Dans
son introduction à un recueil de nouvelles de Jack Vance,
Barry N. Malzberg soutient la théorie que le titre de la
première œuvre publiée d'un auteur a un caractère
symbolique : il annoncerait la direction de toute une carrière.
Et de fait, il n'est pas indifférent que le premier texte
publié de l'indestructible Jack Williamson s'intitule The
Metal Man (l'Homme de métal, que l'inégal Ray Bradbury
ait fait son entrée sur la scène de la science-fiction
avec Pendulum, le toujours vigoureux Robert Heinlein avec Life-Line
(Ligne de vie), le sublime Sturgeon avec Ether Breather (Celui qui
respirait dans l'éther)... et le prolifique Malzberg avec
We're coming through the windows (Nous passons par la fenêtre).
Sans doute aurait-on bien du mal à tirer quelque chose de
la première nouvelle publiée d'un Silverberg (Gorgon
Planet), d'un Spinrad (le Dernier des Romani) ou d'un Dick (Où
se niche le Wub) pour ne prendre que quelques exemples parmi les
auteurs qui ont déjà fourni matière à
un " Livre d'or " - mais- s'il est facile de la prendre
en défaut, et par là même difficile de lui reconnaître
une valeur scientifique, la théorie de Malzberg fonctionne
à merveille dans le cas de Vance.
Que sa carrière
d'écrivain de SF s'ouvre avec "The World-Tinker"
(paru en 1945 dans Thrilling Wonder Stories)
ou, comme le croit à tort Malzberg, avec "l'll build
your dream castle" (paru deux ans plus tard dans Astounding),
ces deux titres ont la même valeur prophétique: aujourd'hui
Vance nous apparaît bien comme un penseur de mondes, un créateur
de merveilles qui s'est fait une spécialité de donner
consistance aux châteaux de nos rêves.
Depuis quelques pages
lumineuses de Proust sur la question, on sait que tout romancier
est un créateur d'univers. Saisie dans le prisme d'une subjectivité,
la réalité d'une époque et d'un lieu donnés
se trouve infléchie, dans.des directions qui sont celles
des préoccupations de l'auteur, investie de significations
qui appartiennent en propre à une personnalité; de
sorte que cette réalité, tout en demeurant reconnaissable,
vraisemblable sinon familière, se transforme en monde autre,
en un reflet dans le miroir déformant d'un regard. "
Grâce à l'art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre,
nous le voyons se multiplier, et, autant qu'il y a d'artistes originaux,
autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents
les uns des autres que ceux qui roulent dans l'infini ", écrivait
l'auteur de A la recherche du temps perdu. De l'écrivain
de science-fiction, on attend pourtant davantage qu'une interprétation
de la réalité pour lui reconnaître ce titre
de créateur d'univers - même si, en dernière
analyse, son écriture se révèle réglée
par un certain point de vue sur le réel qui est, justement,
celui de la SF. On lui demande cette chose exorbitante : une réalité
toute neuve, inouïe, extrapolée de la nôtre ou
créée de toutes pièces, peu importe, l'essentiel
étant qu'elle ne nous parle de nous qu'autant qu'elle nous
transporte ailleurs. C'est dire qu'en science-fiction la création
d'un univers n'engage pas seulement une vision du monde, mais aussi
une imagination capable de concevoir des espaces, des créatures,
des cultures et jusqu'à des lois physiques radicalement étrangères,
et d'organiser le tout en un ensemble assez cohérent pour
emporter l'adhésion du lecteur. Art difficile, véritable
démiurgie que peu d'auteurs peuvent se permettre parce qu'il
y faut à la fois une certaine folie visionnaire et une solide
culture scientifique: James Schmitz, Frank Herbert, Ursula'Le Guin,
Philip José Farmer, tels sont les quelques noms auprès
desquels vient se ranger celui de Jack Vance.
Le prestige dont
il jouit aux Etats-Unis, non seulement auprès des amateurs
de SF mais aussi auprès de ses confrères, Vance ne
l'a pas acquis d'un seul coup. C'est en douceur, sotto voce, si
l'on peut dire, qu'il aborde la voie redoutable des mondes entièrement
inventés, avec une série de nouvelles parues dans
Startling Stories à partir de 1948 et dont certaines devaient
être reprises plus tard en volume sous le titre de The Many
Worlds of Magnus Ridolph. Le compte rendu que Philippe Curval fit
de ce livre lors de sa publication dans notre pays en donne bien
la tonalité: "Jack Vance, en six chapitres-nouvelles,
nous transporte à vingt mille années-lpmière
par seconde dans six mondes absurdes et joliment cauchemardesques.
De l'invention à gogo, une petite tonalité scheckleyenne
qui n'est pas habituelle, voilà de l'ouvrage bien ficelé,
excellent pour les longues soirées d'hiver à se chauffer
devant les feux du rêve. " Rien d'ambitieux donc. Vance
s'amuse. Notamment en campant un héros qui rompt complètement
avec la tradition- du baroudeur baraqué alors en vigueur
dans le space opera. Détective-dépanneur interstellaire
de son état, Magnus Ridolph est plus proche d'Hercule Poirot
que de Northwest Smith avec ses allures de petit vieux bien propre,
sa barbiche blanche impeccablement taillée, son flegme très
britannique... et son astuce ce qui accentue, par un effet de contraste,
le caractère passablement délirant des situations
et des mondes auxquels il se trouve confronté au cours de
ses missions.
Cependant, sous les
dehors légers, la manière de Vance est déjà
là, bien confirmée, qui consiste à mêler
space opera (pour le cadre), heroïc fantasy (pour la tonalité)
et l'intrigue policière (pour la trame narrative).
Le tout enrobé
d'un certain humour tenant, pour l'essentiel, à la distance
un peu narquoise que semble se ménager l'auteur à
l'égard de ses personnages, de ses inventions, des vicissitudes
de la vie de voyageur cosmique - comme s'il ne prenait pas tout
ça au sérieux.
D'emblée,
une formule est trouvée dont Vance ne se départira
jamais. Pas de changements de front chez lui, pas de crises spectaculaires
entraînant un renouvellement radical de l'inspiration ; nous
sommes en face d'une oeuvre élaborée sereinement,
régulièrement, sur la base d'une méthode invariable,
et si elle témoigne d'une évolution, c'est dans le
sens d'un raffinement de cette méthode et, parfois, d'un-
jeu avec elle, de la recherche d'un parfait équilibre entre
les diverses composantes du récit, d'un élargissement
du propos. Raison pour laquelle il n'est peut-être pas inutile
de dissiper d'entrée de jeu le malentendu qui fait de Vance
avant tout un auteur d'heroïc fantasy.
En fait, Vance n'a
écrit que deux ouvrages relevant nettement de l'heroïc
fantasy, The Dying Earth (1950) et The Eyes of the Overworld (1966),
ce qui est assez peu dans une production qui compte à ce
jour plus de quarante romans dont douze relevant de la littérature
policière ! - et dans les quatre-vingts nouvelles. (Avec
le bon millier de pages que compte le cycle du Souricier Gris, Fritz
Leiber, que personne ne songe à cataloguer exclusivement
comme un auteur d'heroïc fantasy, l'emporte haut la main sur
Vance!) Mais il se trouve que c'est le premier de ces deux livres
qui a imposé son nom à l'attention du public américain,
et les nouvelles composant le second qui ont assis sa réputation
en France en 1966 - une réputation alors vieille d'un an
à peine, fondée sur la parution presque simultanée
dans notre pays de trois courts romans animés du souffle
épique et de la liberté créatrice propres à
ce sous-genre de la SF : le Prince des étoiles, les Langages
de Pao, et surtout les Maîtres des Dragons. D'autre part,
les références fréquentes de Vance à
la sorcellerie, ses décors féodaux où de nouveaux
saint Georges affrontent de nouveaux dragons, ses futurs qui semblent
rejoindre les passés barbares, tout cela a contribué
à brouiller les cartes. Enfin, le fait que cette œuvre, déjà
écrite au gré d'une inspiration vagabonde, fondée
sur des recherches d'atmosphère plutôt que sur des
idées, nous est arrivée, comme cela se produit souvent
dans l'édition française, dans un certain désordre,
n'a guère favorisé une claire saisie de ce qui fait
sa cohérence profonde : non pas l'heroïc fantasy, mais
une certaine conception du futur et, par là même, de
la science-fiction. L'avenir, tel qu'il est envisagé par
Vance, surtout l'avenir lointain, qui sollicite davantage son imagination
que le futur immédiat, ne saurait être un simple prolongement,
aussi aberrant soit-il, du présent. Il a au contraire toutes
les chances de présenter ce caractère de fondamentale
étrangeté que les Anglo-Saxons désignent sous
le nom d' " alienness". Ainsi, si l'humanité essaime
dans la galaxie, non seulement elle y rencontrera des mondes, des
créatures, des civilisations radicalement différentes,
mais elle se transformera à leur contact. De ce point de
vue, Vance est l'un des premiers à avoir exploité
l'idée de 1' " homme modifié ", mais il
ne procède pas à la façon d'un James Blish
qui, dans Semailles humaines, recueil réunissant une série
de nouvelles écrites entre 1942 et 1955, imagine une humanité
apte à survivre dans n'importe quel milieu physique grâce
à un programme de manipulations génétiques.
Pour Vance, la transformation de l'humanité est en quelque
sorte dans l'ordre des choses, elle s'inscrit dans une certaine
logique historique- où les mondes colonisés, d'abord
groupés en confédérations sous l'autorité
de la Terre, deviennent de plus en plus autonomes. Les énormes
distances qui séparent les planètes habitées,
le fait même qu'elles puissent accueillir des catégories
d'individus très différentes (la planète géante
du roman du même nom est le refuge de Terriens marginaux;
les îles flottantes d'Un Monde d'azur sont occupées
par les descendants d'un groupe de repris de justice échoués
là à la suite d'une avarie de l'astronef qui les transportait
vers quelque colonie pénitentiaire), les incidents diplomatiques,
voire les guerres, l'influence des cultures autochtones lorsqu'il
y en a, tout cela entraîne un relâchement des relations
interstellaires. Chaque société devient une espèce
de système clos qui a tendance à perdre la mémoire
de ses origines et à évoluer selon une dynamique propre.
Oubli de la Terre,
oubli de l'humain, mutations régressives ou progressives
: ainsi peut se résumer l'hypothèse de Vance dans
le cas d'une expansion spatiale de l'humanité.
Dès lors,
la part d'heroïc fantasy qui empreint son œuvre présente
un double statut. En tant qu'écriture génératrice
d'une certaine ambiance, elle découle d'une approche du space
opera qui a dépassé le stade de la réduplication
pour se vouer à l'évocation des possibles les plus
déroutants : mondes où des seigneurs de type féodal
sont servis par des robots, mondes où les astronefs voisinent
avec les chars à bœufs, mondes où la science s'est
sophistiquée au point de se confondre avec la magie, mondes
raffinés consacrés au plaisir des sens, mondes épiques
consacrés à celui de la guerre, mondes de baroques
grandeurs et de décadences... En tant que genre pleinement
assumé, elle procède de la vision d'un lointain avenir
où agonise une Terre devenue méconnaissable : hommes,
plantes et animaux se sont diversifiés en une multitude d'espèces
étranges, et toute cette vie à bout d'inventions "suppure,
riche comme un fruit pourri"; la science traditionnelle n'est
plus qu'un vague souvenir, un divertissement de bricoleur face au
retour en force de la magie des premiers âges; la lune a disparu;
tout baigne dans le pâle éclat d'un soleil rougeâtre
"pareil à un vieillard- qui se traîne vers son
lit de mort ". Au point que l'on pourrait se demander si The
Dying Earth (qui s'impose avant tout par son décor automnal
et son climat de langueur) et sa suite, Cugel l'astucieux, (qui
met en vedette un héros picaresque en butte à des
aventures épico-burlesques) ne représentent pas les
contes de nouvelles civilisations humaines pour qui la Terre est
devenue une légende - autrement dit, les fictions dont s'enchantent
les populations d'un univers de fiction.
Suggérer des
cultures, des mentalités, un état de l'histoire à
travers les fictions qui en procèdent, voilà qui constituerait
une trouvaille digne de Borges si le propos était délibéré.
En réalité, en composant The Dying Earth, Vance n'a
pas eu autre chose en vue qu'un ouvrage d'heroïc fantasy au
premier degré même si le style et la structure y sont
particulièrement soignés. Mais l'hypothèse
ci-dessus formulée, par le fait même qu'elle puisse
être formulée,- abstraction faite de sa valeur, montre
que l’œuvre de Vance gagne à être considérée
dans son ensemble, telle une vaste fresque dont chaque panneau ferait
vibrer les autres de' nouvelles résonances. Ainsi, c'est
parce que l'art de Mazirian le Magicien, qui essaie de créer
une nouvelle humanité dans des cuves. biologiques, est assez
proche de celui des seigneurs de la planète Aerlith, spécialisés
dans la création de dragons de combat, que l'on peut imaginer
une relation historique entre le monde de l'un et des autres - comme
on peut imaginer, pour les mêmes raisons, que les aventures
de Mazirian font partie du répertoire de Phadée la
ménestrelle, compagne d'un de ces seigneurs...
On le voit, relier
les textes de Vance les uns aux autres, c'est se donner I'occasion
de leur faire produire un surplus de rêves, c'est lire une
science-fiction qui est à la fois SF et machine à
engendrer de la SF, ou si l'on veut, c'est faire de la lecture-fiction.
Sans doute Vance
n'a-t-il jamais eu dans l'idée d'élaborer une histoire
du futur à la Robert Heinlein ou à la Michel Demuth,
mais tout se passe comme si, après nous avoir fait visiter
la Terre au moment où elle meurt de vieillesse, l'auteur
avait entrepris d'évoquer quelques jalons de sa longue histoire.
Et en effet, de The Five Gold Bands (1950), récit d'une chasse
au trésor qui nous fait découvrir cinq mondes différents
dans le sillage d'un aventurier de l'espace, à Wyst: Alastor
1716 (1978), nous voici embarqués dans une sorte de diorama
aux dimensions du cosmos. Peu importe le prétexte du voyage.
Que nous suivions un héros dans sa quête (quête
d'un astronef pour Adam Reith dans la série de Tschaï,
quête de la vérité pour Ghyl Tarvoke dans Emphyrio),
dans son enquête (il y a un mystère à résoudre
dans presque chaque roman de Vance) ou dans sa quête-enquête
(la soif de vengeance de Kirth Gersen lui impose nombre de recherches
et de déambulations), il s'agit surtout de faire du tourisme
en des temps et des lieux puissamment exotiques. On pourra, si l'on
veut, appeler heroïc fantasy la forme paroxystique de ces périple
dans l'extraordinaire; pour le reste, rendons à Vance ce
qui appartient à Vance, à savoir, toute barrière
entre SF et HF abolie, une formidable aptitude à faire exister
l'Ailleurs et l'Autrement.
Si cette aptitude
est sensible dès la Planète géante (1950),
il faut reconnaître qu'elle ne s'épanouira que progressivement.
Le monde colossal où l'auteur nous entraîne à
la suite de Claude Glystra, son héros, ce patchwork de cultures
jalouses de leur spécificité, ce creuset de toutes
les aventures possibles, est digne de ceux dont Vance tirera plus
tard des tétralogies. Et pourtant, sans doute en raison des
contraintes de la publication en magazine, il ne donne lieu qu'à
un roman relativement traditionnel et, il faut bien l'avouer, un
peu étriqué. On en retient ces noms flamboyants dont
l'imagination onomastique de Vance a le secret (Montmarchy, le lac
Pellitante, Parambo, la forêt de Tsalombar, Kirstendale),
une idyllique cité où le maître ne jouit de
ses aristocratiques prérogatives qu'autant qu'il accepte
d'être de temps en temps esclave, de superbes paysages découverts
depuis des nacelles à voile filant euphoriquement le long
d'une monoligne suspendue de cime en cime, mais l'ensemble ne paraît
pas pleinement abouti et laisse le lecteur sur sa faim. Vance a
lui-même senti que la balade de Claude Glystra était
loin d'épuiser le sujet puisqu'il a récemment éprouvé
le besoin de compléter l'évocation de son extravagante
planète géante d'un deuxième volet : Showboat
World (1975).
L'étude de
ce qui fait l'épaisseur des mondes vancéens semblerait
donc réclamer un point de vue chronologique. Mais à
quoi bon ramper de livre en livre?
Faute d'être
immédiatement au point, la technique de Vance est assez caractéristique
pour pouvoir être décrite globalement, comme un ensemble
de paramètres par rapport auxquels les œuvres joueraient
le rôle de variables, des plus mineures aux plus réussies.
Il y a d'abord chez
Vance un traitement tout particulier de l'intrigue. Celle-ci, réduite
à elle-même, est souvent banale et certains critiques
n'ont pas manqué de le lui reprocher. C'est ainsi que, rendant
compte de la Planète géante et les Maisons d'lszm,
SergeAndré Bertrand, l'alter ego d'Alain Dorémieux,
s'étonne : " Ce qui est étrange, avec la richesse
d'invention dont il fait preuve dans la profusion des détails,
c'est qu'à côté de ça il n'a aucune imagination
pour construire une action, et que ses intrigues s'étirent
< toujours le plus platement du monde > En fait, même
s'il n'a rien d'un Van Vogt, Vance est fort capable de ficeler des
intrigues complexes, comme le prouvent les Langages de Pao, Emphyrio
et toute sa production policière - que l'on commence tout
juste de découvrir en France et qui réserve bien des
surprises puisque trois romans signés Ellery Queen ont été
écrits par Vance ! Il faut seulement se rendre compte
que, chez lui, l'action n'est lâche et son intérêt
secondaire que pour mieux permettre la multiplication des épisodes,
l'accumulation des descriptions, la mise en place de tous les détails
propres à donner consistance aux paysages et aux sociétés
où elle se déroule.
Un astronaute échoué
sur une planète étrangère (Tschaï); une
société en crise menacée par des extra-terrestres
(les Maîtres des Dragons), un monstre marin (un Monde d'azur)
ou des esclaves-robots (le Dernier château); un enquêteur
chargé de démasquer un criminel (le papillon de lune)
: toutes ces situations sont assez familières au lecteur
pour que celui-ci se soucie moiÎ1s de leur développement
que de leur cadre. Il n'y a alors plus d'inconvénient à
ce que l'on suive le chemin. des écoliers, à ce que
l'on s'attarde dans une auberge (la séquence vancéenne
par excellence) en compagnie du héros, le temps d'être
mis au fait de ce qu'il boit et mange, du décor, de la clientèle,
du costume de la serveuse, etc. C'est au contraire quand l'action
est trop rapide, quand seuls les traits propres à la faire
progresser sont retenus, quand le voyage s'arrête trop vite
(comme dans la Planète géante) que l'on est déçu.
Ce qui, chez d'autres auteurs, passerait pour une faiblesse constitue
donc ici une force - celle-là même qui autorise Vance
à ne rien nous laisser ignorer des mondes où il nous
introduit. .
On touche ici à
une autre caractéristique de Vance :sa démarche encyclopédique.
Je ne sais s'il a
lu Montesquieu, mais il partage avec l'auteur de l'Esprit des lois
(certaines naïvetés en moins) l'idée. que tout
se tient dans une société - milieu géographique,
tempérament et psychologie de la communauté, mœurs,
lois, langue, religion, économie, etc. - et que c'est le
jeu des rapports d'un niveau à l'autre qui lui donne son
homogénéité et une partie de sa physionomie.
Aussi aurons-nous régulièrement droit, de touches
en touches, à des tableaux complets où chaque composante
aura sa place et sa fonction. En ce sens, le sommet du spectaculaire
est atteint. avec la tétralogie de Tschaï, que Robert,Louit
saluait ainsi lors de sa parution en France : "Chaque société,
même lorsqu'elle ne joue qu'un rôle épisodique
est décrite dans tous ses aspects: politique, économique,
-mais aussi linguistique, sexuel, vestimentaire et gastronomique.
Tschàï
est comme une immense odyssée pour laquelle Homère
se serait assuré la collaboration de Montesquieu, Saussure,
Carlyle, Kinsey et Brillat-Savarinl. " Cependant, même
dans les volumes plus minces, où une telle exhaustivité
est impossible, Vance accorde toujours une grande place au pittoresque
à portée sociologique. Pour cela, il recourt à
différents procédés. Ou bien, comme dans les
ouvrages savants, il festonne son texte de notes préliminaires,
renvois en bas de page, extraits de documents ou d'articles fictifs
(scientifiques, anthropologiques, historiques, journalistiques,
philosophiques, linguistiques) qui viennent étoffer le récit
sans l'alourdir - pratique . dont il a pu mesurer l'efficacité
dans la Geste des Princes-Démons qui, de volume en. volume,
arrive à donner une idée assez précise de l'OEcumène,
la gigantesque mosaïque galactique où évolue
Kirth Gersen, et d'une façon générale de l'infinie
variété du cosmos. Ou bien, il privilégie telle
ou telle dimension du monde où il a décidé
de nous promener, laissant au lecteur le soin d'imaginer les autres
à partir de quelques notations occasionnelles. Ainsi, les
Maisons d'lszm insiste sur l'habitat; la Vie éternelle, sur
la stratification d'une société qui est en mesure
d'offrir l'immortalité à ses membres; un Monde d'azur,
sorte d'hymne au génie de la bricole, sur l'exploitation
du milieu naturel; Emphyrio, sur la création artistique;
Trullion (dans le cycle d'Alastor) sur le jeu de la " hussade ",
particulièrement populaire sur cette planète; l'Homme
sans visage (premier volet des Chroniques de Durdane) sur le système
policier; etc. Parfois, le point de vue est encore plus subtil.,
Dans Space Opera, un des premiers romans de SF, sinon le premier,
à répondre aux deux définitions de l'expression
(récit d'aventures spatiales ou opéra, au sens musical
du terme, " cosmique>), diverses civilisations extra-terrestres
nous sont présentées de savoureuse façon à
travers l'accueil qu'elles réservent aux représentations
d'une compagnie lyrique itinérante. Car, Vance sait être
aussi drôle que suggestif. L'humour, la fantaisie et même
de petites dingueries à la Sheckley (comme cet arbre à.
pain... et beurre que l'on trouve dans les Domaines de Koryphon)
viennent souvent aérer ses créations les plus complexes,
leur évitant du même coup de tomber dans le piège
de ces monuments admirables mais parfois un peu laborieux à
la façon de Dune, le chef-d’œuvre de Frank Herbert. .
Que Vance soit avant
tout un écrivain et non un simple brasseur de savoirs et
d'hypothèses scientifiques, c'est ce que laisse notamment
apparaître sa fascination pour tous les problèmes liés
au langage. Le meilleur exemple est évidemment fourni par
Les langages de Pao, " une des rares œuvres en SF ", trouve-t-on
sous la plume de Stan Barets dans son Catalogue des âmes et
cycles de la SF, " qui ait eu la bonté d'imaginer que
toutes les races extra-terrestres de l'univers ne parlaient pas
anglais ! ". Pas si rares, puisque c'est le cas de presque
toutes les oeuvres de Vance, qui nous laisse entendre que certains
de ses dialogues ne sont qu'une traduction, parfois approximative,
de telle ou telle langue étrangère fictive. Mais le
thème linguistique est ici particulièrement frappant
puisqu'il constitue le sujet même du livre. Pao est en effet
une planète qui va se trouver colonisée à cause
d'un langage qui l’entretient dans la passivité et l'individualisme.
Pour se libérer, il lui faut complètement changer
de mentalité, et par conséquent de langage; c'est
ce qu'explique Palafox, le super-savant de la planète Breakness,
à Bustamonte, le Panarque désemparé de Pao
venu lui demander secours: la société de Shraimand,
région de Pao inondée de soleil et propre à
favoriser les exercices physiques, sera dotée d'une langue
à la grammaire " simple et directe ", au vocabulaire
" riche en gutturales dont la prononciation requiert un certain
effort, et en -voyelles dwes", au sémantisme dans lequel
" un homme qui réussit" sera synonyme de "
vainqueur dans un violent combat", et foumka de ce fait de
robustes guerriers; une autre région sera assignée
à l'inculcation d'une langue favorisant le développement
industriel; une autre produira des commerçants retors grâce
à une langue hyper-grammaticale, comprenant " des titres
compliqués pour enseigner l'hypocrisie, un vocabulaire riche
en homophones pour favoriser l'ambiguïté "; et
ainsi de suite. Et l'on assiste alors, le temps d'une génération,
à la création de groupes sociaux équipés
pour la résistance:les Vaillants, les Technicants, les Cogitants,
etc. Le langage, arme privilégiée du colonisateur
qui, en imposant sa langue, impose sa culture - celle du peuple
conquis n'ayant, dans certains. cas, même plus droit à
l'existence - devient, en un retournement qui ne manque pis d'ironie,
l'arme du colonisé.
Je simplifie outrageusement
un récit sur lequel viennent se greffer les ambitions de
Palafox, qui ne donne aux Paonais le moyen de se libérer
que pour mieux les asservir à sa propre volonté, l'histoire
de Béran Panasper, le Panarque, légitime de Pao, élevé
par Palafox mais désireux de voir son peuple conserver sa
spécificité et son unité, la révolte
des Vaillants, eux aussi avides de pouvoir, et d'une façon
générale, tout un tissu complexe d'intrigues politiques.
Mais quelles qu'en soient les directions, c'est bien une réflexion
sur les rapports du langage et de la pensée que propose le
livre. Véritable précurseur de la récente rencontre
de la linguistique et de la SF, dont témoignent des romans
comme Babel 17 de Samuel Delany, ou l'Enchâssement de Ian
Watson, Vance semble mettre à l'épreuve la thèse
dite " de Sapir-Whorf", sans doute la plus élaborée
en ce qui concerne le rôle du langage dans le -conditionnement
de la jensée, du comportement, de la vision du monde - à
moins qu'il ne la redécouvre. Cependant, il s'agit moins
pour lui de se faire l'illustrateur de cette thèse, que de
bâtir sur elle une épopée originale, une sorte
de space opera intellectuel où les mots remplacent l'énergie
des désintégrateurs, où le psychologique et
le social passent parle linguistique. Autrement dit, la thèse
n'est là qu'en filigrane, derrière les images poétiques
qu'elle inspire et justifie, et Vance n'en tire un " discours
de la méthode " que pour créer des ensembles
harmonieux. Tel est l'Institut de Breakness, le repaire des super-savants
qui imaginent et organisent la rééducation linguistique
de Pao : il est accroché aux flancs d'une haute montagne,
c'est-à-dire en des lieux aussi éthérés,
austères et inaccessibles que les secrets dont sont porteurs
ses habitants, et on y parle une langue spéciale où
l'accent- est mis sur l'abstraction, le refoulement de l'émotionnel
et de l'affectif, la logique.
C'est pourquoi on
peut finalement lire Pao comme une métaphore de l'écriture
de Vance, une mise en scène de son geste d'écrivain
: à l'instar de Palafox, ne s'agit-il pas pour lui de créer
des sociétés viables où langage, mentalité,
comportement, décor, en se reflétant réciproquement,
se combinent en un jeu quasi allitératif ?
Toutes les communautés
de Vance auront donc leur(s) langage(s): langage de tout le costume
dans Coup de grâce, une aventure de Magnus Ridolph parue la
même année que Pao; langage des masques et des accompagnements
musicaux dans le Papillon de lune; langage des configurations lumineuses
en usage chez les insulaires d'Un monde d'azur; langage des Hommes-Emblèmes
et des habitants du pays de Cath (qui ont des noms différents
selon les types de relations, des plus guindées aux plus
intimes, qu'ils entretiennent avec leur interlocuteur dans le premier
volume du cycle de Tschaï; etc. A la limite, tout devient signe
à interpréter pour les héros de Vance : le
geste,- le vêtement, l'architecture, l'art, les couleurs,
les odeurs, les rituels... Magnus Ridolph et, surtout, Kirth Gersen
dans la Geste des Princes-Démons, se débattent dans
un univers de signes; . ce n'est qu'autant qu'il sait les lire que
le premier résout régulièrement les énigmes
ou les problèmes proposés à sa sagacité,
et ce n'est qu'autant qu'il sait analyser les événements,
voir ce qui se cache au-delà des apparences que lé
second identifie un à un, parfois au milieu de plusieurs
suspects, les monstres dont il a juré de se venger : nos
deux aventuriers sont des sémiologues. Et c'est parce que
ce thème du message à déchiffrer, de la filière
à remonter, finit par y avoir une présence obsédante
qu'on en vient à se demander si l’œuvre de Vance ne serait
pas elle-même, au-delà de ses couleurs chatoyantes,
de ses aventures bondissantes et rebondissantes, de son parti pris
général de dépaysement, un texte à décrypter.
, .
La tâche n'est
pas facile car les seules pistes disponibles sont enfouies dama
l’œuvre elle-même. Vance est un homme secret. Avare de confidences,
peu enclin à parler de ses livres, il pousse la discrétion
jusqu'à se tenir soigneusement à l'écart du
petit monde de la science-fiction - on ne le voit que rarement dans
les Conventions – et n'a jamais confié qu'à ses ouvrages
le soin d'établir sa réputation. Aussi sait-on finalement
peu de choses de lui.
"Je crois
qu'une connaissance intime de la personnalité d'un écrivain.
diminue l'effet de ses œuvres sur le lecteur; c'est pourquoi je
ne distribue jamais de photographies, n'accorde aucune interview
et ne fournis qu'un minimum de renseignements biographiques à
qui m'en demande. Juste des choses du genre: je suis né à
San Francisco en 1916; j'ai passé. mon enfance dans un ranch
de la Californie centrale, fréquenté l'université
de Californie, où j'ai suivi des études supérieures
de physique, puis je me suis tourné vers le journalisme;
j'ai servi dans la marine marchande jusqu'au moment où je
me suis marié, et j'habite maintenant à Oakland, avec
ma femme et mon fils, encore que nous voyagions beaucoup (...)"
. "Quant à mes livres, je ne vois pas très bien
ce que je pourrais en dire. Mettons que ce qui m'intéresse
au départ, ce sont les réactions humaines - que ce
soit celle d'un individu ou d'une société - devant
des situations nouvelles ou insolites. J'écris sur la base
d'une atmosphère plutôt que sur celle d'une idée;
c'est-à-dire que j'ai le sentiment du genre d'histoire que
j'ai envie d'écrire et j'essaie ensuite de trouver un véhicule
(intrigue, personnages, décor) pour exprimer ce sentiment.
C'est un peu, je pense, comme quand on compose de la musique. Je
suis d'ailleurs un passionné de jazz américain classique
et je joue moi-même du cornet à pistons, Il. y a aussi
certains musiciens français que j'admire beaucoup, comme
le regretté Django Reinhart, Stéphane Grapelly et
autres musiciens de ce genre. L'ouvrage que je préfère
dans toute ma production? Cugel l'astucieux, sans doute parce que
je me suis bien amusé à l'écrire. Je ne suis
pal très fier de mes premiers récits_ parus dans Startling,
Thrilling Wonder Stories, Astounding - je suppose qu'aucun écrivain
n'est satisfait de ses premiers textes - mais il y en a quelques-uns,
me semble-t-il, qui tiennent encore le coup. Ainsi, j'ai une tendresse
toute particulière pour The Five Gold Bands."
Voilà ce que
Jack Vance m'écrivait en 1971, en réponse à
mon appel au secours alors que je préparais, en compagnie
de Jean-Pierre Fontana, la préface de l'édition de
Tschaï au C.L.A. Depuis, j'ai eu le plaisir de rencontrer l'homme
à San Francisco (c'était durant l'été
1978), mais ma documentation ne, s'en est pas trouvée enrichie
pour autant. J'ai seulement appris que Jack Vance s'appelait en
réalité Joltn Holbrook Vance, nom dont il signe généralement
ses romans policiers, qu'il jouait aussi du banjo, et j'ai pu constater
- Michel Demuth, qui était mon complice pour l'occasion,
peut en témoigner - qu'il avait un sérieux coup de
fourchette, une descente impressionnante (l'ancien marin!) et qu'il
préférait discuter des mérites comparés
du vin californien et du vin français plutôt que de
ceux de son œuvre...du moins tant que je suis resté capable
d'apprendre et de constater quelque chose...
Le bilan n'est pas
si négatif, dira-t-on. Et il est vrai que ces données
apportent de petits suppléments d'éclairage sur une
œuvre que son auteur souhaiterait voir vivre de sa propre vie. Que
Vance soit un grand voyageur (il m'annonçait dans la lettre
citée dessus une prochaine croisière dans le sud du
Pacifique à bord d'un trimaran qu'il était en train
de construire lui-même, et les habitants d'un petit village
tourangeau ont pu tout récemment s'interroger sur cet Américain
jovial qui, le soir venu, jouait du banjo à la terrasse de
l'hôtel-restaurant où il avait pris pension), voilà
qui explique l'allure que prennent volontiers ses récits
: chaque fois qu'il s'installe devant sa machine à écrire,
Vance s'embarque pour un grand voyage, comme s'il s'agissait pour
lui de compenser son amour de la bougeotte. De même, on comprend
mieux pourquoi le savoir de Vance, ses, très honorables connaissances
anthropologiques et linguistiques, loin d'être arides, froidement
livresques, ont des saveurs de terroir : c'est qu'il les a puisées
au cours de ses pérégrinations, en regardant autour
de lui, dans la poussière des chemins plutôt que celle
des bibliothèques.
Enfin, son amour
de la musique pourrait autoriser une lecture musicologique de certains
de ses ouvrages : Lecture de Tschaï comme symphonie, de
la Geste des Princes-Démons comme fugue, du Papillon de lune
comme concerto... . ' On ne saurait pourtant aller très loin
avec un tel bagage. Il'permet de rendre compte de certaines des
qualités artistiques de l’œuvre, mais lui conserve ses apparences
d'objet un peu gratuit qui s'épuise dans le seul. plaisir
qu'il procure. Vance n'aurait-il donc rien à dire? Les univers
qu'il construit n'auraient-ils d'autre but qu'eux-mêmes? Ne
seraient-ils que des lieux d'évasion? Quelques indices permettent
d'en douter. Et d'abord, certaines nouvelles, apparemment si peu
vancéennes dans leur inspiration qu'elles sont restées
longtemps inaperçues; des nouvelles comme "Personnes
déplacées " (1953), que l'on trouvera dans le
présent recueil et " les Œuvres de Dodkin", satire
mi-effrayante mi-hilarante de la grande machine administrative prise
de folie, où Vance tient uh discours critique annonciateur
des tendances les plus modernes de la SF. De tels textes sont rares,
notre auteur préférant en général s'exprimer
de façon plus oblique (on remarquera d'ailleurs qu'ils datent
du début de sa carrière), mais ils suggèrent
que la construction d'univers exotiques n'est pas incompatible avec
l'affirmation d'un moi. Les mondes de Vance parlent, et ils parlent
de lui - raison pour laquelle, sans doute, il juge sans intérêt
de se répandre en confidences et en commentaires. C'est ce
que confirme un autre indice un peu plus fin : Palafox - dont l'activité,
on l'a vu, peut s'interpréter comme une figure de celle de
l'écrivain. Quelle est, en effet, l'ambition ultime de Palafox?
Substituer progressivement
ses innombrables fils aux Paonais, faire de Pao une planète
uniquement peuplée de Palafox, la. transformer en une image
multipliée de lui-même. Voilà qui a bien l'air
d'un véritable code de lecture que l'on pourrait expliciter
aiiisi: 1Tous mes'écrits sont une image de moi-même,
mais une, image diffractée; elle me révèle
mais, en même temps, elle me cache par cette diffraction même
et par le fait que ce n'est qu'une image (" imago " signifie
en latin " fantôme, apparition trompeuse "); Jack
Vance n'est ni tour à fait un autre ni tout à fait
le même par rapport à John Holbrook Vance." Abordée
dans cette optique, prise comme masque qui voile et révèle
à la fois, l’œuvre s'installe dans l'ambiguïté.
Mieux, elle trouve dans l'ambiguïté- un thème
fondamental.
A cet égard,
les monstres qui la peuplent sont riches de signification. Ils présentent
une très grande variété - ce seront des animaux,
des hommes, des sociétés et jusqu'à des planètes
entières comme la fameuse planète géante -
mais ils ont tous un trait commun: leur monstruosité tient
au fait qu'ils sont doubles, qu'ils ne s'écartent pas complètement
du non-mal mais en constituent plutôt une distorsion, la plupart
du temps artificielle. Les "neutraloîdes" de Pao
sont à la fois hommes et animaux de combat ; les dragons
des Maîtres des dragons sont à la foi des animaux et
des machines de guerre; les PrincesDémons, les monstres les
plus complexes de Vance, sont des simulacres d'hommes possédant
plusieurs identités, des pervers qui trouvent un malin plaisir
à gauchir la réalité, à la modeler à
leur fantaisie; les Hommes-Chasch, les Hommes.Dirdir, les HommesWankh,
les Pnumekin de la série de Tschaï ont pour essentielle
préoccupation de ressembler le plus possi- ble à leurs
maîtres non humains; le héros de Méchant Garçon,
le remarquable " -thriller " paru fin 1979 dans la collection
Red Label, est un tueur psychopathe sous les dehors innocents d'un
adolescent gauche et couvé par sa mère - il ressemble
d'ailleurs beaucoup aux Princes-Démons : comme eux, il vit
caché dans un réduit où l'à confiné
sa mère pour le soustraire aux recherches de la police; comme
eux, il hante .le décor sans qu'on puisse le. repérer;
comme eux, il s'est fabriqué un paradis artificiel sous la
forme d'un roman d'heroïc fantasy auquel il travaille dans
sa cachette1; et comme eux, il ne supporte pas que le réel
ne se plie' pas à ses caprices. ' Chez Vance, la monstruosité
n'adopte pas -toujours ces formes extrêmes, mais c'est bien
toujours le même thème du naturel étouffé
sous l'artificiel qui circule dans les notations ayant trait aux
costumes (que d'incroyables falbalas dans les mondes de Vance !),
à l'architecture (souvent composite et tarabiscotée),
à l'environnement (revu et corrigé), à la cuisine
(compliquée)... Lorsque les personnages ne sont pas des monstres,
ce sont des dandys qui se signalent par leur maquillage outrancier,
leur sophistication, leur baroquisme. " Quant à l'attitude
de l'auteur face à ce défilé dé monstres
et d'excentriques, elle est elle-même ambiguë. D'un côté,
il éprouve à leur endroit une certaine fascination
dans la mesure où ils représentent le triomphe de
l'art sur la nature., Les Princes-Démons, par exemple, un
peu comme les seigneurs créateurs de Farmer, sont des artistes
en leur genre - de sorte que l'on peut voir en eux des symboles
de l'écrivain façonnant des mondes à sa guise
et, au-delà d'eux, dans l'espèce de tératologie
générale que constitue l’œuvre de Vance, l'exemple
d'une écriture se prenant elle même pour sujet, produisant
des fictions inspirées de son propre fonctionnement. Mais
d'un autre côté, un malaise est sensible. A force de
s'éloigner de la nature, la plupart des monstres de Vance
ne sont plus viables. La planète Pao, telle qu'elle a été
transformée par Palafox, devient ingouvernable; les Princes-Démons
se font prendre à leurs propres pièges; certains personnages
finissent par se lasser des trop somptueux décors, qui les
entourent, telle la belle Alusz Iphigenia de la Machine à
tuer qui, après s'être laissée envoûter
par les prestiges de la planète Thamber, n'y voit plus "
qu'un mythe animé, un diorama aux couleurs archaïques
".'Et en effet, les créations de l'art, les mondes rêvés
ne renvoient qu'aux fantasmes de leur auteur, plaçant celui-ci
dans ufi tête-à-tête avec luimême qui finit
par le couper de la réalité. Kokor Hekkus, le Prince-Démon
que nous rencontrons dans la Machine à tuer, n'est passé
maître dans l'art de la terreur et de la tuerie que pour avoir
toujours été lui-même en butte à la peur
de la mort; le jeune psychopathe de Méchant Garçon
n'arrive pas à comprendre que les jeunes filles ne réagissent
pas comme les princesses sensuelles de son petit roman d'heroïc
fantasy : autant de données où peuvent se lire les
doutes de Vance qqànt à'la'libre prolifération
d'univers imaginaires voués à la seule expression
de la puissance de l’imaginaire. Dés lors, une problématique
émerge progressivement dans la production de Vance. Peu sensible
jusqu'au milieu des années soixante, on ne la devine que
dans certaines nouvelles (" la Retraite d'Ullward", par
exemple) et dans le va-et-vient de l'auteur entre la SF et le réalisme
du roman policier. Mais avec la Geste des Princes-Démons
et la première nouvelle des aventures de Cugel l'astucieux
- qui paraît un an après le Prince des étoiles
- la question est posée de la légitimité des
univers de rêve. Non directement, car Vance, comme on l'a
remarqué; répugne aux ratiocinations et aux discours
théoriques, maù symboliquement. Lisons par exemple
l'oraison funèbre que Kirth Gersen accorde à Kokor
Hekkus: " Son imagination fut à la fois un don et une
malédiction. Une vie ne lui suffisait pas. Il lui fallait
boire à chaque source, connaître de multiples expériences,
vivre aux extrêmes. Dans Thamber, il avait trouvé un
monde à sa mesure. Sous ses différentes incarnations,
il avait créé sa propre épopée. Lorsqu'il
en avait assez de Tharnber, il retournait dans l'univers des hommes,
moins malléable peut-être, mais aussi passionnant.
A la fin, il à péri. " Et surtout lisons (ou
relisons) " le Monde supérieur", où Cugel,
parti en quête d'une de ces lentilles magiques qui permettent
aux habitants du village de Smolod de se donner l'illusion qu'ils
vivent en seigneurs dans des palais luxueux, découvre toute
une tribu de drogués vivant béatement dans la pauvreté
et dans l'ordure. Portrait transposé de quelque communauté
hippie où l'on planerait en permanence?
Peut-être.
Mais aussi dénonciation du pouvoir démobilisateur,
de l'évasion pour l'évasion.
Comment se bercer
des chatoiements de l'imaginaire sans pour autant s'y perdre? Comment
revenir au monde des hommes sans pour autant S'y engluer? Vance,
à qui il ne suffit plus d'être un enchanteur,mais qui
se méfie de la SF de combat où il voit s'engager toute
une nouvelle génération d'écrivains (nous sommes
au milieu des années 60), va répondre à ces
questions par des ouvrages où l'ambiguïté n'est
plus équivoque, hésitation, mais savant équilibre
entre les droits de la fiction et les sollicitations de la réalité.
Un monde d'azur (1966), Emphyrio (1969), qui témoignent de
façon particulièrement remarquable de cette évolution,
sont en effet des contes selon la belle définition qu'en
donne Michel Tournier : " A mi-chemin de l'opacité brutale
de la nouvelle et de la transparence cristalline de la fable, le
conte (...) se présente comme un milieu translucide, mais
non transparent, comme une épaisseur glauque dans laquelle
le lecteur voit se dessiner des figures qu'il ne parvient jamais
à saisir tout à fait. Ce n'est pas un hasard si le
conte fantastique du xix° siècle fait intervenir des
fantômes avec prédilection. Le fantôme personnifie
assez bien, en effet, la philosophie du conte, noyée dans
la masse de l'affabulation et donc indéchiffrable. Le conte
est une nouvelle hantée. Hantée par une signification
fantomatique qui nous touche, nous enrichit, mais ne nous éclaire
pas. (...) Archétypes noyés dans l'épaisseur
d'une affabulation puérile, grands mythes travestis et brisés
qui ne prêtent pas moins leur puissante magie à une
historiette populaire :'tel est sans doute le secret du conte, qu'il
soit oriental, féerique ou fantastique; et il serait sans
doute facile de dégager les mêmes ressorts dans son
avatar contemporain, la science-fiction." " Une épaisseur
glauque ", Un monde d'azur en est une à la lettre puisque
ce récit nous transporte à la surface d'un océan
planétaire, sur des îlots flottants où une société
à l'état d'enfance entre en conflit avec un monstre
marin, le Roi Kragen, qui la rançonne en échange de
sa protection. Mais cette affabulation assez simple (rehaussée,
comme toujours chez Vance, de scènes épiques et d'un
extraordinaire luxe de détails descriptifs) est " hantée
par une signification fantomatique " qui prend appui, justement,
sur le Roi Kragen. En effet, loin de n'être qu'une grosse
méchante bête extra-terrestre, le Roi Kragen devient
progressivement le lieu d'un investissement, se transforme insensiblement
en un symbole pluriel : symbole des racketters dont la ville de
Chicago se fit naguère une spécialité; symbole
de cette forme hypocrite de colonialisme qui porte le doux nom de
protectorat; symbole du dieu de la Bible, si bienveillant à
l'égard d'Adam et Eve tant qu'ils se promènent béatement
la main dans la main sans le menacer dans ses prérogatives;
symbole de tous les minotaures... Et du coup, toute la portée
du livre s'en'trouve changée. En filigrane des affrontements
rocambolesques qui opposent les hommes au monstre et les hommes
entre eux (car si Sklar Hast, le chef de la rébellion a ses
partisans, le Roi Kragen a les siens), nous assistons au déroulement
d'une libération morale,- politique, religieuse et technique
dans laquelle pourrait se résumer idéalement toute
l'histoire de l'humanité. Le roman d'aventures a glissé
vers le mythe.
Emphyrio est aussi
le récit d'une libération. La population d'Ambroy
(encore une pittoresque cité étrangère) y remplace
le peuple des îlots d'Un monde d'azur; les seigneurs arrogants
qui la pressurent et la maintiennent en plein Moyen Age, tandis
qu'eux mêmes s'offrent des excursions dans de superbes yachts
interstellaires, y remplacent le Roi Kragen; et Ghyl Tarvoke, le
ferment de la révolte de l'une contre les autres, y remplace
Sklar Hast. Cependant, la dimension politique de l'histoire passe
au premier plan, et c'est ailleurs qu'insiste la " signification
fantomatique ", dans ce qui motive l'action de Ghyl Tarvoke.
Car celui-ci n'entre pas de lui-même dans l'ère du
soupçon. Ce n'est qu'autant qu'il est interpellé par
la mystérieuse légende d'Emphyrio, venue à
lui sous la forme d'un spectacle de marionnettes vivantes, qu'il
est porté à s'interroger sur le bien-fondé
de la réalité sociopolitique où il vit, à
rêver d'un changement radical et à accéder aux
vérités qui le rendront possible. Ainsi, grâce
au superbe effet de miroir produit par la structure du livre (composé
de 24 chapitres qui chantent les enfances, les exploits et l'apothéose
d'un héros exemplaire), Emphyrio se donne à lire comme
le mythe d'Emphyrio se donne à lire à .Ghyl Tarvoke,
c'est-à- dire en tant que mythe : mythe du passage, aussi
bien individuel que collectif, de l'enfance à l'âge
adulte; mythe de l'accession à la lucidité (les marionnettes
vivantes qui miment le destin d'Emphyrio sous les yeux fascinés
du jeune Ghyl Tarvoke, lui offrant un reflet obscur de la vérité,
renvoient subtilement au mythe de la caverne); mythe de l'imposture
sur laquelle repose tout pouvoir; et surtout, mythe de la puissance
du mythe comme facteur de progrès.
Il serait possible
de montrer de la même façon que les Domaines de Koryphon
(1974) est " hanté " par le souvenir de la situation
qui a donné naissance à là guerre d'Algérie
(dont Vance, pour une fois, avoue s'être inspiré).
Mais j'ai préféré m'arrêter sur des livres
généralement considérés comme des chefs-d’œuvre
les chefs-d’œuvre de Vance, selon certains - plutôt que sur
un roman un peu hâtif qui finit par tourner court. Cet ouvrage
présente toutefois l'intérêt d'indiquer, en
lui donnant l'occasion d'une nouvelle apparition, où est
le grand fantôme de Vance. Revue à la lumière
de ces derniers "contes", toute son œuvre se présente
en effet comme habitée à des degrés divers
par le problème de la colonisation. La mission de Claude
Glystra sur la planète géante a pour but de contrecarrer
les visées impérialistes du Barjanum de Beaujolan;
les Langages de Pao est l'histoire d'une double guerre d'indépendance,
et c'est à la même enseigne que l'on pourrait loger
" les Faiseurs de miracles ", les Maitres des dragons,
les Maisons d'lszm, "le Dernier Château ". La lutte
de Kirth Gersen contre les Princes-Démons n'est pas seulement
commandée par des motifs personnels, mais aussi par la nécessité,
de mettre fin à l'infiltration d'une race étrangère
maléfique dans le monde des hommes; le grand voyage d'Adam
Reith sur la planète Tschaï est dans une grande mesure
celui d'un décolonisateur; Gastel Etzwane, dans les Chroniques
de Durdane, se dresse contre diverses formes de pouvoirs et d'impérialismes,
etc. Au départ, Vance s'intéresse surtout à
l'aspect pittoresque du mélange des cultures, de leurs transformations;
il nous promène dans de curieuses sociétés
dont il ne s'agit pas de mettre en cause la légitimité.
Mais progressivement, sans doute parce qu'il a pu constater au cours
de ses voyages à quel point il était difficile pour
certaines nations de garder leur indépendance et leur originalité
(cette originalité qui fait tout le plaisir du touriste et
de l'anthropologue), il en vient à dénoncer le principe
même de la colonisation et, d'une façon générale,
toutes les formes de tutelle. De ce point de vue, son évolution
décrit une courbe qui est presque l'inverse de celle de Farmer.
Dés le début
de son œuvre, Farmer utilise la SF comme une machine de guerre qu'il
dresse contre.'le. racisme, les tabous pesant sur le sexe, les.
mystifications religieuses, la métaphysique de la mort et
les dieux eux-mêmes. Puis, revendiquant de plus en plus nettement
le droit d'écrire et d'inventer en toute liberté,
il se lance dans la création d'univers personnels en un geste
démiurgique qui fait concurrence à celui des dieux.
Vance, au contraire,
se consacre d'emblée à la création d'univers
de fantaisie. Ne contestant guère que la séparation
des genres, qu'il mêle allègrement, il se contente
de rendre ses rêves plausibles à farce de rigueur dans
les détails physiques, psychologiques et sociologiques. Mais
peu à peu, d'une réflexion latente sur son écriture,
naît chez lui le besoin de participer à la lutte contre
les idéologies aliénantes - y compris le puritanisme.
Le romanesque pur cède le pas au mythique. Il ne s’agit plus
de décrocher de la réalité mais de la signifier
à travers ce décrochement même; .
il ne s'agit plus
d'alimenter une vague rêverie mais d'inspirer et d'orienter
une action. Que dans ces conditions Vance ait pu être considéré
comme un auteur réactionnaire par certains critiques français
me paraît relever d'une étrange myopie ou d'une franche
mauvaise foi. Certes, on trouve son nom parmi les soixante-douze
signatures de la motion favorable à la continuation de la
guerre du Vietnam qui parut en 1968 dans divers magazines de science-fiction
américains. Mais il se peut que Vance ait cru sincèrement,
comme beaucoup de ses compatriotes à ce moment-là,
que les États-Unis participaient à une guerre d'indépendance(1).
Certes, beaucoup de ses personnages sont " des grands sur de
la pourpre ", mais on assiste souvent à leur déconfiture;
et leur nombre est largement compensé par celui des héros
prolétaires.
Certes, il valorise
le rôle des individus dans les crises politiques et semble
adhérer par là au mythe de l'homme providentiel, mais
c'est la loi du roman d'aventures. Certes, son ton n'est pas celui
du militant, mais c'est son droit de penser qu'une grande fiction
poétique a plus de chance d'éveiller à la conscience.
et à l'action révolutionnaires qu'un prêchi-prêcha
au premier degré. Bref, il est aussi difficile de dire que
Vance est de droite ou de gauche qu'il est difficile de le cataloguer
comme auteur d'heroic fantasy, de space opera ou de récits
policiers.
En définitive,
comme cela arrive souvent avec les auteurs " populaires ",
nous sommes en présence d'un écrivain et d'un personnage
plus complexes qu'il n'y paraît. Sous une inspiration classique
qui prolonge, en la poussant à sa perfection, celle d'un
Edgar R. Burrouths, se découvrent des préoccupations
très modernes; sous un style apparemment sans apprêt
se dessinent des soucis d'artiste; sous une pratique à première
vue naïve de l'écriture se tient un discours qui la
prend pour sujet. Et qui aurait cru que cet' auteur de romans d'aventures
flamboyants était capable d'écrire quelque chose d'aussi
noir, d'aussi malsain, d'aussi inquiétant que Méchant
Garçon? C'est pourquoi l’œuvre de Vance est de celles qu'il
faudrait peut-être complètement réévaluer,
du moins en France.
Aux Etats-Unis, c'est
déjà fait, comme en témoignent les éditions
pour bibliophiles dont elle est l'objet, ainsi que ce commentaire
de Barry Malzberg: "L'accomplissement de Jack Vance en tant
qu'écrivain de science-fiction frappe un peu plus chaque
année. Tant et si bien qu'il est en passe d'apparaître
comme un des piliers du genre. (...) Il a bâti pour nous tous
le château de ses rêves. Elégamment orné
de torsades, de tourelles et de pièces qu'il nous reste encore
à découvrir, il n'est pas prêt (contrairement
à celui que l'on trouve tout au début d'une de ses
plus célèbres nouvelles) de tomber. "
(1) Rappelons que
la motion en question était rédigé ainsi:"Nous,soussignés,avons
la conviction que les Etats-Unis doivent demeurer au Vietnam pour
remplir leur responsabilité envers le peuple de ce pays".
Jacques Chambon, né
en 1942, est agrégé de Lettres classiques et amateur
de science-fiction .Depuis 1966, il a publié de nombreuses
critiques, notamment dans la revue Fiction , puis il est devenu traducteur
et, depuis 1973 anthologiste (chez Opta, Castermann, Presses Pocket),
il est à l'heure actuelle directeur de collection chez Flammarion
aprés son passage chez Denoël (à Présence
du Futur).
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