Une esquisse biographique et une
appréciation littéraire de Jack Vance par David B. Williams (Traduction de l’anglais par Patrick Dusoulier,
février 2006)
Préambule
Quelques remarques
liminaires : Cet article est encore en
chantier. Ma motivation initiale était d’apprendre le maximum de choses sur mon
écrivain préféré, et sur ses œuvres. Plutôt que de garder jalousement ces
informations pour moi, j’ai investi beaucoup de mon temps et de mon énergie afin
de rédiger ce texte, car c’est un véritable bonheur de faire partager son
enthousiasme à d’autres.
J’ai procédé comme pour un
ouvrage en patchwork, en cousant ensemble des citations et des informations
provenant de plus de soixante sources différentes, incluant des interviews de
Vance, des comptes-rendus de visites faites chez lui et d’apparitions de Vance
en public, ainsi que son propre essai autobiographique et les souvenirs de
Norma tels qu’ils ont été publiés, sans oublier la biographie de Frank Herbert
écrite par son fils Brian, de nombreux articles de critiques, et mes propres
heures de conversation personnelle avec Jack. J’ai préféré ne pas encombrer le
texte de références comme il est d’usage de le faire dans les ouvrages
académiques, mais je serai heureux d’en fournir le détail à quiconque
souhaiterait les avoir. La version finale comportera une liste complète de ces
références.
Le texte comporte deux
parties : d’abord, une biographie résumée, avec des commentaires sur
chaque nouvelle et roman de Vance, dans l’ordre de leur parution ; et une deuxième
partie consacrée à des discussions portant sur divers sujets qui ne se prêtent
guère à une présentation chronologique. La plupart du temps, j’ai choisi de
citer des analyses critiques avec lesquelles j’étais d’accord, mais j’ai
également incorporé des commentaires qui apportent un point de vue différent
sur l’œuvre de Vance.
Il reste des lacunes à combler,
et elles sont indiquées entre crochets avec la mention « À venir ».
Les lecteurs remarqueront certains endroits où le texte est peu nourri. Il
subsiste quelques interviews que je n’ai pas encore réussi à me procurer, et
j’ai la ferme intention de parcourir tous les articles sur Vance qui ont pu
paraître aussi bien dans les magazines consacrés à la SF que dans les magazines
d’intérêt plus général, à la recherche de précieuses pépites de critiques
intéressantes. Il y a également de nombreux collègues professionnels et de fans
qui ont pu rencontrer Jack Vance, sans avoir relaté ces rencontres. C’est avec
reconnaissance que je recevrai leurs remarques, corrections et ajouts à ce
texte sur la vie et l’œuvre d’un auteur remarquable.
* *
*
LE PENSEUR DE MONDES
« J’ai une théorie personnelle selon laquelle les
titres des premiers textes publiés par un auteur ont une signification
symbolique. Ils semblent préfigurer l’évolution d’une carrière. » Barry Malzberg, introduction à The Best of Jack Vance

John Holbrook Vance est né à San
Francisco le 28 août 1916, de Charles Albert et Edith (née Hoefler) Vance. Sa
généalogie remonte à la conquête de l’Angleterre par les Normands. Trois frères
De Vaux débarquèrent avec Guillaume le Conquérant et s’installèrent dans le
Yorkshire, et une branche cadette partit dans le Wigtownshire, à cent trente
kilomètres de Fairlie, dans l’Ayrshire. Le lignage de Vance s’est établi de
longue date en Californie, un de ses arrière-grands-pères s’y étant installé
onze ans avant la grande ruée vers l’or.
Vance était le troisième d’une
famille de cinq enfants (deux frères plus âgés, un jeune frère et une jeune
sœur). Sa famille vivait dans l’aisance, et il a passé son enfance dans une
grande maison située dans Filbert Street, avec une vue sur la baie de San
Francisco. Et puis son père a pratiquement abandonné sa famille pour passer la
plupart de son temps dans un ranch qu’il possédait au Mexique ; il a fallu
louer la maison de Filbert Street pour permettre à sa femme et à ses enfants de
vivre.
Le grand-père maternel de Vance,
L.M. Hoefler (L.M. pour Ludwig Mathias), était un avocat célèbre de San
Francisco (c’est lui qui a importé d’Italie et offert les deux statues de
marbre représentant des athlètes, et qui ornent encore aujourd’hui l’entrée de
l’Olympic Club de Post Street). Il avait acheté un ranch près d’Oakley, dans le
delta de la rivière Sacramento, pour y passer les week-ends. C’est là qu’Edith
et ses cinq enfants s’installèrent, et que Vance passa ses années d’école comme
un gamin de la campagne, à nager, faire du cheval, camper, faire voler des
cerfs-volants, grimper aux arbres, et lire des livres.
Vance considère cet emménagement
à la campagne alors qu’il était encore enfant comme l’événement le plus
important de son existence. La fenêtre de sa chambre donnait sur des collines,
des vergers et des bois, avec dans le lointain le volcan éteint qu’on appelle
le mont Diablo. Vance absorbait tout ce qu’il voyait, entendait et sentait,
ainsi que les humeurs et les sentiments évoqués par ces paysages, et il s’est
servi de ces impressions plus tard dans ses écrits.
Vance a décidé très jeune de
devenir écrivain. Sa première œuvre de fiction, écrite alors qu’il avait neuf
ans, et qu’il n’a jamais terminée, était une histoire de cow-boy tapée avec un
doigt sur la machine à écrire du bureau de son grand-père. Il lisait aussi des
contes de fées, qui lui donnèrent l’envie d’en écrire lui-même. « Quand
j’étais gamin, neuf ou dix ans, j’ai commencé à écrire des contes de fées qui
se passaient toujours dans la même forêt, pleine de magie… » Il avait envoyé
un récit d’aventures dans les mers du Sud au Saturday Evening Post, mais il n’a jamais reçu de réponse, pas même
un mot de refus poli.
Le jeune Vance était un lecteur
vorace. « À quinze ans, j’avais déjà lu dix fois plus de livres que ce que
quelqu’un lit en moyenne pendant toute une vie. » Son intérêt pour la
littérature fantastique s’est manifesté très tôt. Sa mère possédait une
bibliothèque bien garnie, comprenant en particulier la série des Oz, Tarzan chez les singes de Edgar Rice
Burroughs, et plusieurs romans de Jules Verne. Vance se souvient d’avoir lu et
relu maintes fois l’Île Mystérieuse. Il
avait recherché d’autres aventures de Tarzan, et c’est ainsi qu’il a découvert
les romans du cycle de John Carter de Mars, de Rice Burroughs.
Il dévorait également les romans
de SF pour la jeunesse écrits par Roy Rockwood, puis il passa aux magazines
« pulp ». La boîte aux lettres du ranch était à deux kilomètres de la
maison, et Vance raconte que « le jour où je pensais que le nouveau numéro
de Weird Tales devait être arrivé, je
faisais le bout de chemin jusqu’à la boîte aux lettres et je jetais un coup
d’œil dedans, et j’étais très triste si mon Weird
Tales n’était pas encore là. » Comme une sorte de signe prémonitoire,
le jeune Vance rencontra le célèbre auteur de SF, Stanton A. Coblentz, lors
d’une réception chez sa tante. (Coblentz, qui éditait également une revue de
poésie, n’a pas jugé bon d’encourager Vance dans ses essais poétiques.)
Vance a commencé ses études
secondaires à onze ans, et c’est à quinze ans qu’il a obtenu l’équivalent du
bac aux USA. Il s’est décrit comme ayant été un garçon très intelligent,
arrogant, introverti, et ne sachant pas comment se comporter en société.
C’est alors que son grand-père
mourut, sa famille se retrouva sans le sou, et ce fut le moment le plus
terrible de la Grande Dépression de 29. Il lui fallut renoncer à faire des
études supérieures, et pendant les quelques années qui suivirent, Vance sillonna
la Californie en y faisant toutes sortes de petits boulots : cueillette de
fruits, conserverie, bâtiment, topographie, et garçon d’hôtel. Il a décrit
cette époque comme une métamorphose : « En l’espace de quatre ou cinq
ans, je suis passé du stade de jeune intellectuel dénué de sens pratique, à
celui de jeune homme plutôt casse-cou, possédant un certain nombre de talents,
et décidé à tout essayer dans la vie. »

Un de ces « essais »
consista en l’achat d’une moto, sur laquelle il pétarada dans la région de la
baie de San Francisco. À l’époque, le pont reliant San Francisco à la baie
d’Oakland était en construction, et un soir Vance a fait la démonstration de
son esprit casse-cou en pénétrant dans le chantier interdit et en marchant sur
l’un des câbles de suspension jusqu’au sommet d’un immense pylône.
En 1937, Vance obtint une petite
bourse qui lui permit de s’inscrire à l’université de Californie, Berkeley, où
il passa trois semestres à étudier les techniques d’exploitation minière, pour
se spécialiser ensuite en physique. Il suivait des cours obligatoires de
littérature anglaise. Une fois par semaine, les étudiants devaient remettre une
rédaction, et Vance décida un jour d’écrire une nouvelle de science-fiction. Après
avoir lu les devoirs de ses élèves, le professeur dit à la classe qu’il y avait
eu quelques histoires excellentes dans le lot de la semaine, puis il ajouta
d’un ton méprisant : « Nous avons également eu droit à un truc de science-fiction… » La
première critique négative qu’ait reçue Vance.
Il quitta l’université pour
travailler, et y retourna en 1939 pour se spécialiser dans le journalisme,
faisant des reportages pour la revue de l’université, et écrivant des critiques
de jazz (c’est à cette époque qu’il devint passionné de jazz traditionnel, une
passion qui ne l’a jamais quitté.) Il quitta de nouveau l’université en 1941,
et trouva un emploi d’assistant électricien aux chantiers navals de la marine
américaine, à Honolulu, mais les conditions de travail et le salaire étant abominables,
il décida de retourner sur le continent. C’était six semaines avant l’attaque
de Pearl Harbor…
La vue déficiente de Vance lui
valut d’être réformé au service militaire. Il trouva un travail de gréeur aux
chantiers navals de Kaiser, et s’inscrivit à un cours de japonais organisé par
les services de renseignement de l’armée. Il réussit à apprendre un millier de
caractères, mais se révéla incapable de parler le japonais courant. En 1943, il
réussit à occulter ses problèmes de vue en apprenant par cœur le tableau de
lettres utilisé pour les tests, et s’enrôla dans la Marine marchande en tant
que matelot de deuxième classe. En mer, il apprit à jouer du cornet, et
commença à écrire sérieusement, rédigeant les premiers brouillons des nouvelles
qui seraient plus tard rassemblées sous le titre de Un Monde magique.
Sam Merwin, l’éditeur des
magazines Startling Stories et Thrilling Wonder Stories, s’est souvenu
plus tard d’avoir reçu des « nouvelles de fantasy fascinantes, à la
manière de Cabell, mais malheureusement impubliables. » Vance apprit alors
la première leçon de tout écrivain voulant vivre de sa plume : écrire ce
qui peut se vendre. Il se mit alors à la science-fiction, et après avoir essayé
d’écrire un space opéra dans l’esprit de E.E. « Doc » Smith, il
réussit à placer son premier texte, « Le Penseur de mondes », qui
parut dans le numéro de l’été 1945 de Thrilling
Wonder Stories (avec son nom sur la couverture, un honneur inhabituel pour
un écrivain publiant pour la première fois.) Il récupéra plus tard quelques
épisodes du space opéra qu’il n’avait pas réussi à vendre, et les remania sous
forme de nouvelles, telles que « Le Temple de Han » (paru dans Planet Stories, 1951).
Rober Silverberg se
souvient : « La science-fiction qu’on trouvait dans les magazines en
1945 était plutôt primitive, dans l’ensemble, et c’était également le cas pour "Le
Penseur de mondes", une histoire de poursuite simple et mélodramatique,
mais il y avait pourtant dans ce texte une largeur de vue, une densité
philosophique, qui la distinguaient de la plupart des nouvelles qui étaient
alors publiées. Et le sens des couleurs et des images chez cet écrivain
débutant, sa capacité à évoquer des impressions, des textures et des détails
sensoriels, étaient déjà aussi développés que chez n’importe quel auteur de SF
de l’époque, sauf peut-être C.L. Moore et Leigh Brackett. »
Peter Close a écrit, dans ses
appréciations, que la première nouvelle de Vance « représente un début
impressionnant, quelque peu gâché par une intrigue, des personnages et un
développement banals, mais elle laisse aussi paraître l’extraordinaire imagination
de Vance, son don pour les dialogues et son habileté narrative… Bourrée de
détails exotiques et de dialogues élégants, extrêmement suggestive et rondement
menée, avec une conclusion décevante et plate, la nouvelle "Le Penseur de
mondes" laisse déjà entrevoir le meilleur et le pire des œuvres de
Vance. »
Écrivant à bord d’un navire en
temps de guerre, Vance dut franchir un obstacle supplémentaire pour parvenir à
faire publier sa première nouvelle : l’agent du FBI qui était à bord.
« Il a l’air particulièrement soupçonneux à mon égard, et il a gardé "Le
Penseur de mondes" pendant plusieurs semaines, puis il l’a transmis aux
services de censure, qui l’ont complètement froissé et couvert de rouge à
lèvres, mais qui l’ont finalement rendu en disant que le manuscrit était
inoffensif », a écrit Vance à son éditeur.
À la fin de la guerre, Vance
quitta la Marine marchande pour revenir dans la Baie. Un ami lui suggéra de se
faire embaucher comme apprenti charpentier. Il lui faudrait suivre quatre ans de
formation, mais après ça, il devrait trouver un emploi. Vance décida de tenter
sa chance. Au bureau du Syndicat, on lui posa quelques questions très simples
sur le travail de charpentier, auxquelles il répondit correctement, et à sa
grande surprise, il se retrouva sur un chantier comme compagnon-charpentier
qualifié. « Je savais à peine par quel bout tenir mon marteau, se
souvient-il. On m’a gardé une heure seulement pour mon premier boulot, deux
heures pour le deuxième, et j’ai fini par apprendre sur le tas. »
C’est pendant cette période que
Vance rencontra Norma Ingold, qui était alors étudiante à Berkeley. Il était
dans un chantier de construction, un jour, et il regardait par-dessus la
palissade, quand il aperçut une jeune femme assise sur la véranda d’une maison
à côté, en train de caresser un petit chat. Il l’a trouvée merveilleuse, la
plus jolie fille qu’il ait jamais vue. Et alors, « j’ai fait sa
connaissance, une chose en a entraîné une autre, et nous nous sommes
mariés. » C’était en août 1946.
Norma Vance se souvient :
« La première impression que m’a faite Jack, c’était qu’il était…
différent. Il n’avait manifestement pas froid aux yeux, pour oser se présenter
à la porte de la maison d’une jeune fille avec un sac de doughnuts et lui
demander si elle voulait bien faire du café ! »
Tandis que Norma poursuivait ses
études, Vance continua d’écrire, et publia deux nouvelles en 1946. Plus tard,
il a dénigré ses premières nouvelles, en les qualifiant de travail d’apprenti,
mais elles étaient hautes en couleurs, et satisfaisaient aux exigences du
marché des magazines de SF. « En tant qu’auteur pour les magazines, Vance
se distinguait du troupeau pour deux raisons », d’après Malcolm Edwards.
« Il y avait son style, exotique et étrangement sophistiqué, et puis il y
avait sa faculté apparemment inépuisable d’inventer des milieux culturels
étranges et attractifs. » Vance se mit à contribuer régulièrement à Startling Stories et Thrilling Wonder Stories, avec son nom
qui apparaissait fréquemment en lettres de feu sur la couverture.
En 1952, James Blish a écrit de
Vance qu’il était « un sujet fascinant pour qui veut étudier l’évolution
d’un écrivain professionnel. Il a débuté avec trois dons apparemment
innés : un style libre, spirituel et sans prétention, une imagination dont
la fertilité est presque effrayante, et un talent particulier pour évoquer
visuellement les couleurs et les détails. Rien qu’un seul de ces talents chez
un jeune écrivain peut se révéler fatal s’il est excessif, car ce sont des
talents qui peuvent servir à masquer ou remplacer les problèmes classiques de construction
d’une histoire. C’est exactement ce qui est arrivé à Vance à ses débuts. Il
lançait en l’air un véritable feu d’artifice d’idées, de plaisanteries, de
taches de couleur et de noms exotiques, tandis que l’intrigue de ses nouvelles
restait rudimentaire, voire simplement inexistante. »
Avec l’expérience, Vance parvint à
contrôler ses talents, réussissant même à maîtriser l’art difficile de produire
des effets saisissants avec le moins possible d’adverbes et d’adjectifs. Plus
tard, il a également appliqué rétroactivement ce principe du « moins,
c’est mieux ». À la désapprobation générale, Vance a éliminé de nombreux
passages descriptifs dans « Guyal de Sfere », la dernière nouvelle de
Un Monde magique, lorsqu’il a décidé
de l’inclure dans l’anthologie Eight
Fantasms and Magics (1969). « En la relisant, j’ai pensé que je ferais
mieux d’effectuer quelques modifications… À l’époque, je pensais éliminer les
expressions un peu trop exubérantes, et les extravagances. » Plus tard,
Vance a également remanié « Le Penseur de mondes » et « Le
Château de vos rêves », quand ces nouvelles ont été incorporées à
l’anthologie Lost Moons (1982), une
opération qu’il a comparée à « mettre du rouge à lèvres sur un
cadavre. »
Vance ne publia qu’une nouvelle
en 1947, mais ce fut un événement retentissant. « Le Château de vos
rêves » fut vendu à John Campbell, l’éditeur de Astounding Science Fiction, le plus célèbre des magazines de SF de
l’époque. D’après Peter Close, « l’apparition de cette nouvelle dans un marché
si exigeant, et si tôt dans la carrière de Vance, est un exploit qu’il ne faut
pas minimiser. »
En ce qui concerne ses premières
nouvelles, Vance les proposait systématiquement à Campbell d’abord, mais il ne
devint jamais un « écrivain de l’écurie Campbell », et ne réussit à
placer que cinq autres nouvelles chez Astounding :
« Les potiers de Firsk » en 1950, « Telek » en 1952,
« Le Don du bagout » en 1955, « Les Faiseurs de miracles »
en 1958, et « Les Œuvres de Dodkin » en 1959. « La Terre
étroite », parue dans Fantastic
Stories en 1967, avait été écrite pour Campbell, et devait constituer la
première partie d’une nouvelle en trois épisodes. « Mais Campbell n’a pas
vraiment aimé, dit Vance. En fait, il n’a pas été raisonnable. Comme je
n’arrivais pas à vendre l’histoire dans un marché rémunérateur, je n’ai jamais
écrit la suite. » (Ceux qui ont eu l’occasion de lire la correspondance
entre Vance et Campbell, qu’on peut trouver à la Mugar Library de Boston,
disent qu’elle est particulièrement édifiante…)
Des années plus tard, Vance a
dit : « John Campbell ne supportait pas ce que j’écrivais. Bien que,
en fait, ce ne soit pas tout à fait exact : dès que je lui proposais une
histoire avec de la télépathie dedans, ou quelque chose de ce genre, il l’achetait
aussitôt… Campbell était passionné de télépathie, de télékinésie, tout ce qui
touchait aux perceptions extrasensorielles… Je savais que je pouvais lui vendre
n’importe quoi, du moment que j’y mettais quelque chose de ce genre. Quelques-unes
de mes plus mauvaises nouvelles — vraiment du travail de scribouillard, le pire
que j’ai écrit — c’est à lui que je les ai vendues ; il les
adorait. »
Vance finit par établir son
indépendance littéraire par rapport à Campbell : il en eut assez d’écrire
pour lui faire plaisir, et commença à écrire pour se faire plaisir à lui-même.
La seule vente effectuée par
Vance en 1947 ne signifie pas qu’il ait peu travaillé cette année-là. En fait,
après ses premiers succès en science-fiction, il s’était tourné vers le genre
policier. Entre 1946 et 1948, il a travaillé à trois romans de ce genre :
le premier chapitre et un synopsis pour un roman intitulé "Cat Island" [= L’île aux chats. NDT] en 1946 ; un roman
complet, Bird Island [= L’île
aux oiseaux. NDT] en 1947, publié dix ans plus tard sous le titre Isle of Peril [= L’île des périls. NDT] et The Flesh Mask [= Le masque
de chair. NDT] également publié en 1957 sous le titre Take My Face [littéralement, « Prends mon visage »… NDT]
En 1948, dans l’espoir d’augmenter
sa production et ses revenus, Vance se lança dans l’écriture de « premiers
jets », et démarra la série des Magnus Ridolph dans Startling Stories. Les deux premières nouvelles furent écrites en
un week-end. La série se poursuivit pendant plusieurs années, et fut très
appréciée des lecteurs, mais le projet de Vance d’écrire abondamment et de
vendre ses « brouillons » ne se concrétisa pas.
Néanmoins, ces
« malheureuses histoires », comme les appelle Vance, se révélèrent profitables
au-delà de ce qu’il avait imaginé. En 1951, la Twentieth Century-Fox lui acheta
les droits de « Pas de veine » (Startling
Stories 1948), la première — et de l’avis de Vance, la pire — des histoires
de Magnus Ridolph, et l’engagea comme scénariste. Jack et Norma déménagèrent
pour aller à Hollywood. Et quelque semaines plus tard, le producteur changea de
boulot, le projet fut abandonné… Vance prit l’argent et se tira. C’est ainsi
que Magnus Ridolph a financé le premier voyage des Vance en Europe.
Robert Silverberg est indulgent
envers les histoires de Ridolph : « Il n’y avait rien d’inoubliable
dans ces nouvelles… mais il était clair qu’une imagination remarquable
fonctionnait derrière ces broutilles, car même la nouvelle la plus insignifiante
avait son moment d’extraordinaire intensité visuelle, et ses moments
d’ingéniosité inattendue. » (Voir, par exemple, le premier paragraphe dans
« Les Guerriers kokods », un passage descriptif qui représente la
quintessence vancienne.)
Une autre façon de gérer une
production accrue fut d’adopter des pseudonymes, comme lorsque Vance utilisa
« John Holbrook » pour « Ultimate Quest » [= « Quête
ultime », également publié sous le titre « Dead Ahead » =
« Droit devant » NDT] (Super
Science Stories 1950) et « Jack Van See » pour « First Star
I See Tonight » [= « Première étoile du soir », également publié
sous le titre « Murder Observed » = « Observation d’un
meurtre », et aussi « The Absent-minded Professeur » = « Le
Professeur distrait ». NDT] (Malcolm’s
Magazine 1954). « Mon idée était d’avoir plein de noms différents et
d’écrire dans des genres variés, pour pouvoir en vendre plus, a expliqué Vance,
mais ça n’a pas marché. Je n’arrivais pas à fournir. »
Cette idée n’a survécu que dans
l’utilisation qu’il a faite plus tard de son nom entier, « John Holbrook
Vance », pour ses romans policiers, et du nom moins formel, « Jack
Vance », pour la SF et la Fantasy. Vance a regretté plus tard d’avoir
utilisé son diminutif pour la SF et la Fantasy. « Je me suis souvent dit
que, si c’était à refaire, je ne prendrais sans doute pas "Jack"
comme signature. "John Vance" aurait eu l’air un peu plus
respectable, peut-être. »

À peu près à la même époque que
le démarrage de la série Ridolph, les Vance se prirent d’enthousiasme pour la
céramique, et ouvrirent un magasin qui vendait des produits, de l’équipement,
et qui s'occupait également de faire la cuisson. Ils avaient un capital de
départ insuffisant, et furent obligés de mettre la clef sous la porte au bout
d’un an, mais les céramiques sont restées une des passions de Vance. Plus tard,
quand il eut la place dans sa maison des collines d’Oakland, il installa un
four à gaz et un tour de potier, et continua de pratiquer « ce métier aux
facettes absolument fascinantes ». Cet intérêt pour la poterie s’est
manifesté à la même époque dans « Les Potiers de Firsk » (Astounding 1950)
Malgré sa vue qui baissait
inexorablement, Vance continua de pratiquer la poterie dans les années 80.
Terry Dowling s’est souvenu d’une visite qu’il a faite en 1988, au cours de
laquelle Vance et lui essayèrent de fabriquer une faïence bleue, qui n’arrêtait
pas de tourner au vert mousse. « On passait des heures dans le petit appentis
avec son toit en tôle ondulée, juste devant le bureau où Jack écrivait, avec
les écureuils vingt mètres plus haut qui laissaient tomber des pommes de pin
sur le toit. Nous étions comme deux alchimistes débutants en train de
comploter… essayant de créer notre faïence, jusqu’à ce que Norma nous appelle
pour le dîner, qui fut formidable… »
En 1950, Damon Knight devint
rédacteur d’un nouveau magazine, Worlds
Beyond, et acheta trois nouvelles de Vance. La maison d’édition du magazine,
Hillman Periodicals, lançait au même moment une nouvelle collection de livres
de poche, et Knight demanda à Vance s’il n’avait pas un roman sous le coude.
Vance retravailla les manuscrits de fantasy qu’il avait écrits en mer, et qu’il
n’avait pas réussi à vendre à l’époque. Il y incorpora des liaisons narratives
pour assembler les histoires, et Un Monde
magique devint le Hillman numéro 41, un « collector » instantané
à cause d’une distribution exécrable. Un adolescent du nom de Robert Silverberg
explora tout Brooklyn pour en trouver un exemplaire, et sombra dans le
désespoir jusqu’à ce qu’un ami lui en donne un.
Un Monde magique eut un impact considérable dans le milieu, et propulsa Vance au rang de
grand écrivain de fantasy. La scène d’introduction, lorsque Mazirian le
magicien se promène dans son jardin, laisse une impression ineffaçable dans la
mémoire de tous les lecteurs. C’est-à-dire, la scène d’introduction telle que dans
l’édition Hillman, où l’épisode de Mazirian apparaissait en premier, bien que
cela vienne en rupture chronologique avec les épisodes où figure T’sais.
Mazirian a été placé en second dans toutes les éditions ultérieures, mais a été
replacé en première position dans l’édition VIE, à la demande pressante de
l’auteur.
Peter Close a considéré Un Monde magique comme un roman
« souvent génial, parfois sordide, magnifiquement orné de passages descriptifs
de toute beauté, d’inventions exotiques, de dialogues raffinés, d’images
frappantes, et de mots rares. Dans le cadre des thèmes et des décors qu’il
aborde, il présente presque tous les talents et les faiblesses de Vance. »
James Blish rejoint cette appréciation : « exubérant, chaotique,
coloré et informe. » Quelques dizaines d’années plus tard, Gene Wolf a
porté son propre jugement sur Un Monde
magique : « S’il est exact de dire, comme certains le font, que
le merveilleux a quitté la science-fiction, c’est là qu’il est allé. »
Mais ce titre paru chez Hillman
fut un coup de chance isolé, une occasion rare et inespérée de pouvoir publier
des manuscrits invendus sous forme de livre. Il se passera bien des années
avant que Vance ne se remette à écrire de la fantasy, ou à écrire des nouvelles
ou des romans dans le véritable « style vancien », cette façon
caractéristique de s’exprimer qu’on rencontre pour la première fois, sous une
forme spectaculaire mais imparfaite, dans les nouvelles qui composent Un Monde magique. Vance continua
d’écrire pour les magazines de SF, ainsi que pour un nombre croissant de
nouvelles revues, jusqu’au début des années 50, fournissant des textes de plus
en plus longs à mesure que ses talents se développaient.
1950 fut une année où Vance
commença à se révéler. Au cours des deux années précédentes, il n’avait publié
que des nouvelles de Magnus Ridolph. Mais « l’année 1950 vit la
publication de nouvelles beaucoup plus élaborées au niveau du langage, de la
structure narrative, et de la solidité des personnages, que dans les premières
nouvelles de Ridolph », d’après Russell Letson.
En plus de Un Monde magique, 1950 correspond à la publication de « Les Potiers
de Firsk » dans Astounding, la
longue nouvelle « Château en Hispanie » (Thrilling Wonder Stories, en août) et Les Cinq rubans d’or (Startling
Stories, novembre), le premier texte de Vance à être publié sous forme de
roman (bien qu’il ne fasse que 36000 mots).
Comme indiqué précédemment,
« Les Potiers » reflétait l’intérêt de Vance pour la céramique. Pour
rendre cette année encore plus mémorable, cette nouvelle fut adaptée pour la
radio et diffusée le 28 juillet 1950 par la NBC, comme épisode du feuilleton Dimension X. La nouvelle « contient
quelques passages extrêmement efficaces sur le plan visuel — par exemple, la
description assez longue du bol, écrit Russell Letson. Mais ce qui fait que
l’histoire marche si bien, c’est la façon convaincante dont Vance présente le
monde de Firsk… C’est encore une autre marque de fabrique chez Vance de savoir
traiter la psychologie extra-terrestre autrement qu’en la présentant comme
maléfique. »
Robert Silverberg a considéré
« Château en Hispanie » comme une aventure conventionnelle dans sa
forme, mais il ajoute : « la prose était riche de passages
descriptifs éblouissants, parfois même jusqu’à frôler le style ampoulé, et les
inventions de science-fiction — le Château d’If, la tour de l’Empyrée, la
technologie de transplantation des personnalités — étaient magnifiquement
exploitées. »
Peter Close considère ce court
roman comme « un point charnière dans la carrière de Vance. C’était alors
sa nouvelle la plus longue, la plus ambitieuse, la plus accomplie jusque là…
C’est probablement la première nouvelle dans laquelle Vance démontre l’étendue
de son potentiel en tant que styliste de première force dans ce genre
littéraire. »
Silverberg a trouvé Les Cinq rubans d’or encore plus
conventionnel, « une simple histoire de chasse au trésor interstellaire,
mais elle était remarquable par son rythme soutenu, la variété des
extraterrestres que Jack y a placés, et son style léger et sensible. »
Ce premier court roman de Vance
est toutefois défiguré par l’idiome irlandais caricatural que Vance a adopté
pour son personnage principal de Paddy Blackthorn — un relâchement surprenant
chez un auteur qui est devenu célèbre pour ses superbes dialogues. Les Cinq rubans d’or comporte toutefois
un personnage féminin bien affirmé. Fay Bursill est au moins aussi fougueuse
que Paddy, et beaucoup plus futée.
Worlds Beyond ne dura que le temps de trois numéros, mais ce magazine et son rédacteur
eurent un impact significatif, même s’il fut bref, sur la carrière de Vance. En
plus de faire la promotion du premier livre de Vance en publiant un extrait, « Liane
le voyageur » [publié à l’époque sous le titre « The Loom of
Darkness » = « Le métier à tisser de l’obscurité », qui sera
republié ensuite sous le titre de « Liane the wayfarer », qui
correspond au titre français. NDT] dans le premier numéro, Knight acheta
« Maître de la Galaxie » et « Le Secret », et fournit à
Vance l’idée de « Abercrombie Station ». « Maître de la
Galaxie » [initialement paru en anglais sous le titre « Brain of the
Galaxy » = « Cerveau de la Galaxie », puis réédité sous le titre
« The New Prime » = « Le nouveau Premier ». NDT] attira
l’attention par sa nouveauté technique, intriguant les lecteurs avec ses cinq
épisodes d’ouverture totalement disjoints, alors qu’ils font partie intégrante
de l’histoire.
« Le Secret » entra
dans la légende vancienne quand World
Beyond fit faillite avant que la nouvelle ait pu être publiée, et que le
manuscrit fut perdu. Quelques années plus tard, Vance réécrivit l’histoire,
mais ce second manuscrit disparut lorsque son agent le fit circuler parmi les
acheteurs potentiels. Vance ne réussit pas à retrouver les carbones de ces
manuscrits. Il finit par conclure que cette nouvelle était maudite et il y
renonça, jusqu’à ce qu’il apprenne en 1976 qu’elle était parue en 1966 dans un
magazine de SF anglais, Impulse, sans
son autorisation. Où le manuscrit avait-il été pendant tout ce temps, et
comment était-il réapparu en Angleterre, cela reste un mystère. Robert Offutt
Jr. a publié la nouvelle, avec l’autorisation de Vance, dans son recueil
d’amateur intitulé The Many Worlds of
Jack Vance, en 1978.
Knight donna à Vance l’idée d’un
satellite en orbite autour de la Terre, et qui serait un paradis en apesanteur
pour les gens franchement obèses. Et il lui commanda une nouvelle basée
là-dessus. Vance trouva cette idée « géniale », et écrivit « La
station Abercrombie ». Mais World
Beyond fit faillite avant que Jack ait pu proposer la nouvelle à Knight, et
il la vendit donc à Thrilling Wonder
Stories (elle parut en février 1952). Après cette parution, Knight félicita
Vance pour l’idée, et lui dit, avec un peu de regret, qu’il avait eu la même
idée mais qu’il n’était jamais allé jusqu’au bout pour en faire une nouvelle.
Vance rappela alors à Knight que c’était lui qui avait suggéré cette idée au
départ, et il rendit hommage à Knight quand la nouvelle fut reprise dans
l’anthologie The Best of Jack Vance
(1976).
« La station
Abercrombie » introduisait une autre de ces jeunes femmes intrépides
chères à Vance, Jean Parlier, qu’on retrouvera ensuite dans « Cholwell et
ses poules » (Thrilling Wonder Stories,
août 1952). Ces deux longues nouvelles furent réunies en 1965 sous le titre Monsters in Orbit, une moitié d’un
« Ace Double ».
En 1950, un petit éditeur nommé
Ted Dikty lança la rumeur que « Jack Vance » était un des nombreux
pseudonymes de Henry Kuttner. Quand on considère les faiblesses techniques des
premières nouvelles de Vance, c’était faire injure à Kuttner, qui était un
écrivain très expérimenté, et aucun lecteur sensible au style littéraire et
lisant Un Monde magique n’aurait pu
avoir l’idée d’attribuer cette œuvre à Kuttner. Mais la rumeur persista pendant
des années (allant jusqu’à circuler en Allemagne), au point que certains
libraires classèrent les titres de Vance avec ceux de Kuttner. La mort de
Kuttner en 1958 ne suffit pas à éradiquer cette erreur, qui réussit à survivre
à force de répétition, telle un mythe urbain.
En 1951, Vance découvrit que des
nouvelles écrites pour des magazines pouvaient revivre à l’intérieur de livres,
quand Groff Conklin inclut « Pas de veine » dans son anthologie The Possible Worlds of Science Fiction.
L’année suivante, trois nouvelles de Vance furent retenues pour des
anthologies : « Les Dix livres » dans The Best Science Fiction Stories : 1952 ; « Qui perd
gagne » dans une autre anthologie rassemblée par Conklin ; et
« Le bruit », dans The Best
from Startling Stories. À partir de ce moment-là, la plupart des nouvelles
de Vance trouvèrent à se réincarner dans diverses anthologies à thème, ou du
genre « la meilleure SF de l’année ».
De tout temps, Vance a accordé un
intérêt particulier à la flore, comme en témoignent les nouvelles de la
première période de sa carrière. Qui pourrait oublier les fleurs qui
s’inclinent et qui sifflent dans le jardin de Mazirian ? Vance apprécie
particulièrement les arbres, qui figurent de façon importante dans les novelettes
Fils de l’arbre (Thrilling Wonder Stories, juin 1951) et Les Maisons d’Iszm (Startling
Stories, printemps 1954). « La guerre des écologies » (Future SF,
mai 1953) est l’histoire d’une guerre interplanétaire dans laquelle la
végétation est utilisée comme arme. Aucun texte de Vance n’est vraiment complet
s’il n’y a pas un passage dans lequel il nomme et décrit des arbres et d’autres
espèces de végétation indigène.
Certaines des premières œuvres de
Vance marquèrent également le début de sa contribution très importante à un
genre de SF connu sous le nom de « romance planétaire ». D’après John
Clute, dans son Encyclopedia of Science
Fiction, la romance planétaire est une histoire « dans laquelle le
théâtre d’action principal (en excluant la Terre contemporaine, ou celle d’un avenir
proche) est une planète, et dont l’intrigue repose de façon importante sur la
nature de cette planète… Dans la véritable romance planétaire, la planète
elle-même englobe l’histoire qui l’illustre, et lui survit généralement. »
Terry Dowling a proposé un terme
plus académique que « romance planétaire », en parlant de
« roman xénographique », qu’il définit comme étant « la
description de mondes extraterrestres à un niveau de détails suffisant pour que
cette description devienne l’intérêt principal de la nouvelle ou du
roman. » De même que Doc Smith et Edmond Hamilton furent les pionniers du
space opéra, Vance est reconnu comme étant sans doute le plus important
contributeur de la romance planétaire.
Situé dans un futur très distant,
Un Monde magique a été qualifié de
« première romance planétaire moderne au plein sens du terme ». Vance
voulait que le titre soit Mazirian le
magicien (et c’est le titre retenu dans l’édition VIE), mais l’éditeur Hillman
s’est rendu compte, à juste raison, que le cadre avait au moins autant d’importance
que les personnages, d’où le titre qu’il a donné au livre. Gene Wolfe met bien
le doigt sur la question lorsqu’il écrit : « Vance s’est-il rendu
compte que le monde magique lui-même était destiné à être son plus grand
personnage ? »
Mais Un Monde magique fait partie de la fantasy, et c’est une suite de
nouvelles, et non pas un roman. On trouve un meilleur exemple avec la deuxième
œuvre majeure de Vance dans ce genre, Planète
Géante (Startling Stories,
septembre 1952). Le titre du roman indique encore une fois l’importance
essentielle du cadre.
James Blish a écrit que dans Planète Géante, Vance « est revenu
aux principes de base, comme il fallait qu’il le fasse tôt ou tard. Planète Géante a la construction la plus
simple qu’une histoire puisse avoir — c’est une saga, la forme de narration
primitive de toutes les cultures dans leur première phase de développement. La
seule petite note de sophistication narrative réside dans l’aspect circulaire
de l’intrigue, c’est-à-dire son retour en arrière à la situation essentielle
par laquelle débute l’histoire… En revenant à une forme de narration aussi
basique, Vance a trouvé… une structure adaptée à son talent, et qu’il est capable
de maîtriser. Le résultat est tout à fait frappant et totalement satisfaisant —
ce qui n’était pas le cas pour ses précédentes longues nouvelles — car cette
fois-ci, la technique et le fond sont parfaitement intégrés. »
Damon Knight a fait une critique
enthousiaste du roman : « Planète
Géante… nous montre ce brillant écrivain au sommet de sa forme. La Planète
Géante… est aussi fascinante que le monde des rêves d’Eddison dans The Worm Ouroboros, et c’est le plus
grand compliment que je puisse faire. » Knight a également bien identifié
le roman comme étant une romance planétaire : « La Planète Géante
domine l’histoire. Comme le Pellucidar de Burroughs, elle imprime à chaque
paysage sa présence impressionnante… Chez Vance, comme chez Eddison, c’est le cadre
qui constitue l’histoire elle-même. »
Un demi-siècle plus tard, John
Grant fut moins enthousiaste quand Gollancz réédita Planète Géante. Ayant mis son héros en place pour qu’il parcoure
soixante quatre mille kilomètres, celui-ci n’en fait « qu’une toute petite
portion avant que Vance ne se trouve à court d’idées et que le rideau ne retombe
sur la pièce… Au fond, c’est une sorte de coitus
interruptus… Cela étant dit, Planète
Géante est l’un de ces romans que tous ceux qui s’intéressent à l’évolution
de la SF et de la fantasy devraient… disons, non pas vraiment lire, mais avoir
lu à un moment donné. C’est une étape significative dans l’évolution du genre,
même si ce n’est plus vraiment un roman particulièrement significatif en
soi. »
Planète Géante aurait pu s’intituler Le Roman qui
rétrécit. Comme l’immense planète du titre, le manuscrit d’origine était
énorme pour son époque, dépassant peut-être 120 000 mots. Vance le montra à un
collègue écrivain de SF qui habitait la Baie, Anthony Boucher, le fondateur de The Magazine of Fantasy and Science Fiction.
Boucher lui dit qu’il était impossible de vendre un truc pareil — aucun
magazine ne publierait un roman aussi long, même en plusieurs épisodes, et le
minuscule marché des livres de SF évitait de publier des romans dépassant 60 000
mots. Vance ramena donc son roman à une taille plus raisonnable. Il envoya un
manuscrit de 72 000 mots à son agent. Quand Startling
Stories le publia, le rédacteur supprima encore trois sections, réduisant le
roman à 52 000 mots.
Quand Avalon Books le publia en
hardcover [J’utilise le terme anglais, car il est très spécifique du marché du
livre anglo-saxon… « couverture dure » = livre de qualité, et donc
cher, par opposition aux livres de poche bon marché, qu’on désigne par
« paperbacks ». En fait, il y a deux sortes de
« paperbacks » : les « mass market paperbacks », qui
sont les moins chers, et les « trade paperbacks », intermédiaires en
termes de qualité et de prix. NDT] en 1957, il fut encore réduit par rapport à
la version magazine, pour arriver à 47 000 mots. C’est ce texte le plus court
qui fut repris sous forme de livre de poche publié par ACE, et la version
« intégrale » du magazine ne fut restaurée que lorsque
Underwood-Miller la publia en 1978. [L’édition VIE contient la version
magazine, naturellement, et la traduction française parue chez Le Bélial en
2005 est également basée sur cette « intégrale ». NDT] C’est le
maximum de Planète Géante que les
fans pourront jamais connaître, car le monstrueux manuscrit original a disparu morceau
par morceau, Vance se servant du verso des pages pour écrire les brouillons de
nouvelles histoires.
Pourquoi Vance a-t-il écrit un roman épique aussi
long ? « Oh, c’est juste que j’en avais envie. » Mais au cours
des trente années qui suivirent, Vance produira des œuvres très longues, avec
l’esprit pratique d’un écrivain professionnel, c’est-à-dire en les découpant en
morceaux vendables : la série des cinq Princes Démons, les quatre romans
de Tschaï, les trois romans de Durdane. Chacune de ces « séries » est
constituée d’une seule histoire assez longue, construite de façon à pouvoir
être publiée en plusieurs épisodes par les magazines et le marché du livre de
poche de l’époque. Plus tard, chacune de ces séries sera publiée en un seul
volume. Il a fallu attendre que le marché du livre évolue avant que Vance ne se
remette à s’investir dans des romans dépassant la centaine de milliers de mots,
comme Le Jardin de Suldrun et La Station d’Araminta [Aux USA, Araminta Station a été publié en un seul
volume. En France, il a été publié en deux volumes : La Station d’Araminta, et Araminta
2, ce qui prouve (s’il en était vraiment besoin) que le marché français est
différent du marché américain ! NDT.]
Quand Vance partit faire un
voyage en Europe en 1951, il avait en poche un contrat signé avec la John C.
Winston Company pour écrire un roman de SF pour la jeunesse, Vandals of the Void [= Les Vandales du
vide. NDT], la seule fois où Vance se soit aventuré dans ce marché, et la
première fois, incidemment, où il ait eu un contrat pour une œuvre originale,
ainsi que son premier livre publié en hardcover, et non pas en format de poche.
Vance écrivit Vandals à Positano, en
Italie, dans un appartement donnant sur la mer. Cette édition est activement
recherché par les collectionneurs, la plupart des exemplaires ayant été vendus
à des librairies, et donc abîmés.
Les amateurs de Vance n’ont pas
une très haute opinion de ce roman. « Le premier paragraphe a un ton
vancien », d’après Richard Tiedman, « mais il est difficile de
reconnaître Vance dans le reste. » Mais Vandals a su conquérir quelques lecteurs. Quand il était petit,
John Vance II a lu le livre et l’a aimé. « Ce garnement ne lira aucun de
mes autres livres, a dit Vance à l’époque. Je crois qu’il trouve qu’ils
sont trop faits pour les grandes personnes. Mais il pense que je suis un bon
écrivain en se basant sur Vandals of the
Void. »
Vandals fut
également le premier roman de Vance traduit et vendu à l’étranger. Après sa
publication en 1953 aux USA, il fut publié en Italie et en Finlande en 1954, et
aux Pays-Bas en 1955. Les ventes des œuvres de Vance à l’étranger allaient
progressivement augmenter, lui procurant ainsi une nouvelle source de revenus. À
partir des années 60, chaque nouveau roman de Vance fut rapidement publié à
l’étranger, touchant des publics encore plus enthousiastes que dans son propre
pays.

En 1952, Vance rentra de son
voyage en Europe complètement fauché, et son agent littéraire à New York, Scott
Meredith, lui trouva un travail de scénariste pour une des premières séries
télévisées de SF, Captain Video and his
Video Rangers, pour le Dumont Network. Vance retourna en Californie pour
s’installer dans une petite ferme près de Kenwood, au nord de San Francisco. Il
écrivit cinq épisodes de Captain Video
(chaque « épisode » correspondait à plusieurs émissions, sur la base
d’une par jour.) et aida l’astronome et écrivain de SF Robert Richardson (dont
le pseudonyme était Philip Latham) à écrire un sixième. Ce travail de
scénariste de télé était strictement motivé par l’argent. Les contraintes très
étroites de la télévision ne permettaient pas aux talents de Vance de
s’épanouir. Dans ses derniers scénarios, Vance commença à introduire des
petites touches de moquerie à l’égard de la série ; les producteurs
finirent par s’en apercevoir, et mirent fin à son contrat.
À l’époque, Frank Herbert était
journaliste pour le Press Democrat de
Santa Rosa, non loin de là où habitait Vance. Herbert avait vendu sa première
nouvelle de SF l’année précédente. Quand il apprit qu’un célèbre écrivain de SF
habitait dans la région, il se débrouilla pour aller interviewer Vance.
(Herbert conduisait une Hillman de 1950, une coïncidence remarquable si on se
souvient que Un Monde magique avait
été publié par Hillman en 1950.)

Les deux hommes se découvrirent de
nombreux goûts communs, et devinrent vite amis. Quelques mois plus tard, ils
décidèrent d’aller s’installer au Mexique et d’y fonder leur propre petite
communauté d’écrivains. En septembre 1953, Jack et Norma Vance, Frank et
Beverly Herbert, et leurs deux fils, Brian (6 ans) et Bruce (2 ans),
s’entassèrent dans un break Jeep et prirent la route du Sud, pour aller au Lac
Chapal, près de Guadalajara. C’est là qu’ils s’installèrent, dans une maison à
un étage en pisé et stuc blanc, au flanc d’une colline surplombant le lac.
Brian Herbert s’est souvenu de ce
que c’était d’être un petit garçon dans une maison occupée par deux écrivains.
« Quand ils écrivaient, généralement entre le milieu de la matinée et la
fin de l’après-midi, ils exigeaient un silence absolu dans la maison. Celle-ci
avait un long couloir extérieur où j’allais me mettre avec mes jouets. En
particulier un petit tank. J’avais l’habitude de simuler des bruits de
bataille, et à mesure que je me plongeais dans mon jeu, je faisais de plus en
plus de bruit. C’est alors que Jack ou Papa se mettait à brailler depuis sa
chambre : "Silencio !"
(« Silence ! ») ou bien "Callate, niño !" (Ferme-la, gamin !) Papa était dans
une pièce, à taper à la machine comme un fou, tandis que Jack s’escrimait dans
une autre pièce à écrire au stylo des textes que Norma dactylographiait
ensuite. »

Chapala était une région
subtropicale avec de fantastiques couchers de soleil et une vaste population de
mouches et de cafards. « Nous avions pris l’habitude chaque matin de
secouer nos vêtements et nos chaussures avant de les mettre, se souvient Brian
Herbert. Il y avait beaucoup de cafards qui réussissaient à aller dans la
baignoire en passant par la canalisation, et quand Norma ou Beverly les voyait
au moment de prendre un bain, elles ressortaient en agitant deux doigts (comme
des antennes de cafard) devant l’un des deux hommes. Alors Papa ou Jack allait
dans la salle de bains et évacuait les cafards dans la bonde avec un jet d’eau
chaude. »
Chapala était également une colonie
d’artistes, et attirait beaucoup de touristes ; le coût de la vie y était
élevé, par rapport à la moyenne au Mexique. Au bout de deux mois, aucun des
deux écrivains n’avait réussi à vendre quoi que ce soit, et l’argent commençait
à manquer. Les Vance et les Herbert déménagèrent pour aller s’installer
quelques kilomètres plus loin, à Ciudad Guzman, dans une maison plus petite et
moins chère (certaines pièces avaient un sol en terre battue). Mais en
l’absence de chèques venant des éditeurs de New York, ils durent plier bagages
au bout de deux mois et retournèrent dans la ferme que Vance avait près de
Kenwood. Les Herbert habitèrent avec les Vance pendant encore quelques mois,
jusqu’à ce que Franck trouve un job dans l’Oregon. (Plus tard, les Herbert revinrent
dans le Sud à Stockton en 1959, et à San Francisco en 1960, et y renouèrent
leurs liens avec les Vance).
En 1953, Vance trouva pour la
première fois une source de revenus supplémentaires par le biais de la publication
en livre de poche d’une œuvre précédemment publiée en magazine. C’était Toby
Press qui publiait The Space Pirate [=
« Le Pirate de l’espace ».
NDT], une réédition de Les Cinq rubans
d’or [paru initialement sous le titre The
Five Gold Bands, d’où le titre français est tiré. NDT] sous un nouveau
titre. Ce fut un événement important pour Vance, en tant qu’écrivain
professionnel. À mesure que le marché du livre de poche prenait de l’ampleur,
Vance vit ses revenus augmenter grâce à la publication en livre de ses
anciennes nouvelles parues dans des magazines. En fait, à cette époque, tous
ces magazines bon marché étaient en train de disparaître, pour être remplacés
par ces livres de poche qui se multipliaient.
En 1954, les Vance achetèrent
trois parcelles de terrain et « une cabane rustique », pour reprendre l’expression de
Norma, dans les collines boisées à l’est d’Oakland, tout en haut d’une longue
route pentue. Cet endroit allait devenir leur foyer pour la plus grande partie
des cinquante années qui suivirent, jalonnées de travaux incessants
d’amélioration et d’expansion.

« Quand nous sommes arrivés
là, au début, cet endroit était comme un vrai poulailler perché dans les airs,
raconte Vance. Au fil des années, Johnny et moi avons construit la maison que
vous voyez maintenant autour de la vieille baraque, et ensuite, nous avons
pratiquement jeté la vieille maison par les fenêtres ! Sans exagérer,
cette maison dans laquelle nous vivons maintenant englobe totalement la vieille
cabane. Il n’en reste rien, sauf le plancher dans le salon. »
« Les trois parcelles de
colline permettaient largement à nos cinq chats d’aller vagabonder, se souvient
Norma. Mais le terrain lui-même était un défi presque insurmontable, et il n’y
avait aucun endroit suffisamment plat pour pouvoir construire. En se servant
d’une pioche, d’une pelle et d’une brouette, et de beaucoup d’huile de coude,
Jack a réussi à dégager une aire de construction. Mur après mur, la cabane
rustique a fini par disparaître, et par étapes successives, nous avons
construit une maison vraiment très confortable. »
Cela veut dire que pendant près
de vingt ans, les visiteurs trouvèrent généralement Vance en train de donner
des coups de marteau pour faire avancer cette construction sans fin. La
première fois que David Alexander vint leur rendre visite, il trouva Vance
« à quatre pattes, en train de poser péniblement un sol d’ardoises dans le
salon… Au cours de l’année suivante, je trouvais souvent Jack plongé dans ses
travaux de construction et de reconstruction. Jack voyait vraiment très très
mal, et ce n’est pas sans une certaine angoisse que je le voyais se servir de
sa scie radiale, ou hisser des planches. Je me souviens particulièrement d’un
samedi après-midi quand je l’ai trouvé sautant de poutre en poutre à six mètres
au-dessus de ma tête. »
La maison est située sur le flanc
d’une colline, avec des pentes abruptes au-dessus et en contrebas, et comporte
trois niveaux. L’entrée est au premier niveau, et elle donne directement sur un
escalier qui mène au second niveau. Les pièces du premiers niveau ont été
aménagées, à différentes occasions, en une chambre d’amis et un espace servant
de bureau à Jack, et plus récemment, après que Jack a donné sa maison à son
fils John et à sa famille, ce niveau est devenu l’appartement de Jack et Norma.
Le second niveau est pratiquement
constitué d’une seule pièce, un « grand hall » très haut de plafond,
qui comprend tout à la fois un salon, une bibliothèque, une salle à manger et
un coin pour le petit déjeuner. La partie réservée à la cuisine et au bar
sépare ce grand espace d’une pièce plus petite avec un mur de pierre, une
cheminée, et un plafond composé de panneaux en noyer sculptés à la main,
provenant du Cachemire. Les chambres se trouvent au troisième niveau, qui
comporte également un balcon surplombant la salle à manger et le coin petit
déjeuner. Chaque niveau donne accès à un patio ou un balcon d’où l’on peut voir
les collines d’Oakland.
La demeure des Vance a également
acquis deux dépendances : un abri anti-atomique, et une maison dans les
arbres. Dans les années 60, les gens s’inquiétaient beaucoup d’une éventuelle
guerre nucléaire. Comme Vance déplaçait déjà pas mal de terre, il décida donc
de creuser un tunnel dans le flanc de la colline, qui se terminait par un abri
de deux mètres cinquante de côté, consolidé par de solides planches. Il y
installa une cheminée, et le couvrit d’une épaisse bâche en plastique,
elle-même recouverte de terre.
Un jour qu’il y avait un peu trop
d’animation dans la maison, Vance se réfugia dans l’abri avec une chaise en
toile, une Thermos de café, une lampe et son porte-bloc, pour pouvoir écrire
tranquillement. Malheureusement, il se mit à pleuvoir, l’eau s’infiltra sous la
bâche en plastique et commença à dégouliner sur la tête de l’écrivain, et sur
ses papiers. « L’abri anti-atomique a été un échec, raconte Norma, mais
pas un échec total. La cheminée a été un endroit idéal pour un jeune garçon qui
voulait assouvir ses instincts de pyromane. »
La maison dans les arbres a eu
beaucoup plus de succès. Il y avait beaucoup de grands eucalyptus dans la
propriété des Vance, et en 1973, Vance construisit une cabane de 2,5 x 2,5
mètres, à 4,5 mètres de hauteur dans un arbre aux dimensions respectables.
« Pendant plusieurs années, John et ses amis ont pu s’amuser dans cette
cabane, raconte Norma, de sorte que lorsqu’une terrible tempête a fait tomber
la cabane, en même temps que les branches qui la soutenaient, ils ont éprouvé
une certaine tristesse — mais pas de profond chagrin. »
En 1956, Ballantine publia La Vie Éternelle, en hardcover aussi
bien qu’en format de poche. C’était le premier contrat de Vance pour un roman
destiné aux adultes. Vance a caractérisé cette nouvelle étape de sa carrière
lorsque, plus tard, il a fait remarquer en parlant de ce roman :
« c’était le premier roman dans le genre que j’écris maintenant. »
Richard Tiedman a considéré que La Vie Éternelle « est la plus
importante et la plus brillante des premières œuvres de Vance. Par
l’ingéniosité de son intrigue et la maîtrise de sa prose, c’est sans doute
l’affirmation par excellence de son originalité, parmi ses romans publiés à
cette époque. » Tiedman poursuit : « Même pour Vance, ce roman
est extrêmement complexe et travaillé ; pratiquement chaque détail est
embelli et renforcé. Nous voyons ici tout l’orchestre de Vance à l’œuvre pour
montrer ses tendances baroques à leur apogée. »
L’origine de La Vie Éternelle (c’est le titre choisi par Betty Ballantine, et
non pas celui de l’auteur [Vance voulait l’appeler simplement « Clarges », du nom de la ville où se
situe l’action. C’est ce titre qui a été retenu dans l’édition VIE,
naturellement. NDT] remonte à 1953, au bord du lac Chapala. D’après Tim
Underwood, « Un soir, Frank et Jack discutèrent ensemble d’une idée de
roman, et tirèrent à pile ou face pour déterminer qui des deux l’écrirait.
C’est Jack qui a gagné, et le roman s’est appelé La Vie Éternelle. »
La publication en livre de poche
de Planète Géante par Ace Books en
1957 fut le début d’une relation auteur–éditeur qui donna lieu à la publication
en format poche de nombreux romans et nouvelles parus en magazine. Après sa
première publication solo, Planète Géante
fut publié avec La Planète des Damnés
[en fait, Ace publia sous le titre Slaves
of the Klau = « Esclaves des Klau ». Le titre français correspond
au titre utilisé lors de la parution dans Startling
Stories de décembre 1952, Planet of
the Damned. NDT] dans le format Ace Double en 1958. Ensuite, après une
pause de cinq ans, une série continue de « Doubles » suivit : Les Maîtres des Dragons avec Les Cinq Rubans d’Or en 1963 ; Les Maisons d’Iszm et Le Fils de l’arbre en 1964 ; Monstres sur Orbite (les deux novelettes
avec Jean Parlier) et The World Between
& Other Stories en 1965 ; The
Brains of Earth [ = « Les Cerveaux de la Terre ». NDT] et Les Mondes de Magnus Ridolph en 1966.
Quelques-uns de ces Ace Doubles furent l’objet d’une seconde édition quelques
années plus tard. DAW Books a également rassemblé trois de ces romans, disons plutôt
des novelettes, en un seul volume, en 1980 : Le Fils de l’arbre, Les Maisons
d’Iszm, et The Brains of Earth
(cette fois-ci, sous le titre Nopalgarth).
En 1957 également, Vance réussit
à réunir directement les marchés du magazine, du hardcover et du livre de poche,
avec la publication de son roman Les
Langages de Pao : d’abord dans Satellite
Science Fiction, puis en hardcover chez Avalon, et en livre de poche chez
Ace. Ce schéma de feuilleton publié en magazine avant d’être publié sous forme
de livre se répètera pendant les vingt années suivantes pour de nombreux
romans, en particulier différents titres des Princes Démons, Durdane, et la
série Alastor, sans oublier les romans isolés comme Un Monde d’azur, Emphyrio,
Les Domaines de Koryphon, et
plusieurs nouvelles autour de Cugel l’Astucieux.
À la première lecture, Pao a déçu Richard Tiedman :
« La prose de Vance, généralement si fluide, est étrangement inefficace
dans ce roman, et ses couleurs habituellement si brillantes semblent diluées
dans des tons de gris… Bien qu’il ne fasse aucun doute qu’il s’agit d’un Vance
de seconde catégorie, le roman pourra cependant intéresser le lecteur par ses
idées originales. » Quinze ans plus tard, Tiedman révisera ses
positions : « Je n’avais pas pleinement conscience en 1964 de cette
évolution vers ce que Peter Close appelle les éléments sociologiques et
anthropologiques dans l’œuvre de Vance. J’ai complètement sous-estimé Les Langages de Pao… » Le roman
s’est également attiré les louanges de Walter E. Myers dans une analyse qu’il a
faite de l’utilisation du langage et de la linguistique dans la science-fiction
(University of Georgia Press, 1980).
Les premiers romans policiers de
Vance furent également publiés en 1957, mais son entrée dans le genre ne fut
pas des plus réussies. Comme indiqué précédemment, Vance avait écrit ces romans
en 1947-1948, et il n’avait pas réussi à les vendre jusqu’à ce que l’éditeur
Mystery House les lui achète pour la somme dérisoire de 100 $ chacun. Mystery
House publia ces deux romans sous des pseudonymes : Isle of Peril sous le nom de Alan Wade, et Take my Face sous le nom de Peter Held. Cette dissimulation de son
nom eut toutefois son utilité, car elle permit à Vance d’acquérir un
« Edgar Award » de la part de l’association des Mystery Writers of
America en tant que « meilleur nouvel écrivain » en 1961, pour son roman
The Man in the Cage publié par Random
House en 1960 sous son vrai nom, John Holbrook Vance.
Après leur premier périple en
Europe, et leur aventure mexicaine avec les Herbert, le goût des voyages (ou la
prospérité) vint aux Vance à nouveau en 1957. Cet été-là, ils voyagèrent à bord
d’un cargo italien, depuis San Francisco jusqu’à Barcelone en passant par le
canal de Panama [Ce voyage en bateau inspirera à Vance un roman policier, The Dark Ocean = « Le sombre
océan », probablement écrit en 1966, et publié en 1985 par Underwood-Miller.
NDT]. Ils parcoururent l’Espagne et le Maroc, en séjournant pendant plusieurs
semaines à Ibiza, Madrid et Tanger. C’était la façon typique qu’avaient les
Vance de voyager. Pour eux, pas question de voyages en groupe ou d’itinéraires
préparés à l’avance. Ils se rendaient là où ils avaient envie d’aller, et
s’installaient dans une maison ou dans un appartement pour y séjourner un
moment, et vivre comme les habitants du coin.
Les voyages de Vance, qui
duraient plusieurs mois, lui causèrent quelques problèmes avec son syndicat.
« À chaque fois que j’arrivais à vendre quelque chose, et que je gagnais suffisamment
d’argent, je démissionnais du Syndicat des Charpentiers, et je partais faire un
voyage avec Norma. et puis je finissais par être fauché, et j’étais alors obligé
de rentrer à la maison pour retrouver un boulot. J’ai fait ça trois ou quatre
fois, de démissionner du Syndicat et de me réinscrire. » Puis un jour,
vers la fin des années 60, il est rentré de voyage pour découvrir une situation
totalement inattendue : il y avait plus d’argent sur son compte en banque
que quand il était parti. Ce fut un tournant dans sa carrière.
En 1958, Vance publia une
novelette intitulée « Parapsyche » [Traduction française à paraître
chez Le Bélial en 2006. NDT] dans Amazing
Stories (août 1958). Richard Tiedman fut très perplexe, et considéra que
c’était « le roman le plus éloigné possible du développement de Vance. Il
montre que chez lui, le contenu et le style ne sont pas indissociablement liés,
car les touches vanciennes habituelles en sont pratiquement absentes. Vance a
peut-être adopté un style plus conventionnel pour une action qui se situe dans
le cadre de la Terre contemporaine. » Cette conclusion est bien fondée ;
Vance a déclaré : « Je n’ai pas conscience d’utiliser un style
inflexible ou prédéterminé. Chaque histoire engendre son propre style, pour
ainsi dire. » Le style narratif de Vance est particulièrement atténué dans
ses romans policiers qui se passent de nos jours, plus marqué dans ses ouvrages
de science-fiction, particulièrement lorsqu’ils se déroulent dans un futur lointain,
et particulièrement extravagant dans ses ouvrages de fantasy.
En 1958 également, Vance entama une
décennie au cours de laquelle il démontra sa maîtrise de la novelette. La
longueur d’une novelette est particulièrement adaptée aux histoires de Vance.
La nouvelle est trop contraignante pour lui permettre de déployer pleinement
ses talents ; plus longue, la novelette lui donne suffisamment d’espace
pour mettre en place le cadre et les circonstances de l’histoire, sans qu’il
lui soit nécessaire d’entrer dans les complications et les développements
qu’exige un roman.
Les Faiseurs de miracles parut dans Astounding
en 1958, permettant à Vance d’obtenir sa première nomination au Hugo Award,
suivi en 1959 de « Les Œuvres de Dodkin », sa dernière apparition
dans Astounding.
Amazing SF
publia « Le Syndrome de l’homme augmenté » [Paru sous le titre
« I-C-A-BEM », un jeu de mots car le titre se prononce « I see a
BEM » = « Je vois un BEM », « BEM » étant
l’abréviation de « Bug-Eyed Monster » = « monstre au yeux
exorbités, une façon courante de parler d’extraterrestres monstrueux… La
nouvelle fut ensuite republiée sous le titre « The Augmented Agent »
en 1973, dans une version « édulcorée » de ses références raciales ou
politiques. Le « politiquement correct » ne date pas d’aujourd’hui…
NDT] en 1961 et « Les Portes de l’Ailleurs » [Paru sous le titre « Gateway
to Strangeness » = « Porte ouverte sur l’étrange », mais également
publié sous les titres « Sail 25 » = « Voile 25 », et
« Dust of Far Suns » = « La poussière des soleils
lointains ». NDT] en 1962. Ces nouvelles avaient été commandées par
l’éditrice Cele Goldsmith, qui avait invité Vance et Frank Herbert à une
réunion chez Poul Anderson. Elle leur avait montré un lot d’illustrations de SF
qu’elle venait d’acheter, et avait demandé à chaque écrivain d’en choisir une
ou deux, puis d’écrire quelque chose pour chaque illustration. (De tels
contrats permettaient d’être payé un peu plus au mot, et garantissaient bien
sûr à l’écrivain une histoire en couverture du magazine.)
Galaxy
publia « Le Papillon de Lune » en 1961, « Les Maîtres des
dragons » en 1962 (Prix Hugo 1963 pour les nouvelles), et « Le Dernier
Château » en 1966 (Prix Hugo et Nebula en 1967).
Terry Dowling a qualifié
« Le Papillon de Lune » de « œuvre xénographique absolue… Dans
"Le Papillon de Lune", nous trouvons ce mélange de mystérieux et de
banal, cet équilibre entre extraterrestres exotiques et choses familières, qui
forme une part si essentielle de l’œuvre de Vance. »
En ce qui concerne « Les
Maîtres des dragons », Lawrence Person a écrit : « Ce qui est le
plus impressionnant, c’est la façon dont le roman est construit, la façon dont
Vance a tracé des cercles de plus en plus grands, avec des personnages qui se
reflètent l’un l’autre, comme un symbole du yin et du yang qui se révélerait
être l’œil d’un symbole yin-yang plus grand, lui-même l’œil d’un symbole encore
plus grand. »
Il est intéressant de noter que
« Les Faiseurs de miracles », « Les Maîtres des dragons »
et « Le Dernier Château » ont en commun une idée vancienne
caractéristique, celle d’un reste de population humaine dans un futur très
lointain, ou isolé et perdu sur une planète écartée, une situation « des
derniers jours » qui rappelle Un
Monde magique.
Cette série de novelettes à
succès n’est que le sommet de l’iceberg. De fait, les années 60 furent
extrêmement productives pour Vance. Pendant une bonne partie de ces dix années,
il écrivit à plein temps, les débouchés proliféraient, et il avait atteint la
pleine maîtrise de son art.
Toutefois, l’époque des grandes
novelettes touchait à sa fin. En tant qu’écrivain professionnel, Vance avait
besoin de maximiser ses revenus par rapport au temps passé à écrire. Les
novelettes et les nouvelles courtes ne pouvaient se vendre qu’à des magazines,
pour quelques cents par mot, pour
rapporter ensuite des sommes modestes si elles étaient retenues pour figurer
dans des anthologies, ou incluses dans une de ses propres collections. En 1967,
Vance dit à Guy Lillian : « seuls les romans me rapportent vraiment
de l’argent. »
Les années 60 furent fertiles en
autres événements également. En 1961 naquit John Vance II. À partir de l’âge de
trois ans, il accompagna ses parents dans leurs voyages, et fêta son quatrième
anniversaire en Australie. Ces séjours prolongés à l’étranger impliquaient que
John suive des cours à domicile, avec Vance qui s’occupait des mathématiques et
des sciences. Au Sri Lanka, en 1975, Arthur C. Clarke se chargea de trouver un
surveillant pour l’examen d’algèbre de John. En grandissant, John devint
également l’assistant de son père pour les travaux de construction de la maison
d’Oakland, et son équipier sur les voiliers.
En 1962, Vance embrigada Frank
Herbert et Poul Anderson dans un projet commun : construire un houseboat pour s’en servir de maison
flottante sur les cours d’eau du delta de la rivière Sacramento, non loin de
chez eux. Cet intérêt pour tout ce qui flotte se retrouve dans de nombreuses
œuvres de Vance : les house-boats dans « Le Papillon de Lune »
(1961), la péniche de Navarth dans Le Palais
de l’Amour (1967) et la soirée mélancolique de Jantiff Ravensroke à bord du
bateau familial dans le chapitre 2 de Wyst :
Alastor 1716 (1978).

Les flotteurs furent construits
dans l’allée de la propriété des Vance, puis transportés sur une plage de la Baie,
près de Point Richmond. « Ce fut une époque heureuse, se souvient
Norma. Plusieurs de nos amis s’étaient joints à nous, pour profiter du soleil,
de l’air marin, et de la compagnie. À chaque fois qu’une étape était terminée,
on organisait une fête ; ce fut une fête permanente. »
Et puis le désastre arriva. Il y
eut une forte tempête, un des flotteurs frotta contre le quai jusqu’à ce que le
revêtement en fibre de verre soit transpercé, et que le flotteur se remplisse
d’eau, faisant couler le bateau. Vance enfila une combinaison de plongée, et
avec l’aide de Poul Anderson il réussit à remettre le bateau à flot, en le
remplissant de blocs de mousse plastique. La mousse avait une remarquable
tendance à flotter, et il fallut d’énormes efforts et beaucoup d’ingéniosité
pour arriver à la forcer sous l’eau. Anderson a décrit cette opération comme
« le combat épique des hommes contre l’océan, digne de Joseph Conrad si
Conrad avait écrit des romans comiques. »
Après ce naufrage, Frank Herbert
se retira de l’association. Mais pendant qu’ils travaillaient à la construction
du bateau, les trois écrivains avaient imaginé l’histoire d’un voleur
sous-marin, et projetaient d’utiliser le pseudonyme « Noah
Arkwright » en hommage à leur association [Ce pseudonyme fait bien sûr
référence à l’Arche de Noé : Noah = Noé, et « Arkwright » =
« Fabricant d’arches »… NDT]. Pris par d’autres activités, ni Vance
ni Anderson ne purent donner suite à ce projet, de sorte que c’est Herbert qui
finit par l’écrire tout seul, sous le titre « Les Primitifs » (Galaxy, avril 1966).
Le bateau faisait 32 pieds sur
14. La cabine comportait six couchettes, un cabinet de toilette avec lavabo et
W.-C., et une cuisinière dans la partie cuisine-salle à manger. Quand la
construction fut terminée, Houseboat
(il ne fut jamais baptisé officiellement) remonta la rivière Sacramento pour
aller s’amarrer à l’embarcadère du Moore
Riverboat Yacht Haven, sur la rivière Mokelumne.

« Notre bateau était idéal
pour aller sur les « sloughs » [nom local donné aux multiples canaux
naturels que forment la rivière Sacramento et la rivière San Joaquin. NDT] :
nous y passions des vacances, nous y organisions des fêtes, ou nous y passions
simplement la nuit, généralement loin du port, se souvient Norma. Le bateau
glissait à la surface de l’eau, à la recherche d’un point d’ancrage idéal.
L’été, il y avait des buissons de mûres chargés de baies, que nous pouvions
cueillir depuis le pont. Quand le soleil se couchait, nous nous prélassions
dans la véranda, les pieds sur le bastingage, avec un verre de notre boisson
favorite à la main, et nous écoutions les insectes, les animaux, et les chants
des oiseaux ; c’était le bonheur parfait. »
« Ce fut une des grandes
périodes de ma vie, quand j’y repense, s’est souvenu Vance des années plus
tard. Qu’est-ce qu’on a pu s’amuser sur ce sacré bateau… » Finalement,
après avoir profité du bateau pendant des années, les Vance furent obligés de
se retirer de la copropriété, suite à des projets de voyage à l’étranger. Mais
le bateau poursuivit sa carrière avec une grande variété de propriétaires.
Au début des années 60, Vance continua
son activité parallèle dans le domaine policier en signant un contrat avec
« Ellery Queen », pour trois romans. The Four Johns fut publié en 1964, A Room to Die In en 1965, et The
Madman Theory en 1966. Ils furent publiés sous le nom générique « Ellery
Queen », et Vance avait l’obligation contractuelle de ne pas révéler qu’il
en était l’auteur. Quelques années plus tard, quand cela fut connu, Vance
respecta son engagement en dédicaçant quelquefois des exemplaires sous le nom
de « Ellery Queen », accompagné de ses propres initiales. Vance ne
regretta pas que son nom ne figure pas sur la couverture : les textes
avaient été fortement (et mal) modifiés par l’éditeur, sans doute pour se
conformer davantage à la marque de fabrique « Ellery Queen », et
Vance ne voulait pas être associé au résultat. Mais le travail avait été
profitable : il avait été payé 3000 $ le roman, nettement plus que
l’avance habituelle qu’on pouvait espérer pour un livre de poche de SF à
l’époque. [C’est pour cette raison que Vance n’a pas voulu que ces romans
fassent partie de l’édition VIE… Mais plus tard, un des membres du projet a
découvert, au verso de manuscrits de Vance, de larges portions des romans, ce
qui a permis d’en restaurer une grande partie, tels que Vance les avait
réellement écrits. Un volume VIE tiré à part, regroupant ces romans, doit
paraître au 1er semestre 2006. NDT]
En 1964, Ballantine Books publia le premier recueil de nouvelles de Vance, Future Tense (réédité plus tard par DAW
sous le titre Dust of Far Suns). Pour
ce qui est du contenu, Vance choisit quatre novelettes : « Les Œuvres
de Dodkin », « La Retraite d’Ullward », « Les Portes de
l’ailleurs », et « Le Don du bagout ».
La première grande série SF de
Vance commença également en 1964, quand Berkley publia Le Prince des Étoiles, le premier de la série des Princes Démons,
sans doute la plus populaire des séries de Vance. (Le nom de la série ne vint
que plus tard, une invention marketing de l’éditeur quand DAW Books réédita les
romans.)
Le Prince des Étoiles parut d’abord en feuilleton dans Galaxy, et le deuxième roman, La Machine à Tuer, fut vendu à un autre
magazine lié à Galaxy, If. Mais il y eut un malentendu entre
l’agent de Vance et les deux rédacteurs de ces magazines, et Berkley publia le
livre de poche avant que la parution en magazine n’ait pu avoir lieu (mais pas
avant que la couverture du numéro de Janvier 1965 n’ait été réalisée, montrant
l’idée que l’artiste se faisait de l’Interchange.)
La publication du roman complet
en livre de poche empêcha le magazine de le publier en feuilleton, et Vance
écrivit Le Dernier Château pour Fred
Pohl, à titre de compensation pour l’argent qu’il avait reçu au titre de La Machine à Tuer. (Un écrivain
professionnel est prêt à faire beaucoup pour les éditeurs avec lesquels il
s’entend bien, mais en aucun cas il ne rembourserait de l’argent.) Vance était
à Tahiti à l’époque. « C’était un endroit absolument merveilleux pour travailler,
se souvient-il, mais c’était beaucoup moins merveilleux d’avoir à écrire cette
histoire gratuitement. » Par une espèce d’ironie du sort, cette novelette
que Vance écrivit à titre gracieux lui valut un deuxième Hugo Award ainsi que
le Nebula Award décerné par l’association des Science Fiction Writers of
America.
Le planning de publication fut
mieux réussi avec le troisième volume, Le
Palais de l’Amour, qui parut dans Galaxy
en 1966 et en livre de poche chez Berkley en 1967. Dix ans plus tard, Vance
cita Le Palais comme une de ses
œuvres préférées, peut-être à cause de l’affection qu’il porte à un des
principaux personnages du roman, le poète fou Navarth. « J’aime beaucoup
Navarth, a avoué Vance trente ans plus tard. Je m’identifie à lui ! »
Il y a cinq Princes Démons, et la
série devait donc forcément comporter cinq volumes. Mais les fans durent
attendre très longtemps avant de pouvoir lire les deux derniers. « Je ne
me souviens plus pourquoi je ne n’ai pas continué avec les deux derniers, a dit
Vance. Je crois que j’ai été distrait par l’écriture d’un roman policier, The Deadly Isles. » (Il avait été
également très vexé par le directeur de Galaxy,
Pohl, qui avait supprimé toutes les merveilleuses épigraphes au début des
chapitres du Palais de l’Amour, pour
que le roman puisse tenir dans le nombre de pages prévues dans le magazine.)
Et puis, en 1965, après la
publication des deux premiers Princes Démons, Vance se remit enfin à la fantasy,
à plein régime, avec une séries de nouvelles publiées dans The Magazine of Fantasy and Science Fiction, réunies ensuite sous
le titre de Cugel l’Astucieux (Ace
1966). La série de nouvelles a pour héros principal Cugel et reprend les
paysages hantés de Un Monde magique.
Une deuxième série, Cugel Saga,
suivra en 1983, faisant de Cugel le personnage principal de Vance, et peut-être
son préféré. Vance a reconnu que « Cugel m’a surpris. Je crois que je
m’admire un peu de l’avoir inventé. »
Comme l’indique sa parution en
magazine en tant que série de nouvelles, Cugel
l’Astucieux est un roman à épisodes. C’est une aventure picaresque, une
comédie sombre qui se situe dans un monde menaçant, où règnent l’avarice, le
mensonge et la trahison, et qui projette « une vision remarquablement
sinistre », d’après Robert Silverberg, « que l’on arrive à supporter
uniquement grâce à l’élégance de la prose utilisée, et la courtoisie constante
avec laquelle les créatures assassines de la Terre mourante s’adressent la
parole. »
Jack Dann et Gardner Dozois ont fait
l’éloge des histoires de Cugel : « Bien qu’elles représentent
l’essence même du merveilleux, avec un formidable pouvoir d’évocation, les
histoires de Cugel sont également élégantes et pleines d’intelligence,
d’esprit, de touches subtiles, le tout baignant dans l’ironie amère et l’humour
sardonique de Vance. »
Si l’on rassemble les deux
romans, la double intrigue circulaire constitue un grand progrès par rapport au
simple assemblage de nouvelles qu’on pouvait voir dans Un Monde magique. Chaque histoire de Cugel fait réellement partie
d’une séquence. Chaque aventure peut se lire séparément, mais mises ensemble,
elles constituent un grand roman avec un début et une fin, qui contient
« un squelette rigide sous sa surface picaresque », comme le note
Robert Silverberg.
Cugel l’Astucieux valut à Vance une nomination au Hugo Award du meilleur roman en 1966, et
l’épisode final, « Le Castel d’Iucounu », fut nominé pour le Nebula
Award de la meilleure novella en 1967.
Vance a de nouveau publié dans
une veine comique en 1965, avec Space
Opéra. En guise de clin d’œil éditorial pour les fans de SF, Berkley Books
avait demandé un roman portant le titre « space opéra », et Vance
accepta le contrat, avec un résultat prévisible (dans le même esprit, Philip K.
Dick accepta d’écrire un roman intitulé Le
Zappeur de mondes [le titre français s’écarte de l’intention
initiale : le titre américain est The
Zap Gun, un accessoire indispensable dans un « Space Opéra »…
NDT]). Space Opéra est un autre Les
Cinq rubans d’or, une succession de rencontres interplanétaires, avec cette
fois-ci un protagoniste assez passif et sa tante autoritaire, dont on retrouve
un étrange écho près de quarante ans plus tard dans Escales dans les étoiles.
Un Monde d’azur, publié par Ballantine en 1965, était une version plus développée d’une
nouvelle parue en magazine, « The Kragen » (Fantastic Stories, juillet 1964). Ce roman valut à Vance une autre
nomination pour le Hugo Award. Vance a désigné Un Monde d’azur comme étant « ma dernière
histoire-gadget », sa rupture avec l’idée traditionnelle de la
science-fiction en tant qu’histoires dérivées d’éléments scientifiques. Dans ce
roman, le héros triomphe en obtenant du cuivre à partir de sang dans un monde
aquatique dépourvu de métaux.
Cet environnement aquatique est
également une sorte d’hommage à la planète désertique de Frank Herbert, Dune. Pendant
que Herbert écrivait son célèbre roman, il régalait Vance de détails sur sa
planète Dune, et Vance écrivit Un Monde
d’azur comme une sorte de contrepoint à la romance planétaire de son ami.
(Quand Dune devint un succès phénoménal, Herbert confia souvent aux
journalistes qui l’interviewaient qu’il devait tout aux encouragements de Vance
— au grand étonnement de Vance, car il n’avait pas trouvé l’idée bien fameuse
quand Herbert lui en avait parlé la première fois…)
Plus d’un fan de Vance considère
que Un Monde d’azur est sous-estimé.
Dans un article écrit en 1978, Malcolm Edwards déclare que Un Monde d’azur est une des deux œuvres de Vance dans lesquelles il
déploie totalement ses talents (l’autre œuvre est « Papillon de
Lune »). Richard Tiedman l’a qualifié de « récit d’initiative, de
souffrances et de changements, avec une atmosphère magique, presque un conte de
fées — un des plus beaux romans de Vance. »
Quand Un Monde d’azur fut republié par Gollancz en 2003, Joan Montserrat
fut un peu moins élogieuse : « Le roman débute de façon prometteuse,
mais comme cela se produit parfois chez Vance, il perd de son intensité
dramatique à mesure que l’intrigue progresse… » Elle lui reproche aussi
l’absence de véritables surprises, ou de développement dans le caractère des
personnages. Néanmoins, « la véritable force du roman réside dans la
description quasi-sociologique que fait Vance de la façon dont une société
s’adapte à des conditions extrêmes pour établir une forme d’ordre, même si
c’est aux dépens de la vérité… C’est un Vance d’une excellente cuvée : une
lecture facile, mais pas trop, et de toute façon extrêmement divertissante. »
The Brains of Earth parut en 1966 dans un Ace Double, avec pour compagnon Les Mondes de Magnus Ridolph. Brains
est la seule œuvre de Vance qui soit parue directement dans un Ace Double. Son
style semble vieillot pour l’auteur qui avait déjà publié « Le Papillon de
lune », Les Maîtres des dragons
et Cugel l’Astucieux, et Vance
lui-même a peu d’estime pour cette novella. Mais Richard Tiedman n’est pas du
même avis : «The Brains of Earth
est une étude fascinante de certains phénomènes parapsychiques (que Vance a
repris dans « Parapsyche » [À paraître en traduction française chez
Le Bélial en 2006. NDT]), et c’est une œuvre très sous-estimée. »
En 1966, alors que le troisième
Ellery Queen était publié, Vance se remit à écrire des romans policiers sous
son vrai nom, avec Un Plat qui se mange
froid, publié par Bobbs-Merrill. C’était le premier roman mettant en scène
le shérif Joe Bain, qui fut suivi de Charmants
Voisins en 1967. Ces romans de Joe Bain se passent en Californie, dans
le comté imaginaire de San Rodrigo. Les deux romans furent réédités en livres
de poche par Ace en 1969. Un synopsis d’un troisième roman, The Genesee Slough Murders, apparaît
dans l’ouvrage de Hewett et Mallett, The
Work of Jack Vance. Mais l’éditeur avec lequel Vance était en contact chez
Bobbs-Merrill mourut, et le nouvel éditeur n’était pas intéressé par une
poursuite de la série.
Alors que le troisième volume des
Princes Démons, Le Palais de l’amour,
paraissait en 1967, Vance commençait à écrire sa deuxième série de SF, les
quatre romans de La Planète d’Aventures, ou Tschaï. Ces romans avaient été
commandés par Ace pour paraître directement en livre de poche. « Ils m’ont
parlé d’un gros budget de promotion, et qu’on allait vendre des millions
d’exemplaires, s’est souvenu Vance des années plus tard. Je me suis bien
amusé en les écrivant, mais ils ne m’ont jamais rapporté grand-chose. »
Les éditeurs de chez Ace pensaient sans doute qu’il y avait un gros potentiel
de vente dans ce genre d’histoire, avec un couple du genre Obi-wan et Luke dans
Star Wars, ou Batman et Robin. Vance,
naturellement, n’avait aucunement l’intention d’écrire des romans à recette, et
c’est pourquoi il a ajouté Anacho, le rusé et sardonique homme-Dirdir, pour
tenir compagnie à Adam Reith et Traz.
Le Chasch, Le Wankh, Le Dirdir et Le Pnume
parurent en succession rapide, entre 1968 et 1970 (Le Pnume eut droit à une nomination au Hugo Award du meilleur roman
en 1970). La série fut rééditée plus tard par DAW, et fut l’objet de plusieurs
publications à l’étranger, ainsi que d’une édition omnibus chez Grafton (1985),
Tor (1992), et au Science Fiction Book Club, de sorte que la série finit par
rapporter beaucoup plus que l’avance contractuelle initiale.
Ainsi que l’indique le titre global
de la série, « Planète d’aventures », ces quatre romans constituent
une romance planétaire. Vance se souvient d’avoir commencé à écrire la série en
ayant la planète Tschaï en tête (que Vance, de façon inexplicable, choisit de
prononcer « Tché » alors que tous ses lecteurs disent
« Tchaille » [en anglais, le nom de la planète s’écrit
« Tschai », sans tréma… La traduction française a choisi d’entériner
la prononciation des lecteurs anglo-saxons, et non celle de Vance… NDT] )
Certains lecteurs ont pensé que Vance s’était un peu inspiré des romans de
Edgar Rice Burroughs qui se passent sur la planète Barsoom, et effectivement,
Vance était un fan de Burroughs quand il était gamin.
« J’ai lu les aventures de
Tarzan, et j’étais fasciné, se souvient Vance. J’ai déniché tous les autres
livres de Burroughs à la bibliothèque municipale. Je trouvais Barsoom
absolument fantastique ; Burroughs avait le génie de créer une atmosphère
merveilleuse… et l’atmosphère de Barsoom m’a imprégné lorsque j’avais sept ou
huit ans, pour ne plus jamais me quitter. » Mais Vance nie avoir été
consciemment influencé : « Je n’avais aucunement l’intention d’imiter
le Barsoom de Burroughs en écrivant les romans de Tschaï ; je n’ai même
pas pensé à Barsoom en les écrivant ; Tschaï est totalement à part, totalement
inventé. »
La même année où parurent le
second et le troisième roman de la série Tschaï, Vance publia un de ses
meilleurs romans, Emphyrio ( Arthur
Jean Cox : « à mon avis, le meilleur roman de SF paru en 1969 »)
Joanna Russ a qualifié
Emphyrio de « non pas un roman d’aventures, mais un Bildungsroman (un roman sur le
développement d’une personnalité, du passage de l’enfance à l’âge adulte, de la
façon dont on devient une personne) qui décrit un trajet parfait du début à la
fin. »
D’après Stuart Carter :
« La description d’un système de protection sociale étatique
hyper-protecteur, restrictif et, en fin de compte, uniquement préoccupé de ses
propres intérêts, me semble être une invention très américaine. Que le système
soit dirigé par des "Seigneurs et des Dames" est une affirmation
encore plus républicaine. Mais à part cela, Emphyrio
n’est pas un roman politique. Le renversement du système n’est que d’un intérêt
secondaire ; plutôt que d’être le thème central, ce n’est que le chemin qui
mène à la vérité, en s’opposant à la tradition et à l’ignorance… »
Dans l’analyse de Terry Dowling,
« Emphyrio se conforme
parfaitement au format que Vance a inventé : une focalisation sélective
suivie d’un développement — une sorte de récit de voyage exotique. »
C’est en 1969 également que parut
le dernier roman policier classique de Vance, The Deadly Isles, à nouveau chez Bobbs-Merrill en hardcover, et
chez Ace en format de poche (1971). Ce roman a été inspiré par le séjour de
Vance dans le Pacifique Sud au milieu des années 60, et son amour pour les
voiliers.
Quand Donald A. Wollheim quitta
Ace Books et créa sa propre maison d’édition de livres de poche, DAW Books, en
1972, il emporta avec lui un goût certain pour les œuvres de Vance. Chez Ace,
de 1952 à 1971, Wollheim avait publié Vance dans une série de Ace Doubles, des
titres en solo comme Les Langages de Pao
et Cugel l’Astucieux, et les quatre
volumes de Tschaï en publication originale.
Chez DAW, Wollheim réédita les
trois premiers titres des Princes Démons, et signa un contrat avec Vance pour
qu’il complète la série. DAW assura la promotion de Vance comme auteur majeur
de SF, et republia systématiquement toutes ses œuvres dont il pouvait acquérir
les droits. Pour marquer la publication du
Livre des rêves en janvier 1981, DAW célébra « Le Mois de Jack
Vance » et fit de la publicité pour son catalogue de vingt titres de
Vance. Au fil des années, de tous les éditeurs américains de Vance, ce fut
Wollheim qui fit le plus pour assurer la promotion et la diffusion de ses
œuvres. En Amérique du Nord, la majorité des vieux fans de Vance ont découvert
leur auteur préféré grâce à un livre de poche de Ace ou de DAW.
Ce fut une chance pour Vance que
ses éditions de poche aient un tel succès, car ce fut le moment où le marché
des magazines de SF se réduisit fortement. La dernière nouvelle de Vance
publiée en magazine fut « Les Dix-sept vierges » (F&SF 1974). Une première publication
dans des anthologies originales remplaça les magazines pour ses quelques dernières
nouvelles, tandis que Vance délaissait ce format pour se concentrer sur des
romans. « Morreion » parut dans Flashing
Swords 1, 1973 ; « L’Agence touristique du Terrier » dans Epoch, 1975 ; « Le Sac de
rêves » dans Flashing Swords 4,
1977 ; et « Le Tour de Freitzke » dans Triax, 1977. Le court roman Fanhure
ainsi que « La Murthe », parurent pour la première fois, avec la
réédition de « Morreion », dans le volume intitulé Rhialto le Merveilleux (1984).
Les années 60 avaient été une
décennie prodigieuse. Les années 70 commencèrent plus doucement. Vance ne
publia rien de nouveau en 1971 ni en 1972 (sauf des feuilletons en magazine
pour une publication ultérieure sous forme de livre), mais c’était le calme qui
précède la tempête. De 1973 à 1976, Vance publia huit romans de SF, ainsi que
son dernier roman non-SF, Méchant Garçon.
Méchant Garçon (Ballantine édition de poche, 1973) n’est pas tant un roman policier qu’un
roman psychologique à suspense. S’il était besoin d’une preuve que Vance
n’utilise pas un style unique, mais sait au contraire varier son style en
fonction de l’histoire qu’il veut raconter, il suffit de lire Méchant Garçon, qui est terriblement
différent de tout ce qu’il a pu écrire. L’histoire de ce garçon de dix-sept
ans, Ronald, violeur et assassin, est effrayante, et troublante, car elle est
racontée de son point de vue. Le roman fut adapté en 1974 pour la télévision,
sur ABC, en tant que « film du mercredi soir ».
Le premier brouillon de Méchant Garçon fut écrit dès 1955, et
révisé pour être publié en 1973. Ed Winskill pense que cette première mouture
annonçait déjà des personnages à venir, qu’on trouve dans les Princes Démons :
Viole Falushe, et surtout Howard Alan Treesong. « De bien des façons,
Ronald Wilby est l’ancêtre direct de Howard Hardoah : par exemple, le
meurtre de la première jeune fille qui a repoussé ses avances, et les écrits
fantastiques qui évoquent le Livre des Rêves, en particulier. »
Dell publia la trilogie de
Durdane en livre de poche, après la publication en feuilleton dans le Magazine of Fantasy and Science Fiction
(L’Homme sans visage en 1973, Les Paladins de la liberté en 1973, et Asutra ! en 1974) D’après Malcolm
Edwards : « Ce que fait Vance dans ces trois romans, c’est créer une
série de niveaux d’opposition : à chaque fois qu’Etzwane arrive à
triompher d’un adversaire, il se retrouve à devoir en affronter un nouveau,
plus difficile », d’abord les Chilites, ensuite l’Homme sans visage, puis
les Roguskhoi, les Asutra, et enfin leurs adversaires Ka.
Edward considère L’Homme sans visage comme « un des
six meilleurs romans de Vance », mais il trouve que la série se dégrade
progressivement dans les deux volumes suivants. Le héros, Mur, est d’abord pris
dans une société à l’intérieur de laquelle il grandit et se débat contre des
adversaires de plus en plus redoutables, mais il devient progressivement de
plus en plus étranger à son propre monde. Edwards pense que L’Homme sans visage représente
« Vance au sommet de son art… malheureusement, l’intrigue commence à
émerger du décor arrivé aux deux tiers du premier volume, et le reste de la
trilogie ne retrouve jamais la magie du début. » Les collègues de Vance ne
furent pas aussi déçus, et Les Paladins
de la liberté eut une nomination au Nebula Award du meilleur roman.
En 1973, Vance se lança dans un
nouveau genre de série avec Trullion :
Alastor 2262, suivi de Marune :
Alastor 933 (1975) et Wyst :
Alastor 1716 (1978). Chacun de ces romans peut se lire indépendamment des
autres, mais tous trois ont la même toile de fond : l’Amas d’Alastor et le
Connatic, qui règne sur les 3000 mondes habités de l’Amas. Trullion et Marune sont
des romances planétaires. Wyst est
une satire de l’égalitarisme.
Trullion
introduit le jeu de hussade, un sport d’équipe présenté avec un luxe de détails
typiquement vancien. Vance a manifesté son intérêt pour l’invention de jeux dès
1948, avec le jeu de casino Lorango, dans la nouvelle de Magnus Ridolph
intitulée « Un raccourci pour Sanatori », et a renouvelé l’exercice
avec le hadaul, qui se joue à Dar Sai, dans Le
Visage du démon.
Marune est
centré sur un conflit d’intérêts opposant une espèce indigène aux humains, avec
des aspects secondaires impliquant différents groupes de colons, un thème que
Vance aborde également la même année dans Les
Domaines de Koryphon.
Un quatrième volume d’Alastor,
qui devait s’intituler Pharism :
Alastor 458 a été envisagé, mais jamais écrit. Vance a pu être distrait de
ce projet par son retour à la série des Princes Démons.
[À venir : des commentaires sur Les Domaines de Koryphon 1975, un des rares romans de Vance ayant
soulevé une polémique ; Les Baladins
de la Planète géante 1975, un retour à la Planète Géante ; et Un Tour en Thaery, qui préfigurait une
série qui n’a jamais été poursuivie.]
Un autre événement se produisit
en 1976, qui contribua fortement à l’évolution de la carrière de Jack Vance.
Tim Underwood et Chuck Miller décidèrent de créer une maison d’édition qui
publierait des œuvres de grands écrivains de SF et de fantasy, sous forme de
livres reliés de grande qualité, à tirage limité. Ils choisirent Un Monde magique pour leur premier
volume. Après l’édition Hillman de 1950, Lancer avait republié Un Monde magique en format de poche en
1962 (réédité en 1969 et 1972), mais l’œuvre de Vance la plus célèbre n’était
jamais parue en format haut de gamme. Underwood-Miller en publièrent 1100 exemplaires,
dont 111 étaient numérotés et signés. L’intégralité se vendit en cinq mois,
prouvant qu’il existait bien un marché pour des œuvres de Vance en tirage
limité et édition de luxe.
Au cours des vingt années qui
suivirent, Underwood-Miller allèrent publier plus de 50 romans et anthologies
de Vance, permettant finalement de rassembler toutes ses nouvelles en hardcover.
Ces éditions Underwood-Miller conférèrent une note de respectabilité aux œuvres
de Vance, lui valurent des articles dans les grands journaux, et stimulèrent
les ventes aux bibliothèques, ce qui permit à davantage de lecteurs de le
découvrir. Enfin, et ce n’est pas le moins important, ces éditions apportèrent
des revenus supplémentaires à l’auteur, modestes mais conséquents sur le long
terme.
Puis, en 1977, plus d’un quart de
siècle après que Vance fut devenu célèbre dans le domaine de la SF, et dix ans
après qu’il eut gagné un Hugo et un Nebula, Un
Tour en Thaery fut la première œuvre de Vance retenue par le Science
Fiction Book Club. Qu’il ait fallu autant de temps pour en arriver là peut
s’expliquer en partie par le fait que jusque là, peu d’œuvres SF de Vance étaient
parues initialement en hardcover. Néanmoins, il est remarquable de constater
qu’un roman de la qualité d’Emphyrio,
paru à l’origine en 1969 chez Doubleday (propriétaire du SFBC !) en hardcover,
n’ait pas été mis sur la liste du SFBC.
Dans le quart de siècle qui suivit,
le SFBC publia des éditions club des trois volumes de Lyonesse, des trois
romans de la série Cadwal, de La Mémoire
des étoiles, et l’ensemble Escales
dans les étoiles/Lurulu. Le club
se rattrapa également en publiant des éditions omnibus de Planète d’aventures
(Tschaï) et de la série des Princes Démons, ainsi qu’une intégrale intitulée The Complete Dying Earth comprenant Un Monde magique, les deux volumes de
Cugel, et Rhialto le merveilleux.
La carrière parallèle de Vance en
tant qu’auteur de romans policiers n’avait pas le même élan que son activité en
SF et Fantasy, et elle s’arrêta en 1973. En tant qu’écrivain professionnel doté
d’un esprit pratique, Vance se rendit compte qu’il gagnait davantage d’argent
en écrivant de la SF, et les maisons d’édition ne lui réclamaient pas
particulièrement d’autres romans policiers. En fait, quand Underwood-Miller
commencèrent à publier des éditions limitées de sa SF, ils apprirent que Vance
avait sous le coude quatre manuscrits de romans policiers qu’il n’avait pas
réussi à vendre. Underwood-Miller les publièrent en éditions limitées : Lily Street et Méchante fille en 1979 (450 exemplaires de chaque), et The Dark Ocean [ = « L’océan
sombre ». NDT] avec Strange Notions
[ = « Idées étranges ». NDT] en 1985 (500 exemplaires).
Au cours des années 70, la maison
des Vance dans les collines d’Oakland avait été suffisamment agrandie pour que
les Vance puissent recevoir leur large cercle d’amis. Norma acquit une grande
renommée pour ses déjeuners dominicaux, auxquels participaient une douzaine
d’invités qui appréciaient la conversation et la gastronomie. « La liste
des invités comportait généralement plusieurs professions », d’après David
Alexander. « Médecins, architectes, céramistes, ébénistes, entrepreneurs,
un avocat (moi), des physiciens nucléaires, des pirates informatiques, et
parfois même un écrivain, un agent littéraire, un directeur de publication ou,
plus rarement, un éditeur. » Les grandes fêtes incluaient à l’occasion un
orchestre de jazz, avec qui Vance jouait du banjo et du kazoo.
[À venir : un commentaire de 1978 sur Wyst, un autre roman prêtant à
« polémique ».]
En 1967, Vance avait délaissé sa
série des Princes Démons, au grand dam de ses fans. Mais dix ans plus tard, une
chance se représenta. DAW books acheta les droits de réédition des trois
premiers volumes, et signa un contrat avec Vance pour qu’il complète la série. Le Visage du démon parut en 1979, et Le Livre des rêves en 1981. Le marché du
livre de poche avait changé, et les gens préféraient des romans plus longs, si
bien que les deux derniers volumes des Princes Démons sont significativement
plus longs que les trois précédents.
Des critiques ont parfois
reproché à Vance que ses séries semblent perdre en force à mesure qu’on avance,
mais même si cela est vrai dans certains cas, la série des Princes Démons constitue
une exception. Les deux derniers volumes montrent la capacité de Vance à
reprendre une série après une longue interruption, et à retrouver le ton et l’esprit
d’origine (avec une légère erreur de cohérence — le grand-père de Gersen dans
les trois premiers volumes devient son oncle dans les deux derniers. [Dans
l’édition VIE, cette incohérence a été rectifiée, après consultation de Jack,
et l’on a uniquement un grand-père tout du long, désormais. NDT] ) Il est
possible que cette longue interruption dans la série ait permis à Vance de
renouveler son énergie.
Comme l’a écrit Steven Sawicki
dans un article sur la réédition par Tor de la série des Princes Démons (en
deux volumes) : « Il y a des romans de Vance qui mettent mieux en évidence
sa capacité à bâtir une intrigue, d’autres qui démontrent son talent dans la
création de néologismes et la manipulation du langage, et d’autres encore qui
montrent son génie à inventer des noms. La série des Princes Démons est
peut-être le meilleur exemple où Vance excelle sur tous les plans. »
Vance revisita également un
épisode de son passé en 1981, avec la publication de The Galactic Effectuator en poche chez Ace, rassemblant ses deux
aventures de Miro Hetzel. La novella « L’agence touristique du
Terrier » (1975) et la novelette « Le Tour de Freitzke » (1977),
étaient d’abord parues dans des anthologies originales. Réunies, ces deux
histoires de détective interstellaire semblent constituer un retour de Vance à
Magnus Ridolph, avec la technique et l’expérience accumulées en vingt-cinq ans.
Vance aurait facilement pu poursuivre la série, mais il se concentrait
désormais sur les romans.
1983 fut un annus mirabilis pour les fans de fantasy vancienne. Dix-huit ans
après Cugel l’Astucieux, Vance remit
Cugel en scène dans Cugel Saga (Baen
1983, sous le titre anglais de Cugel’s
Saga, qui n’était pas le titre que souhaitait Vance. [Dans l’édition VIE,
le titre de Vance a été retenu, bien sûr… Ce titre est : The Skybreak Spatterlight, du nom de
l’écaille majeure de Sadlark. NDT]) Ce second recueil des aventures de Cugel
eut une longue incubation, avec deux de ses épisodes parus en 1974 et 1977
respectivement. Vance a sans doute été encouragé à écrire d’autres épisodes
pour pouvoir en faire un livre après que sa nouvelle « Les Dix-sept
Vierges » (Magazine of Fantasy and
SF, octobre 1974) gagna le Jupiter Award pour la meilleure novelette en
1975, et que « Le sac de rêves « (Flashing
Swords ! #4, SFBC) fut nominé en 1978 pour le World Fantasy Award
décerné à une nouvelle. Cugel Saga fut
ex-aequo avec L’Ultime rivage de Le
Guin en Espagne pour le Gilgamesh Award du meilleur roman.
Également en 1983, Vance se lança
dans une œuvre de fantasy majeure, une trilogie, avec le premier volume de
Lyonesse, Le Jardin de Suldrun, qui
fut suivi en 1985 de La Perle verte,
et qui se conclut en 1989 avec Madouc.
Vance a dit au magazine Locus qu’après avoir terminé la série des Princes
Démons avec Le Livre des rêves,
« j’ai eu envie d’écrire un long roman — trois longs romans. Pour autant
que je sache, personne n’avait écrit au sujet de Lyonesse auparavant, et j’ai
trouvé qu’il était temps que quelqu’un le fasse. »
Contrairement au décor de futur
très lointain qu’on trouve dans les aventures de la Terre mourante, Lyonesse se
situe dans un contexte pseudo-historique, après la chute de l’Empire Romain, et
une ou deux générations avant le roi Arthur. Vance a expliqué que ce décor de fantasy
plus conventionnel « avait quelque chose à voir avec le souhait de vendre
à un public plus large. Ces situations et ces personnages, je pense, plairont à
plus de gens que le genre de choses que j’écris d’habitude. »
[À venir : commentaires sur Lyonesse ; Madouc,
World Fantasy Award du meilleur roman en 1990]
La publication du Jardin de Suldrun en 1983 fut comme un
tremblement de terre dans la carrière de Vance. Jusque là, il avait écrit des
romans isolés, ou des séries constituées de courts romans de poche (Les Princes
Démons, Tschaï, Durdane, Alastor). Mais au cours des dix années suivantes, l’énergie
créatrice de Vance va se déployer dans les longs épisodes de la trilogie
Lyonesse et des Chroniques de Cadwal.
Vance avait encore quelques
œuvres plus courtes dans le tuyau. En plus des nouvelles aventures de Cugel, et
peut-être pour contrebalancer l’aspect grand public de la série Lyonesse, Vance
publia Rhialto le merveilleux en
1984, sa dernière incursion dans le futur lointain du Monde Magique, et sa
dernière œuvre de fantasy vancienne dans le style et le contenu. Le livre
comprend les novelettes « Morreion » et « La Murthe », et
le court roman Fanhure.
Jamais Vance n’a été aussi drôle,
fantasque et incisif. Son imagination incomparable se déploie, sa vision de la
nature humaine (et sandestine…) n’a jamais été aussi sardonique. D’après Joe
Schwab, « Rhialto le merveilleux
est la démonstration ultime des talents de Vance, et prouve que quarante ans
d’expérience ont fait de lui un maître styliste. »

Le début des années 80 fut le
point culminant de l’intérêt que Vance porte à la voile. Les voiliers ont
longtemps incarné pour lui ses rêves de voyages et d’aventures. Il étudiait
tout le temps des plans et analysait les qualités nécessaires pour avoir le
bateau le plus fiable et tenant le mieux la mer. Il acheta un jour les plans
d’un trimaran de 36 pieds, et construisit les trois coques. C’est alors que
l’architecte du bateau disparut en mer, ce qui refroidit quelque peu
l’enthousiasme de Vance pour ces plans. Au fil des années, Vance posséda un Venture
de 17 pieds gréé en cotre, et sur lequel John II apprit à naviguer ; un Columbia
de 35 pieds gréé en ketch; et enfin, un Explorer de 45 pieds qui fut
baptisé Hinano [Hinano est une marque
de bière célèbre à Tahiti et îles environnantes… On retrouve cette bière dans
un des romans de Vance, The Deadly Isles, qui se passe dans cette région
du monde. NDT]
Ce grand bateau était destiné à
transporter Jack, John II, et un ou deux autres compagnons, dans une longue croisière
dans le Pacifique Sud. Norma se souvient : « Une des périodes les
plus heureuses de Jack fut le temps qu’il passa avec John à gréer Hinano, à installer toutes sortes de
systèmes pour renforcer la coque, un radar, des éclairages, la radio, un filet
de sécurité, et des bastingages, à choisir les voiles, à acheter des cartes
marines et à préparer des itinéraires. »
Mais à cette époque, les premiers
symptômes de glaucome commençaient à affecter la vue déjà assez faible de Jack,
et John devait commencer ses études à l’université de Californie, à Berkeley.
Vance continua de s’accrocher à ses espoirs pendant un moment, accumulant des
fonds pour pouvoir financer le voyage et faire vivre Norma qui resterait à la
maison (elle n’avait pas l’intention de se joindre à la croisière). Mais le
loyer pour l’amarrage et les coûts d’entretien était très élevés, personne
d’acceptable ne se présenta pour se joindre à l’équipage, et Vance ne réussit
pas à gagner assez d’argent pour financer l’aventure. Il finit par décider que
c’était là un rêve iréalisable, et c’est avec regret qu’il revendit le Hinano.
Au cours des dix années suivantes,
le glaucome de Vance s’aggrava, nécessitant finalement le recours à la
chirurgie. « Le médecin qui a essayé de soigner ma vue s’est servi d’un
laser, et après chaque opération, je voyais encore moins bien. Il a fini par
renoncer. »
Sa cécité contraignit Vance à
abandonner également ses activités de jazz traditionnel, « une des grandes
passions de ma vie. » La musique a toujours beaucoup compté pour Vance.
« En fait, je me considère plus souvent comme un musicien que comme un
écrivain. » Il lui arrivait de jouer du cornet et du banjo dans des
orchestres, mais « personne ne cherchait à me contacter quand ils avaient
besoin de quelqu’un, sauf en dernier recours. J’adorais ça… mais quand j’ai
perdu la vue, j’ai laissé tout ça de côté. »
[À venir : Les Chroniques de Cadwal, La Station d’Araminta/Araminta 2 en 1987, Bonne Vieille Terre en 1991, Throy
en 1992.]
Quand Throy parut en 1992, Vance avait 76 ans et il était pratiquement
aveugle, mais ses talents n’étaient pas diminués pour autant. Cette année-là,
il fut Invité d’Honneur à la Convention mondiale de SF à Orlando (Magicon), le
plus grand honneur qu’on puisse faire dans le domaine de la SF, l’équivalent
d’un triomphe à la romaine.
Après avoir terminé les énormes
trilogies de Lyonesse et de Cadwal, Vance se remit à la forme du roman isolé
avec La Mémoire des étoiles en 1996.
C’est un exemple rare de roman « sombre » chez Vance, une histoire
pleine de crimes horribles et de tragédies. Ce nouveau roman s’attira de bonnes
critiques (New York Times : « Vance au sommet de son art. »)
L.R.C. Munro, dans un article on-line
pour le Science Fiction Weekly, l’a décrit comme « un roman un peu
décousu, écrit avec un souci du détail imaginatif, des tournures de phrase
poétiques, et un sens de l’humour sardonique… Si Charles Dickens et le Dr Seuss
s’étaient associés pour écrire un space opéra, ils auraient peut-être réussi à
produire une œuvre aussi imaginative, fantasque et divertissante que La Mémoire des étoiles. »
Till Noever a trouvé que La Mémoire des étoiles était « un
roman profondément satisfaisant, malgré sa tonalité sinistre… Au bout du
compte, on ressent une impression d’accomplissement, on se dit que les choses
se sont passées comme elles le devaient, et que, malgré une certaine tristesse
mélancolique, tout est bien ; et que lorsqu’on a des amis, l’univers —
même s’il est dangereux, tordu, morbide et maléfique — n’est pas si mal que ça,
au fond ; et qu’il y a toujours des choses à faire, des endroits où aller,
et des merveilles à voir. »
Pour faire encore mieux que son
titre d’Invité d’Honneur à la Convention de SF en 1992, les collègues de Vance,
groupés au sein de l’association des Science Fiction Writers of America, le
nommèrent Grand Maître en 1997. Cela faisait longtemps que Vance s’attendait à
être ainsi récompensé. « Je crois que c’était quelque chose que
j’attendais depuis longtemps, a-t-il confié à un journaliste du Sci-Fi Channel,
et quand c’est arrivé, j’ai été, euh, non pas reconnaissant, non, j’ai trouvé
ça normal. Je suis allé à Kansas City, et j’ai été poli ; je me suis levé
et j’ai fait un petit discours, je leur ai dit merci, on m’a remis le prix, et
puis je suis rentré chez moi et je l’ai rangé quelque part, je ne sais plus
où. » (Vance ne pouvait pas le voir, mais en 2004, son trophée de Grand
Maître trônait dans la grande salle à manger de la maison d’Oakland, à côté de
son prix World Fantasy.)
Le fait que Vance se soit attendu
à être nommé Grand Maître indique qu’il est conscient de son statut élevé dans
le domaine de la SF, et pourtant, il prend ses distances par rapport à cet
honneur qui lui a été fait, refusant d’exprimer sa gratitude ou sa satisfaction
pour cette réussite. Paul Rhoads s’est interrogé sur ce trait de
caractère : « Je suis intrigué par le rapport que Vance a avec ses
succès et ses échecs. Je crois qu’il a conscience de ce qu’il est (un artiste
exceptionnel), mais son expérience de la vie et sa personnalité sont telles que
son exubérance et sa combativité naturelles ont été mises sous le boisseau, de
sorte qu’il pratique une modestie et un détachement qui ne reflètent pas
vraiment sa nature profonde. »
Un élément important de cette
expérience de la vie est l’époque où Vance a écrit pour des magazines de SF bon
marché et clinquants, en étant payé aussi peu que un demi cent le mot, suivie d’encore bien des années comme écrivain dont
les œuvres paraissaient presque uniquement en format de poche, sans attirer
l’attention des critiques sérieux.
Un aspect important de la
personnalité de Vance est son esprit critique vis-à-vis de lui-même. Il ne
relit pas ses anciennes œuvres ; une fois qu’un manuscrit a été envoyé à
son agent, il ne s’en soucie plus. Il rejette sans problème ses premières
nouvelles comme « du travail d’apprenti », et parle souvent de ses
écrits comme « mes machins » ou « mes trucs ». Il ne prend
pas des airs d’écrivain, et il explique qu’écrire n’est pour lui qu’un travail,
son gagne-pain.
Vance ne s’étend jamais sur les
aspects artistiques de ses œuvres ; de fait, il se refuse généralement à faire
quelque analyse que ce soit de ses écrits. Quand on lui a demandé quel était
l’aspect de son travail qui lui avait donné le plus de satisfaction, Vance a
répondu : « Recevoir mon chèque. Je ne plaisante pas ! Mais pour
être un peu moins cynique, je pourrais dire que c’est le moment où j’écris le
mot « Fin ». »
Néanmoins, son fils John peut
témoigner qu’il arrive à son père de tirer un certain plaisir de son processus
créatif : « Quand j’étais enfant, et que je jouais dans la maison, à
courir partout pendant que Papa écrivait, je l’entendais parfois rire tout
seul. Il était très clair pour moi qu’il avait du plaisir à faire ce qu’il
faisait — que l’écrivain passait un moment agréable. »
Escales dans les étoiles parut en 1998. À la consternation de quelques-uns de ses
lecteurs, le roman s’arrête brusquement, en plein milieu. C’est en fait la
première partie d’une œuvre plus vaste, complétée par la publication de Lurulu en 2004. [Traduction française
sous le même titre à paraître chez Fleuve Noir, collection Rendez-vous
d’ailleurs, juin 2006. NDT]
« Pendant que j’écrivais Escales dans les étoiles, dit Vance, je
me suis retrouvé avec un roman assez long, mais il me restait encore pas mal de
choses à dire. Alors, de façon très peu orthodoxe, j’ai dit : "Mesdames
et messieurs, je suis forcé de m’arrêter là, et de continuer dans un deuxième
volume." Et c’est ainsi que j’ai terminé Escales dans les étoiles. » Malheureusement, l’éditeur n’a pas
intitulé le livre « Volume 1 » ou imprimé « À suivre » à la
fin du roman.
Escales est
un autre de ces romans épisodiques de Vance, dans le cas présent une série de
situations et d’incidents avec un début, mais sans intrigue construite de façon
conventionnelle. Le roman est un « tour de force de l’imagination
fertile et débridée de Vance », a écrit le critique Brooks Peck dans
Science Fiction Weekly. Mais « ce qui manque à Escales dans les étoiles, c’est un fil conducteur qui puisse nous
mener de port exotique en port exotique, d’aventure en aventure. »
Cela ne préoccupe pas Paul
Rhoads. Escales « peut
apparaître comme une simple improvisation sans structure ni objet. En fait, il
s’agit d’une méditation subtilement construite, sur un sujet qui n’est autre
que la mort. Dans un ordre admirable, chaque épisode projette un éclairage sur
l’existence telle qu’on peut la voir avec les contraintes du temps et de la
mort. Pour le lecteur qui sait lire entre les lignes, le charme apparemment
léger du roman est remplacé par un sentiment croissant d’angoisse poignante,
qui n’aurait pu être procuré ni entretenu si le thème avait été abordé moins
subtilement. »
Six ans plus tard, Lurulu
poursuit l’histoire commencée dans Escales
dans les étoiles, et amène l’ensemble à 140 000 mots (les deux romans ont
été publiés en un seul volume par le Science Fiction Book Club en 2005). En
tant que suite de Escales dans les
étoiles, Lurulu est également
épisodique et dénué d’intrigue centrale, bien que les éléments commencés dans Escales trouvent leur conclusion dans
les dernières pages. Myron rentre finalement chez lui, et il a appris des
choses sur lui-même et sur le sens de la vie ; mais il n’a pas conquis la
jeune fille, il ne s’est pas vengé de ses ennemis, et il n’a pas détruit la
société sclérosée dans laquelle il vit, contrairement à bien d’autres héros
dans les romans précédents de Vance.
Lurulu est
« un roman qui révèle une vérité
qui, bien que simple, n’en est pas moins profonde : la vie est un voyage
dont la signification réside dans le voyage lui-même, et non dans l’arrivée,
écrit Matt Hughes. Ainsi, l’histoire ne parle pas d’un début, d’un milieu et
d’une fin, qui seraient reliés par l’évolution d’un personnage, mais représente
simplement une célébration et un encouragement à vivre pleinement chaque
instant qui passe. »
Vance a expliqué que
« lurulu » est « un mot spécial du langage du mythe. »
Patrick Hudson a noté que « Lurulu est le nom d’un troll malicieux qui
devient l’ami du Prince Orion dans La
Fille du roi des elfes de Lord Dunsany, une œuvre de fantasy très populaire
lorsque Vance était enfant — publiée pour la première fois en 1924. Une grande
partie du roman de Dunsany concerne Orion et sa recherche de l’ineffable
Royaume des Elfes, qui semble se moquer de lui par sa proximité, tout en le
tourmentant par son éloignement. De même, Myron et ses amis se rendent compte
que le lurulu est à la fois terriblement loin, et paradoxalement à portée de
main. »
Montrant une fois de plus que
Jack ne jette jamais rien de ses idées ou des mots qu’il a inventés, Lurulu est
également le nom qu’il a donné au personnage féminin de sa nouvelle Une fille en or, parue en 1951 (Marvel Science Stories) mais écrite en
1946.
En examinant Escales dans les étoiles et
Lurulu dans leur ensemble, Russell Letson classe cette œuvre comme « non
pas une aventure menée par l’intrigue, mais comme une "pérégrination
vancienne"… On n’y trouve aucun facteur d’unité comme dans les quêtes
illustrées par Emphyrio, Un Monde d’azur ou Durdane. Le roman est beaucoup plus proche des nouvelles de la
Terre mourante, des histoires de Cugel — c’est-à-dire qu’il est picaresque, une
tradition dans laquelle le fait d’être épisodique n’est pas une tare, mais un
trait caractéristique. »
Quand il a envoyé le manuscrit de
Lurulu à son éditeur, Tor, Vance a déclaré qu’il était « en préretraite ».
Il s’est alors attelé à un nouveau roman, mais sans contrat, sans échéance, ni
même l’espoir de le terminer un jour. Il continue d’écrire, a-t-il expliqué,
« parce que c’est ce que je sais faire », et après avoir écrit
pendant plus de soixante ans, il se sentirait mal à l’aise s’il n’avait pas
quelque chose en train, quelque chose qui lui occupe l’esprit.
Au cours d’une carrière qui
s’étale sur six décennies, Vance a publié 4,6 millions de mots. Ses œuvres ont
été traduites dans une douzaine de langues (même en esperanto). Il a réalisé
son rêve d’enfant de devenir écrivain, et il a aimé son travail, qui lui a
procuré l’indépendance qu’il souhaitait, et qu’il a pu accomplir dans bien des
endroits différents tandis qu’il explorait le monde.
Vance a reçu les plus grands
honneurs dans les trois genres qu’il a abordés, il s’est attiré le respect de
ses collègues écrivains, et il a conquis un lectorat à travers le monde qui
éprouve pour lui une telle admiration qu’un groupe de lecteurs a collaboré
pendant plusieurs années pour publier ses œuvres complètes, dans des textes restaurés
et dans une belle édition [Pour ceux qui ne seraient pas encore au courant, il
s’agit bien sûr du Projet VIE, démarré en 1999 et conclu en 2005… NDT]. Il a eu
le temps et les moyens de se livrer à ses occupations favorites — la céramique,
la cuisine, la voile, le jazz — et il a construit une grande maison de ses
propres mains. Il a atteint un âge avancé en gardant un esprit acéré, et sans
qu’aucune de ses facultés (sauf une) ne décline.
Comme le dit Jack Vance
lui-même : « Je me suis beaucoup amusé dans ma vie, sans trop de
souffrances ni de tragédies. »
Fin de la première partie La
suite...
David B. Williams était destiné à
devenir un fan de Jack Vance. Il est né en 1945, au moment même où Vance
publiait sa première nouvelle. À l’âge de sept ans, c’était un fidèle
spectateur de la série télévisée « Captain Video », et bien des années
plus tard, c’est avec surprise qu’il apprit que Jack Vance en avait écrit
plusieurs épisodes. Son premier Vance fut « Les Faiseurs de
miracles », paru en juillet 1958 dans un numéro de Astounding SF, et il n’a jamais pu s’arrêter depuis.
Dans la vraie vie, David est rédacteur
chez Kiwanis International, l’organisation mondiale d’entraide, dont le siège
est à Indianapolis, aux USA. C’est également un astronome amateur très averti,
spécialisé dans la recherche sur les étoiles variables. Il a été récemment élu président
de l’Association Américaine des Observateurs d’Étoiles Variables.
Pulps :
1945-1952
/ 1953-1975 Parutions par Magazines de 1945-1975
Parutions Françaises : Galaxie et Fiction
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