs et sur le monde qui nous entoure. Elles s'offrent à tous ceux qui veulent les lire, même les illettrés. Intéressons-nous plutôt à la technique littéraire de Vance. Elle, par-contre, ne doit pas être ignorée, car Vance est un des grands maîtres de l'anglais. Comme je l'ai déjà mentionné, Vance ressemble à Wodehouse. Tous deux dissimulent leur profonde connaissance de l'âme humaine sous une bonne couche de comédie. Wodehouse est aussi un maître de l'anglais frappant d'originalité. Sa technique consiste à construire ses histoires non pas avec des mot et des phrases inventés, mais en utilisant des expressions toutes faites. Beaucoup d'Américains aiment Wodehouse parce qu'il leur semble si exotiquement anglais. Mais dès qu'il découvrit l'argot américain, il n'hésita pas à y recourir. Vance aussi se régale de l'argot et des expressions toutes faites, à cela près qu'il invente souvent les siennes. La véritable similitude entre les deux auteurs est leur extraordinaire sensibilité aux mots. Je ne parle pas de préciosité, car, comme Vance et Wodehouse aiment à le souligner, c'est souvent du pur snobisme qui passe pour de la sensibilité. Pour eux, le langage n'est pas un flacon de parfum à respirer délicatement. Ils ne regardent non plus les mots comme des briques à empiler. Pour eux, ce sont des êtres vivants : aimables, solennels, réfractaires ou joyeux, qui sautent et gambadent sur une page tels des animaux enchaînés avides de s'échapper et de suivre leur propre chemin. Vance est souvent admiré pour son style, qualifié de baroque. Mais au contraire ; artiste profond, il ne se préoccupe pas du style. Son utilisation des mots, aussi brillante et charmante soit-elle, vise à atteindre un objectif. C'est la clarté, pas le style, qui distingue son écriture. Ses mots nous touchent comme le théâtre et la peinture, illuminant notre œil mental. La magie de la  « voix » de Vance n'est pas une gesticulation stérile, mais le résultat de son vocabulaire et de sa maîtrise du sens des mots. Lire Vance, c'est recevoir des impressions distinctes. On peut supposer qu'il décrit beaucoup, mais ce n'est pas le cas. Pensons à Shylick, le gobelin charpentier. On le voit clairement : des oreilles pointues, des yeux qui clignent sans cesse, une barbe, un corps de gorille avec de courtes jambes noueuses et de longs bras poilus. En somme, un leprechaum simiesque. Pourtant, il n'y a aucune description de lui, sinon cette phrase : frappant le sol avec son grand chapeau vert. L'écriture de Vance, loin d'être une écriture du style, se révèle purement fonctionnelle. Ses phrases sont là pour accomplir une tâche et générer un ensemble de contrastes. En utilisant les mots, il ne vise que l'efficacité. Les traductions de Vance en français sont surprenantes de qualité, étant donné qu'il fait parti des écrivains que l'on pourrait qualifier d'intraduisibles.
Mais il faudrait néanmoins lire ses livres en anglais pour les apprécier pleinement.
L'exemple ci-après comporte quelques traductions françaises délibérément littérales, afin de marquer l'importance du choix des mots anglais :

« - Madame, I regret that Cugel and I must enter the cabin and conduct you to your proper berth. ( - Madame, je regrette que Cugel et moi devions entrer dans la cabine et vous conduire à votre couchette. ) - I will place a taint. (- Je vais placer une tare. ) Varmous looked toward Cugel with puzzled blue eyes. - What does she mean by that ? (Varmous tourna vers Cugel des yeux bleus plein de perplexité. - Que veut-elle dire ?) - I am not quite clear, said Cugel. But no matter ! Caravan regulations must be enforced. This is our first concern. - Quite so ! Otherwise we invite chaos. - Here, at least, we are agreed ! Enter the cabin ; I stand resolutely at your back ! ( - Je n'en sais trop rien, dit Cugel. Mais peu importe ! Il faut faire respecter les règlements de la caravane ; voila notre premier souci. - Tout à fait ! Autrement nous favorisons le chaos. - Là dessus, au moins, nous sommes d'accord ! Entrez dans la cabine ; je me tiens résolument derrière vous !) Varmous settled his blouse, squared the hat upon his golden curls, pushed the door ajar and stepped into the cabin, with Cugel on his heels… Varmous uttered a strangled cry and lurched back into Cugel, but not before Cugel discovered an acrid stench so vile and incisive that his teeth felt tender in their sockets. (Varmous tira sur sa blouse,  remit son chapeau à l'équerre sur ses boucles d'or, entrebâilla la porte et fit un pas dans la cabine, Cugel sur ses talons…  Varmous émit un cri étranglé, vacilla et recula violemment en plein dans Cugel, mais pas avant que celui n'a découvert une puanteur âcre, si vile et incisive que ses dents manquèrent de se déchausser.) Varmous stumbled to the rail, leaned back on his elbows and looked blearily across the deck. Then, with an air of great fatigue, he climbed over the gunwhale and lowered himself to the ground. (Varmous tituba à reculons jusqu'au bastingage où il s'accouda, fixant le pont d'un regard chassieux. Puis, d'un air de grande fatigue, il grimpa par- dessus le plat-bord et descendit jusqu'au sol.) »Cugel Saga.

Cette lecture est une expérience plus viscérale que littéraire. En l'examinant de près, nous sommes surpris de ne point trouver du style ; nous voici devant une machine littéraire purement fonctionnelle. La première phrase, formelle, exprime une raideur tranquille, indiquant ainsi que Varmous est l'autorité même, la voix officielle. Mais après la réponse énigmatique de Mme. Nissifer, il se révèle humain ; son assurance s'étiole, il se tourne, un peu perdu, vers Cugel et lui pose une question toute ordinaire. La menace de Nissifer - en anglais : I will place a taint  - est traduit dans la version française : Je vais lancer une infection , ce qui est bien plus explicite que la phrase originale. Car Nissifer les menace de quelque chose de tactile et désagréable, mais pas nécessairement plus grave ; cela n'a pas l'air trop dangereux, et de plus, Cugel évoque des principes de discipline chers à Varmous. Celui-ci se montre alors rasséréné par les paroles de Cugel, et qui de fait reprend son rôle officiel à grands renforts de gestes carrés et décidés. Ayant ainsi préparé son piège, Vance nous jette dedans. Avec Cugel nous ne sentons pas l'odeur,  mais découvrons celle-ci comme s'il s'agissait d'un monde nouveau. Vance nous sert avec violence ce mot anglo-saxon peu ragoûtant, stench. Il se sert d'un seul adjectif pour le definir; âcre. Mais c'est par deux constructions toutes vancienne qu'il nous fait vivre cette odeur. La première juxtapose deux mots, dont l'association n'a jamais été tentée auparavant par aucun écrivain : vil et incisif. La seconde, ayant une même racine avec incision, rend la référence aux dents - totalement imprévisible - particulièrement efficace. Et puis, sans perdre un mot, Vance nous fait sentir le délabrement vestimentaire de Varmous, tres habilement préparé quelques lignes plus tôt, sans aucune description, se contentant simplement de nous évoquer ses gestes. Une technique si magistrale ne peut servir un art mineur car seul les grands artistes en ont besoin. La marque des écrivains majeurs, c'est voir le monde du point de vue de Dieu. Comme le dit Tocqueville, Dieu ne pense jamais à l'humanité en général. Il voit simultanément et séparément tous les individus qui la composent, avec leurs ressemblances et leurs différences. En conséquence, il n'a pas besoin d'idées générales englobant un grand nombre d'objets analogues sous une seule étiquette afin d'y penser avec plus de facilité. Vance ne perd jamais l'ensemble de vue. Quand il décrit un enfant adorable, il ne mentionne pas systématiquement qu'il se fait dessus, mais une telle largeur de perspective éclaire ses récits. Les grands écrivains sont importants parce qu'ils nous montrent le monde de manière intelligible sans omettre sa complexité. Beaucoup d'écrivains actuels traitent des individus et de leur intimité. Seuls les géants peuvent aborder des sujets humains plus vastes sans tomber dans le piège du roman à thèse ou du réalisme sordide. Dostoïevski, Henri James ou Soljenitsyne ont la profondeur d'esprit et de vue requises. Différent de ces auteurs, comme Watteau l'était de Le Brun et des autres artistes qui l'ont accueilli à l'Académie, Vance a une stature analogue. Comme eux, il s'attaque à de grands sujets, le sort de l'Innocence par exemple. Vance est un des rares contemporains qui préfèrent la joie et la douceur à leurs contraires. Mais cela ne devient jamais mielleux, car la fragilité de la beauté est toujours présente à son esprit. Pour lui, outrager l'innocence est le pire des crimes. Beaucoup de ses héros souffrent de traumatismes liés à l'enfance. Le père de Gil Tarvok est lobotomisé par les fonctionnaires d'une société déshumanisée. Suldrun est poussé au désespoir par un père despotique et une mère qui la délaisse. Glyneth est réduite en esclavage par un ogre libidineux et cannibale, Arbogast. Dans Le Palais de l'Amour, Gersen doit retrouver deux filles terriennes enlevées et vendues des années plus tôt. Il les localise dans l'Au-Delà, sur Murchison, dans la cité de Sabra où s'est établi Gascoyne, un marchant d'esclaves qui, grâce à une gestion rigoureuse de son stock, est à même de fournir à ses clients des services efficaces à des prix raisonnables.

« Il y eut un panneau énorme en rose et bleu sur la façade :
'MARCHÉ GASCOYNE Esclaves de choix pour tous usages'
Deux belles femmes et d'un homme costaud y était dépeint. En bas une légende affirmait : La Garantie de dix points de Gascoyne est justement célèbre. Gascoyne était un homme au physique agréable, d'un âge indéterminé, avec des cheveux noirs ondulés, une moustache noire de style et des sourcils expressifs. Son bureau était simple et sans formalité, avec un sol nu, un vieux bureau de bois, un écran d'informations montrant l'évidence de beaucoup d'usages. Sur le mur était une plaque où la fameuse Garantie de dix points de Gascoyne était gravée en lettres d'or ornées de festons écarlates. Gersen expliqua la raison de sa visite : - Il y a environ vingt à vingt-cinq ans, vous êtes allé sur Sarkovy, où vous avez acheté deux femmes à un certain Kakarsis Asm. Elles s'appelaient Inga et Dundine. Je serais très désireux de retrouver ces femmes. Peut-être aurez- vous l'amabilité de consulter vos archives ? - Avec plaisir, répondit Gascoyne. Je ne peux pas dire que je me souvienne de cette circonstance, mais... Il alla à l'écran d'information et pendant un moment s'occupa des boutons et des cadrans n'évoquant que des éclairs bleus, puis subitement un visage grimaçant qui disparut en papillotant. Gascoyne secoua la tête tristement. - Si c'était une pierre il serait aussi utile. Il faudrait que je la fasse réparer... Bon, nous allons voir. Par ici, je vous prie. Il entraîna Gersen dans une arrière pièce aux murs couverts de dossiers. - Sarkovy. Je n'y vais guère souvent. Un monde pestilentiel, berceau d'une race mauvaise. Il consulta les dossiers, une après l'autre. - Voilà. Ce doit être ce voyage-là. Il y a trente ans, même ! Voyons... Ah ! Que de souvenirs éveillés par ce vieux grimoire ! Le bon vieux temps, c'est plus qu'une expression banale... Quels noms déjà ? - Inga et Dundine. J'ignore leurs noms de famille. - Peu importe. Les voilà. Il copia des chiffres sur un bout de papier, puis sortit un autre dossier et se référa aux numéros en question. - Toutes deux ont été vendues ici, sur Murchison. Inga est allée à l'usine Qualag. Vous savez où c'est ? La troisième sur la rive droite du fleuve. Dundine est à l'usine Juniper, sur la rive gauche, presque en face de Qualag. J'espère que ces femmes n'étaient pas des amies ou des parentes ? Comme bien d'autres, mon métier a des côtés désagréables. Chez Qualag et Juniper, les femmes vivent une existence saine et productive. Certes, elles ne sont pas gâtées, mais qui l'est dans cette vie ? Levant les sourcils, il fit un geste dépréciateur autour son bureau austère. Gersen secoua la tête avec une sympathie oblique.
Il remercia Gascoyne et partit. L'usine Qualag consistait en une demi-douzaine de bâtiments de quatre étages groupés autour d'une cour. Gersen entra dans le hall de réception, qui étaient orné d'échantillons de tapisserie. Un secrétaire male pâlichon aux cheveux vernissés s'enquit de ce qu'il désirait. - J'ai appris par Gascoyne que Qualag a acheté, il y a trente ans, une femme nommée Inga, facture 10V623. Pouvez-vous me dire si elle est toujours employé par vous? Le secrétaire alla mollement consulter un répertoire, puis il alla dire quelque mots dans un interphone. Gersen attendit. Dans le bureau arriva une grande femme au visage placide, lourde de bras et de jambes. Le secrétaire parla d'un ton irrité. - Ce  monsieur là désire avoir des nouvelles d'Inga, B2-AG95. Il y a une carte jaune avec deux repères blancs, mais je ne trouve pas la référence. - Vous cherchez dans le dortoir F. Les B2 sont toutes dans le A. La femme trouva la référence correcte. - Inga B2-AG95. Morte. Je me souviens très bien d'elle. Une Terrienne qui se donnait des airs. Toujours en train de se plaindre de ci ou de là. Elle a commencé dans les ateliers de teinture alors que j'étais conseillère en divertissements. Elle travaillait dans les bleus et les verts qui ne lui ont pas réussi ; enfin elle s'est jetée dans une cuve d'orange cendré. Il y a déjà longtemps de cela. Comme le temps passe ! »Le Palais de l'Amour.

L'humour insistant bien que discret de Vance, loin de nous voiler le côté pathétique du crime, le souligne en indiquant ce qui le rend banal et donc possible. Tous les détails - les expressions tel que gestion de stock, ou l'usage que fait Gersen du mot employé -  ont leur place dans le jeu d'ironie vancien qui ici nous peint le destin d'une étincelle d'humanité inconnue, arrachée à sa famille et ses amis, utilisée comme une chose et, enfin, rayée de l'existence. Tous les noms utilisés par Vance, comme à l'accoutumée, ont leur sens : Inga (gaîté), Dundine (innocence), Murchison (commerce sans âme), Sabra (lointaine lieu sans éthique chrétienne), Gascoyne (brutalité suave), Qualag (goulag), Juniper (un goulag dissimulé par des fleurs). Les couleurs du panneau sont en contraste évocateur avec son contenu. Que Gascoyne ait oublié le nom des femmes et soit obligé de chercher un numéro de facture, tous les chiffres de référence, voilà des voiles d'indifférence posés doucement sur les âmes. Le visage grimaçant, c'est un aperçu du coeur de Gascoyne, qui a plus besoin de réparation que l'écran. Voilà Vance tout entier ; un style robuste et discret, une douce largeur d'esprit derrière laquelle tremble un sens aigu de la beauté fragile de l'âme humaine, de la valeur de chacun de ses instants de conscience. Vance ne détourne pas le regard face au spectacle souvent scandaleux et décourageant de la réalité, mais cela ne le précipite pas vers le cynisme que choisissent tant d'autres, et il ne se moque ni de la foi, ni de l'espoir, ni de la charité. Le pessimisme consiste à croire que le mal triomphera, et le cynisme est une manière d'approuver cette thèse. Si glacialement ironique que semble Vance, son attitude envers le mal n'est teintée ni par l'un ni par l'autre. Mais elle ne se révèle pleinement que d'une perspective théologique depuis laquelle la lutte du démon contre Dieu est vue comme celle opposant le non-être à l'être. Des personnages comme Mélancthe incarnent le non-être. Le passage suivant raconte une escarmouche de la guerre évoquée plus haut.

« Mélancthe s'adossa à son siège et but pensivement de petites gorgées du vin de son gobelet. Elle finit par prendre la parole d'une voix égale et douce, encore qu'une oreille subtile y aurait détecté des nuances de moquerie et d'agacement. - Étonnant que de chastes petites vierges comme Glyneth réussissent à susciter de tels fols déploiements de bravoure, alors que d'autres personnes d'une valeur égale, peut-être déparées par un goitre ou une ou deux marques de variole, peuvent gésir en proie à la souffrance au fond d'un fossé et c'est tout juste si on les remarquera. Shimrod eut un rire mélancolique. - Le fait est réel ! L'explication se trouve dans des songeries et des concepts idéaux bien plus forts que la justice, la vérité et la compassion réunies. Mais pas dans le cas de Glyneth. Elle déborde de bonté ; jamais elle ne passerait son chemin en laissant des gens dans le fossé. Elle est toujours de bonne humeur ; elle est loyale et pure comme la clarté du soleil ; elle apporte de la joie au monde par sa seule existence. Mélancthe parut déconcertée par la ferveur des remarques de Shimrod. »La Perle Verte.

Bien que Glyneth est gaie, fidèle et pure, comme Vance nous le dit, c'est finalement sa simple existence - son Ecce pour utiliser le mot latin - qui réjouit le monde. Nous voilà devant l'essence même de Vance : la conscience de l'Ecce, c'est-à-dire du mystérieux acte d'être à la base de tout ce qui est réel. Cette conscience rare et merveilleuse fonde la théologie chrétienne (opposée au bouddhisme, qui prétend que la réalité est une illusion). C'est le but de la prière et la source du bonheur.

« Chaque événement de l'existence, comme chaque grain de sable, est une merveille en soi. » Escale dans les Étoiles.

Copyright : Paul Rhoads, juin 1998 Extrait de : Jack Vance : Critical Appreciation and a Bibiography A. E. Cunningham National Bibliographic Service Boston SPA, Wetherby West Yorkshire, LS23 7BQ Angleterre À paraître
Traduit et adapté par Pierre Mussard
texte réarrangé par Paul Rhoads avec l'aide de Philippe Monot .


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