"Le livre d'or de la science-fiction, Jack Vance",1981

Introduction par Jacques Chambon

Dans son introduction à un recueil de nouvelles de Jack Vance, Barry N. Malzberg soutient la théorie que le titre de la première œuvre publiée d'un auteur a un caractère symbolique : il annoncerait la direction de toute une carrière. Et de fait, il n'est pas indifférent que le premier texte publié de l'indestructible Jack Williamson s'intitule The Metal Man (l'Homme de métal, que l'inégal Ray Bradbury ait fait son entrée sur la scène de la science-fiction avec Pendulum, le toujours vigoureux Robert Heinlein avec Life-Line (Ligne de vie), le sublime Sturgeon avec Ether Breather (Celui qui respirait dans l'éther)... et le prolifique Malzberg avec We're coming through the windows (Nous passons par la fenêtre). Sans doute aurait-on bien du mal à tirer quelque chose de la première nouvelle publiée d'un Silverberg (Gorgon Planet), d'un Spinrad (le Dernier des Romani) ou d'un Dick (Où se niche le Wub) pour ne prendre que quelques exemples parmi les auteurs qui ont déjà fourni matière à un " Livre d'or " - mais- s'il est facile de la prendre en défaut, et par là même difficile de lui reconnaître une valeur scientifique, la théorie de Malzberg fonctionne à merveille dans le cas de Vance.

Que sa carrière d'écrivain de SF s'ouvre avec "The World-Tinker" (paru en 1945 dans Thrilling Wonder Stories) ou, comme le croit à tort Malzberg, avec "l'll build your dream castle" (paru deux ans plus tard dans Astounding), ces deux titres ont la même valeur prophétique: aujourd'hui Vance nous apparaît bien comme un penseur de mondes, un créateur de merveilles qui s'est fait une spécialité de donner consistance aux châteaux de nos rêves.

Depuis quelques pages lumineuses de Proust sur la question, on sait que tout romancier est un créateur d'univers. Saisie dans le prisme d'une subjectivité, la réalité d'une époque et d'un lieu donnés se trouve infléchie, dans.des directions qui sont celles des préoccupations de l'auteur, investie de significations qui appartiennent en propre à une personnalité; de sorte que cette réalité, tout en demeurant reconnaissable, vraisemblable sinon familière, se transforme en monde autre, en un reflet dans le miroir déformant d'un regard. " Grâce à l'art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier, et, autant qu'il y a d'artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l'infini ", écrivait l'auteur de A la recherche du temps perdu. De l'écrivain de science-fiction, on attend pourtant davantage qu'une interprétation de la réalité pour lui reconnaître ce titre de créateur d'univers - même si, en dernière analyse, son écriture se révèle réglée par un certain point de vue sur le réel qui est, justement, celui de la SF. On lui demande cette chose exorbitante : une réalité toute neuve, inouïe, extrapolée de la nôtre ou créée de toutes pièces, peu importe, l'essentiel étant qu'elle ne nous parle de nous qu'autant qu'elle nous transporte ailleurs. C'est dire qu'en science-fiction la création d'un univers n'engage pas seulement une vision du monde, mais aussi une imagination capable de concevoir des espaces, des créatures, des cultures et jusqu'à des lois physiques radicalement étrangères, et d'organiser le tout en un ensemble assez cohérent pour emporter l'adhésion du lecteur. Art difficile, véritable démiurgie que peu d'auteurs peuvent se permettre parce qu'il y faut à la fois une certaine folie visionnaire et une solide culture scientifique: James Schmitz, Frank Herbert, Ursula'Le Guin, Philip José Farmer, tels sont les quelques noms auprès desquels vient se ranger celui de Jack Vance.

Le prestige dont il jouit aux Etats-Unis, non seulement auprès des amateurs de SF mais aussi auprès de ses confrères, Vance ne l'a pas acquis d'un seul coup. C'est en douceur, sotto voce, si l'on peut dire, qu'il aborde la voie redoutable des mondes entièrement inventés, avec une série de nouvelles parues dans Startling Stories à partir de 1948 et dont certaines devaient être reprises plus tard en volume sous le titre de The Many Worlds of Magnus Ridolph. Le compte rendu que Philippe Curval fit de ce livre lors de sa publication dans notre pays en donne bien la tonalité: "Jack Vance, en six chapitres-nouvelles, nous transporte à vingt mille années-lpmière par seconde dans six mondes absurdes et joliment cauchemardesques. De l'invention à gogo, une petite tonalité scheckleyenne qui n'est pas habituelle, voilà de l'ouvrage bien ficelé, excellent pour les longues soirées d'hiver à se chauffer devant les feux du rêve. " Rien d'ambitieux donc. Vance s'amuse. Notamment en campant un héros qui rompt complètement avec la tradition- du baroudeur baraqué alors en vigueur dans le space opera. Détective-dépanneur interstellaire de son état, Magnus Ridolph est plus proche d'Hercule Poirot que de Northwest Smith avec ses allures de petit vieux bien propre, sa barbiche blanche impeccablement taillée, son flegme très britannique... et son astuce ce qui accentue, par un effet de contraste, le caractère passablement délirant des situations et des mondes auxquels il se trouve confronté au cours de ses missions.

Cependant, sous les dehors légers, la manière de Vance est déjà là, bien confirmée, qui consiste à mêler space opera (pour le cadre), heroïc fantasy (pour la tonalité) et l'intrigue policière (pour la trame narrative).

Le tout enrobé d'un certain humour tenant, pour l'essentiel, à la distance un peu narquoise que semble se ménager l'auteur à l'égard de ses personnages, de ses inventions, des vicissitudes de la vie de voyageur cosmique - comme s'il ne prenait pas tout ça au sérieux.

D'emblée, une formule est trouvée dont Vance ne se départira jamais. Pas de changements de front chez lui, pas de crises spectaculaires entraînant un renouvellement radical de l'inspiration ; nous sommes en face d'une oeuvre élaborée sereinement, régulièrement, sur la base d'une méthode invariable, et si elle témoigne d'une évolution, c'est dans le sens d'un raffinement de cette méthode et, parfois, d'un- jeu avec elle, de la recherche d'un parfait équilibre entre les diverses composantes du récit, d'un élargissement du propos. Raison pour laquelle il n'est peut-être pas inutile de dissiper d'entrée de jeu le malentendu qui fait de Vance avant tout un auteur d'heroïc fantasy.

En fait, Vance n'a écrit que deux ouvrages relevant nettement de l'heroïc fantasy, The Dying Earth (1950) et The Eyes of the Overworld (1966), ce qui est assez peu dans une production qui compte à ce jour plus de quarante romans dont douze relevant de la littérature policière ! - et dans les quatre-vingts nouvelles. (Avec le bon millier de pages que compte le cycle du Souricier Gris, Fritz Leiber, que personne ne songe à cataloguer exclusivement comme un auteur d'heroïc fantasy, l'emporte haut la main sur Vance!) Mais il se trouve que c'est le premier de ces deux livres qui a imposé son nom à l'attention du public américain, et les nouvelles composant le second qui ont assis sa réputation en France en 1966 - une réputation alors vieille d'un an à peine, fondée sur la parution presque simultanée dans notre pays de trois courts romans animés du souffle épique et de la liberté créatrice propres à ce sous-genre de la SF : le Prince des étoiles, les Langages de Pao, et surtout les Maîtres des Dragons. D'autre part, les références fréquentes de Vance à la sorcellerie, ses décors féodaux où de nouveaux saint Georges affrontent de nouveaux dragons, ses futurs qui semblent rejoindre les passés barbares, tout cela a contribué à brouiller les cartes. Enfin, le fait que cette œuvre, déjà écrite au gré d'une inspiration vagabonde, fondée sur des recherches d'atmosphère plutôt que sur des idées, nous est arrivée, comme cela se produit souvent dans l'édition française, dans un certain désordre, n'a guère favorisé une claire saisie de ce qui fait sa cohérence profonde : non pas l'heroïc fantasy, mais une certaine conception du futur et, par là même, de la science-fiction. L'avenir, tel qu'il est envisagé par Vance, surtout l'avenir lointain, qui sollicite davantage son imagination que le futur immédiat, ne saurait être un simple prolongement, aussi aberrant soit-il, du présent. Il a au contraire toutes les chances de présenter ce caractère de fondamentale étrangeté que les Anglo-Saxons désignent sous le nom d' " alienness". Ainsi, si l'humanité essaime dans la galaxie, non seulement elle y rencontrera des mondes, des créatures, des civilisations radicalement différentes, mais elle se transformera à leur contact. De ce point de vue, Vance est l'un des premiers à avoir exploité l'idée de 1' " homme modifié ", mais il ne procède pas à la façon d'un James Blish qui, dans Semailles humaines, recueil réunissant une série de nouvelles écrites entre 1942 et 1955, imagine une humanité apte à survivre dans n'importe quel milieu physique grâce à un programme de manipulations génétiques. Pour Vance, la transformation de l'humanité est en quelque sorte dans l'ordre des choses, elle s'inscrit dans une certaine logique historique- où les mondes colonisés, d'abord groupés en confédérations sous l'autorité de la Terre, deviennent de plus en plus autonomes. Les énormes distances qui séparent les planètes habitées, le fait même qu'elles puissent accueillir des catégories d'individus très différentes (la planète géante du roman du même nom est le refuge de Terriens marginaux; les îles flottantes d'Un Monde d'azur sont occupées par les descendants d'un groupe de repris de justice échoués là à la suite d'une avarie de l'astronef qui les transportait vers quelque colonie pénitentiaire), les incidents diplomatiques, voire les guerres, l'influence des cultures autochtones lorsqu'il y en a, tout cela entraîne un relâchement des relations interstellaires. Chaque société devient une espèce de système clos qui a tendance à perdre la mémoire de ses origines et à évoluer selon une dynamique propre.

Oubli de la Terre, oubli de l'humain, mutations régressives ou progressives : ainsi peut se résumer l'hypothèse de Vance dans le cas d'une expansion spatiale de l'humanité.

Dès lors, la part d'heroïc fantasy qui empreint son œuvre présente un double statut. En tant qu'écriture génératrice d'une certaine ambiance, elle découle d'une approche du space opera qui a dépassé le stade de la réduplication pour se vouer à l'évocation des possibles les plus déroutants : mondes où des seigneurs de type féodal sont servis par des robots, mondes où les astronefs voisinent avec les chars à bœufs, mondes où la science s'est sophistiquée au point de se confondre avec la magie, mondes raffinés consacrés au plaisir des sens, mondes épiques consacrés à celui de la guerre, mondes de baroques grandeurs et de décadences... En tant que genre pleinement assumé, elle procède de la vision d'un lointain avenir où agonise une Terre devenue méconnaissable : hommes, plantes et animaux se sont diversifiés en une multitude d'espèces étranges, et toute cette vie à bout d'inventions "suppure, riche comme un fruit pourri"; la science traditionnelle n'est plus qu'un vague souvenir, un divertissement de bricoleur face au retour en force de la magie des premiers âges; la lune a disparu; tout baigne dans le pâle éclat d'un soleil rougeâtre "pareil à un vieillard- qui se traîne vers son lit de mort ". Au point que l'on pourrait se demander si The Dying Earth (qui s'impose avant tout par son décor automnal et son climat de langueur) et sa suite, Cugel l'astucieux, (qui met en vedette un héros picaresque en butte à des aventures épico-burlesques) ne représentent pas les contes de nouvelles civilisations humaines pour qui la Terre est devenue une légende - autrement dit, les fictions dont s'enchantent les populations d'un univers de fiction.

Suggérer des cultures, des mentalités, un état de l'histoire à travers les fictions qui en procèdent, voilà qui constituerait une trouvaille digne de Borges si le propos était délibéré. En réalité, en composant The Dying Earth, Vance n'a pas eu autre chose en vue qu'un ouvrage d'heroïc fantasy au premier degré même si le style et la structure y sont particulièrement soignés. Mais l'hypothèse ci-dessus formulée, par le fait même qu'elle puisse être formulée,- abstraction faite de sa valeur, montre que l’œuvre de Vance gagne à être considérée dans son ensemble, telle une vaste fresque dont chaque panneau ferait vibrer les autres de' nouvelles résonances. Ainsi, c'est parce que l'art de Mazirian le Magicien, qui essaie de créer une nouvelle humanité dans des cuves. biologiques, est assez proche de celui des seigneurs de la planète Aerlith, spécialisés dans la création de dragons de combat, que l'on peut imaginer une relation historique entre le monde de l'un et des autres - comme on peut imaginer, pour les mêmes raisons, que les aventures de Mazirian font partie du répertoire de Phadée la ménestrelle, compagne d'un de ces seigneurs...

On le voit, relier les textes de Vance les uns aux autres, c'est se donner I'occasion de leur faire produire un surplus de rêves, c'est lire une science-fiction qui est à la fois SF et machine à engendrer de la SF, ou si l'on veut, c'est faire de la lecture-fiction.

Sans doute Vance n'a-t-il jamais eu dans l'idée d'élaborer une histoire du futur à la Robert Heinlein ou à la Michel Demuth, mais tout se passe comme si, après nous avoir fait visiter la Terre au moment où elle meurt de vieillesse, l'auteur avait entrepris d'évoquer quelques jalons de sa longue histoire. Et en effet, de The Five Gold Bands (1950), récit d'une chasse au trésor qui nous fait découvrir cinq mondes différents dans le sillage d'un aventurier de l'espace, à Wyst: Alastor 1716 (1978), nous voici embarqués dans une sorte de diorama aux dimensions du cosmos. Peu importe le prétexte du voyage. Que nous suivions un héros dans sa quête (quête d'un astronef pour Adam Reith dans la série de Tschaï, quête de la vérité pour Ghyl Tarvoke dans Emphyrio), dans son enquête (il y a un mystère à résoudre dans presque chaque roman de Vance) ou dans sa quête-enquête (la soif de vengeance de Kirth Gersen lui impose nombre de recherches et de déambulations), il s'agit surtout de faire du tourisme en des temps et des lieux puissamment exotiques. On pourra, si l'on veut, appeler heroïc fantasy la forme paroxystique de ces périple dans l'extraordinaire; pour le reste, rendons à Vance ce qui appartient à Vance, à savoir, toute barrière entre SF et HF abolie, une formidable aptitude à faire exister l'Ailleurs et l'Autrement.

Si cette aptitude est sensible dès la Planète géante (1950), il faut reconnaître qu'elle ne s'épanouira que progressivement. Le monde colossal où l'auteur nous entraîne à la suite de Claude Glystra, son héros, ce patchwork de cultures jalouses de leur spécificité, ce creuset de toutes les aventures possibles, est digne de ceux dont Vance tirera plus tard des tétralogies. Et pourtant, sans doute en raison des contraintes de la publication en magazine, il ne donne lieu qu'à un roman relativement traditionnel et, il faut bien l'avouer, un peu étriqué. On en retient ces noms flamboyants dont l'imagination onomastique de Vance a le secret (Montmarchy, le lac Pellitante, Parambo, la forêt de Tsalombar, Kirstendale), une idyllique cité où le maître ne jouit de ses aristocratiques prérogatives qu'autant qu'il accepte d'être de temps en temps esclave, de superbes paysages découverts depuis des nacelles à voile filant euphoriquement le long d'une monoligne suspendue de cime en cime, mais l'ensemble ne paraît pas pleinement abouti et laisse le lecteur sur sa faim. Vance a lui-même senti que la balade de Claude Glystra était loin d'épuiser le sujet puisqu'il a récemment éprouvé le besoin de compléter l'évocation de son extravagante planète géante d'un deuxième volet : Showboat World (1975).

L'étude de ce qui fait l'épaisseur des mondes vancéens semblerait donc réclamer un point de vue chronologique. Mais à quoi bon ramper de livre en livre?

Faute d'être immédiatement au point, la technique de Vance est assez caractéristique pour pouvoir être décrite globalement, comme un ensemble de paramètres par rapport auxquels les œuvres joueraient le rôle de variables, des plus mineures aux plus réussies.

Il y a d'abord chez Vance un traitement tout particulier de l'intrigue. Celle-ci, réduite à elle-même, est souvent banale et certains critiques n'ont pas manqué de le lui reprocher. C'est ainsi que, rendant compte de la Planète géante et les Maisons d'lszm, SergeAndré Bertrand, l'alter ego d'Alain Dorémieux, s'étonne : " Ce qui est étrange, avec la richesse d'invention dont il fait preuve dans la profusion des détails, c'est qu'à côté de ça il n'a aucune imagination pour construire une action, et que ses intrigues s'étirent < toujours le plus platement du monde > En fait, même s'il n'a rien d'un Van Vogt, Vance est fort capable de ficeler des intrigues complexes, comme le prouvent les Langages de Pao, Emphyrio et toute sa production policière - que l'on commence tout juste de découvrir en France et qui réserve bien des surprises puisque trois romans signés Ellery Queen ont été écrits par Vance ! Il faut seulement se rendre compte que, chez lui, l'action n'est lâche et son intérêt secondaire que pour mieux permettre la multiplication des épisodes, l'accumulation des descriptions, la mise en place de tous les détails propres à donner consistance aux paysages et aux sociétés où elle se déroule.

Un astronaute échoué sur une planète étrangère (Tschaï); une société en crise menacée par des extra-terrestres (les Maîtres des Dragons), un monstre marin (un Monde d'azur) ou des esclaves-robots (le Dernier château); un enquêteur chargé de démasquer un criminel (le papillon de lune) : toutes ces situations sont assez familières au lecteur pour que celui-ci se soucie moiÎ1s de leur développement que de leur cadre. Il n'y a alors plus d'inconvénient à ce que l'on suive le chemin. des écoliers, à ce que l'on s'attarde dans une auberge (la séquence vancéenne par excellence) en compagnie du héros, le temps d'être mis au fait de ce qu'il boit et mange, du décor, de la clientèle, du costume de la serveuse, etc. C'est au contraire quand l'action est trop rapide, quand seuls les traits propres à la faire progresser sont retenus, quand le voyage s'arrête trop vite (comme dans la Planète géante) que l'on est déçu. Ce qui, chez d'autres auteurs, passerait pour une faiblesse constitue donc ici une force - celle-là même qui autorise Vance à ne rien nous laisser ignorer des mondes où il nous introduit. .

On touche ici à une autre caractéristique de Vance :sa démarche encyclopédique.

Je ne sais s'il a lu Montesquieu, mais il partage avec l'auteur de l'Esprit des lois (certaines naïvetés en moins) l'idée. que tout se tient dans une société - milieu géographique, tempérament et psychologie de la communauté, mœurs, lois, langue, religion, économie, etc. - et que c'est le jeu des rapports d'un niveau à l'autre qui lui donne son homogénéité et une partie de sa physionomie. Aussi aurons-nous régulièrement droit, de touches en touches, à des tableaux complets où chaque composante aura sa place et sa fonction. En ce sens, le sommet du spectaculaire est atteint. avec la tétralogie de Tschaï, que Robert,Louit saluait ainsi lors de sa parution en France : "Chaque société, même lorsqu'elle ne joue qu'un rôle épisodique est décrite dans tous ses aspects: politique, économique, -mais aussi linguistique, sexuel, vestimentaire et gastronomique.

Tschàï est comme une immense odyssée pour laquelle Homère se serait assuré la collaboration de Montesquieu, Saussure, Carlyle, Kinsey et Brillat-Savarinl. " Cependant, même dans les volumes plus minces, où une telle exhaustivité est impossible, Vance accorde toujours une grande place au pittoresque à portée sociologique. Pour cela, il recourt à différents procédés. Ou bien, comme dans les ouvrages savants, il festonne son texte de notes préliminaires, renvois en bas de page, extraits de documents ou d'articles fictifs (scientifiques, anthropologiques, historiques, journalistiques, philosophiques, linguistiques) qui viennent étoffer le récit sans l'alourdir - pratique . dont il a pu mesurer l'efficacité dans la Geste des Princes-Démons qui, de volume en. volume, arrive à donner une idée assez précise de l'OEcumène, la gigantesque mosaïque galactique où évolue Kirth Gersen, et d'une façon générale de l'infinie variété du cosmos. Ou bien, il privilégie telle ou telle dimension du monde où il a décidé de nous promener, laissant au lecteur le soin d'imaginer les autres à partir de quelques notations occasionnelles. Ainsi, les Maisons d'lszm insiste sur l'habitat; la Vie éternelle, sur la stratification d'une société qui est en mesure d'offrir l'immortalité à ses membres; un Monde d'azur, sorte d'hymne au génie de la bricole, sur l'exploitation du milieu naturel; Emphyrio, sur la création artistique; Trullion (dans le cycle d'Alastor) sur le jeu de la " hussade ", particulièrement populaire sur cette planète; l'Homme sans visage (premier volet des Chroniques de Durdane) sur le système policier; etc. Parfois, le point de vue est encore plus subtil., Dans Space Opera, un des premiers romans de SF, sinon le premier, à répondre aux deux définitions de l'expression (récit d'aventures spatiales ou opéra, au sens musical du terme, " cosmique>), diverses civilisations extra-terrestres nous sont présentées de savoureuse façon à travers l'accueil qu'elles réservent aux représentations d'une compagnie lyrique itinérante. Car, Vance sait être aussi drôle que suggestif. L'humour, la fantaisie et même de petites dingueries à la Sheckley (comme cet arbre à. pain... et beurre que l'on trouve dans les Domaines de Koryphon) viennent souvent aérer ses créations les plus complexes, leur évitant du même coup de tomber dans le piège de ces monuments admirables mais parfois un peu laborieux à la façon de Dune, le chef-d’œuvre de Frank Herbert. .

Que Vance soit avant tout un écrivain et non un simple brasseur de savoirs et d'hypothèses scientifiques, c'est ce que laisse notamment apparaître sa fascination pour tous les problèmes liés au langage. Le meilleur exemple est évidemment fourni par Les langages de Pao, " une des rares œuvres en SF ", trouve-t-on sous la plume de Stan Barets dans son Catalogue des âmes et cycles de la SF, " qui ait eu la bonté d'imaginer que toutes les races extra-terrestres de l'univers ne parlaient pas anglais ! ". Pas si rares, puisque c'est le cas de presque toutes les oeuvres de Vance, qui nous laisse entendre que certains de ses dialogues ne sont qu'une traduction, parfois approximative, de telle ou telle langue étrangère fictive. Mais le thème linguistique est ici particulièrement frappant puisqu'il constitue le sujet même du livre. Pao est en effet une planète qui va se trouver colonisée à cause d'un langage qui l’entretient dans la passivité et l'individualisme. Pour se libérer, il lui faut complètement changer de mentalité, et par conséquent de langage; c'est ce qu'explique Palafox, le super-savant de la planète Breakness, à Bustamonte, le Panarque désemparé de Pao venu lui demander secours: la société de Shraimand, région de Pao inondée de soleil et propre à favoriser les exercices physiques, sera dotée d'une langue à la grammaire " simple et directe ", au vocabulaire " riche en gutturales dont la prononciation requiert un certain effort, et en -voyelles dwes", au sémantisme dans lequel " un homme qui réussit" sera synonyme de " vainqueur dans un violent combat", et foumka de ce fait de robustes guerriers; une autre région sera assignée à l'inculcation d'une langue favorisant le développement industriel; une autre produira des commerçants retors grâce à une langue hyper-grammaticale, comprenant " des titres compliqués pour enseigner l'hypocrisie, un vocabulaire riche en homophones pour favoriser l'ambiguïté "; et ainsi de suite. Et l'on assiste alors, le temps d'une génération, à la création de groupes sociaux équipés pour la résistance:les Vaillants, les Technicants, les Cogitants, etc. Le langage, arme privilégiée du colonisateur qui, en imposant sa langue, impose sa culture - celle du peuple conquis n'ayant, dans certains. cas, même plus droit à l'existence - devient, en un retournement qui ne manque pis d'ironie, l'arme du colonisé.

Je simplifie outrageusement un récit sur lequel viennent se greffer les ambitions de Palafox, qui ne donne aux Paonais le moyen de se libérer que pour mieux les asservir à sa propre volonté, l'histoire de Béran Panasper, le Panarque, légitime de Pao, élevé par Palafox mais désireux de voir son peuple conserver sa spécificité et son unité, la révolte des Vaillants, eux aussi avides de pouvoir, et d'une façon générale, tout un tissu complexe d'intrigues politiques. Mais quelles qu'en soient les directions, c'est bien une réflexion sur les rapports du langage et de la pensée que propose le livre. Véritable précurseur de la récente rencontre de la linguistique et de la SF, dont témoignent des romans comme Babel 17 de Samuel Delany, ou l'Enchâssement de Ian Watson, Vance semble mettre à l'épreuve la thèse dite " de Sapir-Whorf", sans doute la plus élaborée en ce qui concerne le rôle du langage dans le -conditionnement de la jensée, du comportement, de la vision du monde - à moins qu'il ne la redécouvre. Cependant, il s'agit moins pour lui de se faire l'illustrateur de cette thèse, que de bâtir sur elle une épopée originale, une sorte de space opera intellectuel où les mots remplacent l'énergie des désintégrateurs, où le psychologique et le social passent parle linguistique. Autrement dit, la thèse n'est là qu'en filigrane, derrière les images poétiques qu'elle inspire et justifie, et Vance n'en tire un " discours de la méthode " que pour créer des ensembles harmonieux. Tel est l'Institut de Breakness, le repaire des super-savants qui imaginent et organisent la rééducation linguistique de Pao : il est accroché aux flancs d'une haute montagne, c'est-à-dire en des lieux aussi éthérés, austères et inaccessibles que les secrets dont sont porteurs ses habitants, et on y parle une langue spéciale où l'accent- est mis sur l'abstraction, le refoulement de l'émotionnel et de l'affectif, la logique.

C'est pourquoi on peut finalement lire Pao comme une métaphore de l'écriture de Vance, une mise en scène de son geste d'écrivain : à l'instar de Palafox, ne s'agit-il pas pour lui de créer des sociétés viables où langage, mentalité, comportement, décor, en se reflétant réciproquement, se combinent en un jeu quasi allitératif ?

Toutes les communautés de Vance auront donc leur(s) langage(s): langage de tout le costume dans Coup de grâce, une aventure de Magnus Ridolph parue la même année que Pao; langage des masques et des accompagnements musicaux dans le Papillon de lune; langage des configurations lumineuses en usage chez les insulaires d'Un monde d'azur; langage des Hommes-Emblèmes et des habitants du pays de Cath (qui ont des noms différents selon les types de relations, des plus guindées aux plus intimes, qu'ils entretiennent avec leur interlocuteur dans le premier volume du cycle de Tschaï; etc. A la limite, tout devient signe à interpréter pour les héros de Vance : le geste,- le vêtement, l'architecture, l'art, les couleurs, les odeurs, les rituels... Magnus Ridolph et, surtout, Kirth Gersen dans la Geste des Princes-Démons, se débattent dans un univers de signes; . ce n'est qu'autant qu'il sait les lire que le premier résout régulièrement les énigmes ou les problèmes proposés à sa sagacité, et ce n'est qu'autant qu'il sait analyser les événements, voir ce qui se cache au-delà des apparences que lé second identifie un à un, parfois au milieu de plusieurs suspects, les monstres dont il a juré de se venger : nos deux aventuriers sont des sémiologues. Et c'est parce que ce thème du message à déchiffrer, de la filière à remonter, finit par y avoir une présence obsédante qu'on en vient à se demander si l’œuvre de Vance ne serait pas elle-même, au-delà de ses couleurs chatoyantes, de ses aventures bondissantes et rebondissantes, de son parti pris général de dépaysement, un texte à décrypter. , .

La tâche n'est pas facile car les seules pistes disponibles sont enfouies dama l’œuvre elle-même. Vance est un homme secret. Avare de confidences, peu enclin à parler de ses livres, il pousse la discrétion jusqu'à se tenir soigneusement à l'écart du petit monde de la science-fiction - on ne le voit que rarement dans les Conventions – et n'a jamais confié qu'à ses ouvrages le soin d'établir sa réputation. Aussi sait-on finalement peu de choses de lui.

"Je crois qu'une connaissance intime de la personnalité d'un écrivain. diminue l'effet de ses œuvres sur le lecteur; c'est pourquoi je ne distribue jamais de photographies, n'accorde aucune interview et ne fournis qu'un minimum de renseignements biographiques à qui m'en demande. Juste des choses du genre: je suis né à San Francisco en 1916; j'ai passé. mon enfance dans un ranch de la Californie centrale, fréquenté l'université de Californie, où j'ai suivi des études supérieures de physique, puis je me suis tourné vers le journalisme; j'ai servi dans la marine marchande jusqu'au moment où je me suis marié, et j'habite maintenant à Oakland, avec ma femme et mon fils, encore que nous voyagions beaucoup (...)" . "Quant à mes livres, je ne vois pas très bien ce que je pourrais en dire. Mettons que ce qui m'intéresse au départ, ce sont les réactions humaines - que ce soit celle d'un individu ou d'une société - devant des situations nouvelles ou insolites. J'écris sur la base d'une atmosphère plutôt que sur celle d'une idée; c'est-à-dire que j'ai le sentiment du genre d'histoire que j'ai envie d'écrire et j'essaie ensuite de trouver un véhicule (intrigue, personnages, décor) pour exprimer ce sentiment. C'est un peu, je pense, comme quand on compose de la musique. Je suis d'ailleurs un passionné de jazz américain classique et je joue moi-même du cornet à pistons, Il. y a aussi certains musiciens français que j'admire beaucoup, comme le regretté Django Reinhart, Stéphane Grapelly et autres musiciens de ce genre. L'ouvrage que je préfère dans toute ma production? Cugel l'astucieux, sans doute parce que je me suis bien amusé à l'écrire. Je ne suis pal très fier de mes premiers récits_ parus dans Startling, Thrilling Wonder Stories, Astounding - je suppose qu'aucun écrivain n'est satisfait de ses premiers textes - mais il y en a quelques-uns, me semble-t-il, qui tiennent encore le coup. Ainsi, j'ai une tendresse toute particulière pour The Five Gold Bands."

Voilà ce que Jack Vance m'écrivait en 1971, en réponse à mon appel au secours alors que je préparais, en compagnie de Jean-Pierre Fontana, la préface de l'édition de Tschaï au C.L.A. Depuis, j'ai eu le plaisir de rencontrer l'homme à San Francisco (c'était durant l'été 1978), mais ma documentation ne, s'en est pas trouvée enrichie pour autant. J'ai seulement appris que Jack Vance s'appelait en réalité Joltn Holbrook Vance, nom dont il signe généralement ses romans policiers, qu'il jouait aussi du banjo, et j'ai pu constater - Michel Demuth, qui était mon complice pour l'occasion, peut en témoigner - qu'il avait un sérieux coup de fourchette, une descente impressionnante (l'ancien marin!) et qu'il préférait discuter des mérites comparés du vin californien et du vin français plutôt que de ceux de son œuvre...du moins tant que je suis resté capable d'apprendre et de constater quelque chose...

Le bilan n'est pas si négatif, dira-t-on. Et il est vrai que ces données apportent de petits suppléments d'éclairage sur une œuvre que son auteur souhaiterait voir vivre de sa propre vie. Que Vance soit un grand voyageur (il m'annonçait dans la lettre citée dessus une prochaine croisière dans le sud du Pacifique à bord d'un trimaran qu'il était en train de construire lui-même, et les habitants d'un petit village tourangeau ont pu tout récemment s'interroger sur cet Américain jovial qui, le soir venu, jouait du banjo à la terrasse de l'hôtel-restaurant où il avait pris pension), voilà qui explique l'allure que prennent volontiers ses récits : chaque fois qu'il s'installe devant sa machine à écrire, Vance s'embarque pour un grand voyage, comme s'il s'agissait pour lui de compenser son amour de la bougeotte. De même, on comprend mieux pourquoi le savoir de Vance, ses, très honorables connaissances anthropologiques et linguistiques, loin d'être arides, froidement livresques, ont des saveurs de terroir : c'est qu'il les a puisées au cours de ses pérégrinations, en regardant autour de lui, dans la poussière des chemins plutôt que celle des bibliothèques.

Enfin, son amour de la musique pourrait autoriser une lecture musicologique de certains de ses ouvrages :
Lecture de Tschaï comme symphonie, de la Geste des Princes-Démons comme fugue, du Papillon de lune comme concerto... . ' On ne saurait pourtant aller très loin avec un tel bagage. Il'permet de rendre compte de certaines des qualités artistiques de l’œuvre, mais lui conserve ses apparences d'objet un peu gratuit qui s'épuise dans le seul. plaisir qu'il procure. Vance n'aurait-il donc rien à dire? Les univers qu'il construit n'auraient-ils d'autre but qu'eux-mêmes? Ne seraient-ils que des lieux d'évasion? Quelques indices permettent d'en douter. Et d'abord, certaines nouvelles, apparemment si peu vancéennes dans leur inspiration qu'elles sont restées longtemps inaperçues; des nouvelles comme "Personnes déplacées " (1953), que l'on trouvera dans le présent recueil et " les Œuvres de Dodkin", satire mi-effrayante mi-hilarante de la grande machine administrative prise de folie, où Vance tient uh discours critique annonciateur des tendances les plus modernes de la SF. De tels textes sont rares, notre auteur préférant en général s'exprimer de façon plus oblique (on remarquera d'ailleurs qu'ils datent du début de sa carrière), mais ils suggèrent que la construction d'univers exotiques n'est pas incompatible avec l'affirmation d'un moi. Les mondes de Vance parlent, et ils parlent de lui - raison pour laquelle, sans doute, il juge sans intérêt de se répandre en confidences et en commentaires. C'est ce que confirme un autre indice un peu plus fin : Palafox - dont l'activité, on l'a vu, peut s'interpréter comme une figure de celle de l'écrivain. Quelle est, en effet, l'ambition ultime de Palafox?

Substituer progressivement ses innombrables fils aux Paonais, faire de Pao une planète uniquement peuplée de Palafox, la. transformer en une image multipliée de lui-même. Voilà qui a bien l'air d'un véritable code de lecture que l'on pourrait expliciter aiiisi: 1Tous mes'écrits sont une image de moi-même, mais une, image diffractée; elle me révèle mais, en même temps, elle me cache par cette diffraction même et par le fait que ce n'est qu'une image (" imago " signifie en latin " fantôme, apparition trompeuse "); Jack Vance n'est ni tour à fait un autre ni tout à fait le même par rapport à John Holbrook Vance." Abordée dans cette optique, prise comme masque qui voile et révèle à la fois, l’œuvre s'installe dans l'ambiguïté. Mieux, elle trouve dans l'ambiguïté- un thème fondamental.

A cet égard, les monstres qui la peuplent sont riches de signification. Ils présentent une très grande variété - ce seront des animaux, des hommes, des sociétés et jusqu'à des planètes entières comme la fameuse planète géante - mais ils ont tous un trait commun: leur monstruosité tient au fait qu'ils sont doubles, qu'ils ne s'écartent pas complètement du non-mal mais en constituent plutôt une distorsion, la plupart du temps artificielle. Les "neutraloîdes" de Pao sont à la fois hommes et animaux de combat ; les dragons des Maîtres des dragons sont à la foi des animaux et des machines de guerre; les PrincesDémons, les monstres les plus complexes de Vance, sont des simulacres d'hommes possédant plusieurs identités, des pervers qui trouvent un malin plaisir à gauchir la réalité, à la modeler à leur fantaisie; les Hommes-Chasch, les Hommes.Dirdir, les HommesWankh, les Pnumekin de la série de Tschaï ont pour essentielle préoccupation de ressembler le plus possi- ble à leurs maîtres non humains; le héros de Méchant Garçon, le remarquable " -thriller " paru fin 1979 dans la collection Red Label, est un tueur psychopathe sous les dehors innocents d'un adolescent gauche et couvé par sa mère - il ressemble d'ailleurs beaucoup aux Princes-Démons : comme eux, il vit caché dans un réduit où l'à confiné sa mère pour le soustraire aux recherches de la police; comme eux, il hante .le décor sans qu'on puisse le. repérer; comme eux, il s'est fabriqué un paradis artificiel sous la forme d'un roman d'heroïc fantasy auquel il travaille dans sa cachette1; et comme eux, il ne supporte pas que le réel ne se plie' pas à ses caprices. ' Chez Vance, la monstruosité n'adopte pas -toujours ces formes extrêmes, mais c'est bien toujours le même thème du naturel étouffé sous l'artificiel qui circule dans les notations ayant trait aux costumes (que d'incroyables falbalas dans les mondes de Vance !), à l'architecture (souvent composite et tarabiscotée), à l'environnement (revu et corrigé), à la cuisine (compliquée)... Lorsque les personnages ne sont pas des monstres, ce sont des dandys qui se signalent par leur maquillage outrancier, leur sophistication, leur baroquisme. " Quant à l'attitude de l'auteur face à ce défilé dé monstres et d'excentriques, elle est elle-même ambiguë. D'un côté, il éprouve à leur endroit une certaine fascination dans la mesure où ils représentent le triomphe de l'art sur la nature., Les Princes-Démons, par exemple, un peu comme les seigneurs créateurs de Farmer, sont des artistes en leur genre - de sorte que l'on peut voir en eux des symboles de l'écrivain façonnant des mondes à sa guise et, au-delà d'eux, dans l'espèce de tératologie générale que constitue l’œuvre de Vance, l'exemple d'une écriture se prenant elle même pour sujet, produisant des fictions inspirées de son propre fonctionnement. Mais d'un autre côté, un malaise est sensible. A force de s'éloigner de la nature, la plupart des monstres de Vance ne sont plus viables. La planète Pao, telle qu'elle a été transformée par Palafox, devient ingouvernable; les Princes-Démons se font prendre à leurs propres pièges; certains personnages finissent par se lasser des trop somptueux décors, qui les entourent, telle la belle Alusz Iphigenia de la Machine à tuer qui, après s'être laissée envoûter par les prestiges de la planète Thamber, n'y voit plus " qu'un mythe animé, un diorama aux couleurs archaïques ".'Et en effet, les créations de l'art, les mondes rêvés ne renvoient qu'aux fantasmes de leur auteur, plaçant celui-ci dans ufi tête-à-tête avec luimême qui finit par le couper de la réalité. Kokor Hekkus, le Prince-Démon que nous rencontrons dans la Machine à tuer, n'est passé maître dans l'art de la terreur et de la tuerie que pour avoir toujours été lui-même en butte à la peur de la mort; le jeune psychopathe de Méchant Garçon n'arrive pas à comprendre que les jeunes filles ne réagissent pas comme les princesses sensuelles de son petit roman d'heroïc fantasy : autant de données où peuvent se lire les doutes de Vance qqànt à'la'libre prolifération d'univers imaginaires voués à la seule expression de la puissance de l’imaginaire. Dés lors, une problématique émerge progressivement dans la production de Vance. Peu sensible jusqu'au milieu des années soixante, on ne la devine que dans certaines nouvelles (" la Retraite d'Ullward", par exemple) et dans le va-et-vient de l'auteur entre la SF et le réalisme du roman policier. Mais avec la Geste des Princes-Démons et la première nouvelle des aventures de Cugel l'astucieux - qui paraît un an après le Prince des étoiles - la question est posée de la légitimité des univers de rêve. Non directement, car Vance, comme on l'a remarqué; répugne aux ratiocinations et aux discours théoriques, maù symboliquement. Lisons par exemple l'oraison funèbre que Kirth Gersen accorde à Kokor Hekkus: " Son imagination fut à la fois un don et une malédiction. Une vie ne lui suffisait pas. Il lui fallait boire à chaque source, connaître de multiples expériences, vivre aux extrêmes. Dans Thamber, il avait trouvé un monde à sa mesure. Sous ses différentes incarnations, il avait créé sa propre épopée. Lorsqu'il en avait assez de Tharnber, il retournait dans l'univers des hommes, moins malléable peut-être, mais aussi passionnant. A la fin, il à péri. " Et surtout lisons (ou relisons) " le Monde supérieur", où Cugel, parti en quête d'une de ces lentilles magiques qui permettent aux habitants du village de Smolod de se donner l'illusion qu'ils vivent en seigneurs dans des palais luxueux, découvre toute une tribu de drogués vivant béatement dans la pauvreté et dans l'ordure. Portrait transposé de quelque communauté hippie où l'on planerait en permanence?

Peut-être. Mais aussi dénonciation du pouvoir démobilisateur, de l'évasion pour l'évasion.

Comment se bercer des chatoiements de l'imaginaire sans pour autant s'y perdre? Comment revenir au monde des hommes sans pour autant S'y engluer? Vance, à qui il ne suffit plus d'être un enchanteur,mais qui se méfie de la SF de combat où il voit s'engager toute une nouvelle génération d'écrivains (nous sommes au milieu des années 60), va répondre à ces questions par des ouvrages où l'ambiguïté n'est plus équivoque, hésitation, mais savant équilibre entre les droits de la fiction et les sollicitations de la réalité. Un monde d'azur (1966), Emphyrio (1969), qui témoignent de façon particulièrement remarquable de cette évolution, sont en effet des contes selon la belle définition qu'en donne Michel Tournier : " A mi-chemin de l'opacité brutale de la nouvelle et de la transparence cristalline de la fable, le conte (...) se présente comme un milieu translucide, mais non transparent, comme une épaisseur glauque dans laquelle le lecteur voit se dessiner des figures qu'il ne parvient jamais à saisir tout à fait. Ce n'est pas un hasard si le conte fantastique du xix° siècle fait intervenir des fantômes avec prédilection. Le fantôme personnifie assez bien, en effet, la philosophie du conte, noyée dans la masse de l'affabulation et donc indéchiffrable. Le conte est une nouvelle hantée. Hantée par une signification fantomatique qui nous touche, nous enrichit, mais ne nous éclaire pas. (...) Archétypes noyés dans l'épaisseur d'une affabulation puérile, grands mythes travestis et brisés qui ne prêtent pas moins leur puissante magie à une historiette populaire :'tel est sans doute le secret du conte, qu'il soit oriental, féerique ou fantastique; et il serait sans doute facile de dégager les mêmes ressorts dans son avatar contemporain, la science-fiction." " Une épaisseur glauque ", Un monde d'azur en est une à la lettre puisque ce récit nous transporte à la surface d'un océan planétaire, sur des îlots flottants où une société à l'état d'enfance entre en conflit avec un monstre marin, le Roi Kragen, qui la rançonne en échange de sa protection. Mais cette affabulation assez simple (rehaussée, comme toujours chez Vance, de scènes épiques et d'un extraordinaire luxe de détails descriptifs) est " hantée par une signification fantomatique " qui prend appui, justement, sur le Roi Kragen. En effet, loin de n'être qu'une grosse méchante bête extra-terrestre, le Roi Kragen devient progressivement le lieu d'un investissement, se transforme insensiblement en un symbole pluriel : symbole des racketters dont la ville de Chicago se fit naguère une spécialité; symbole de cette forme hypocrite de colonialisme qui porte le doux nom de protectorat; symbole du dieu de la Bible, si bienveillant à l'égard d'Adam et Eve tant qu'ils se promènent béatement la main dans la main sans le menacer dans ses prérogatives; symbole de tous les minotaures... Et du coup, toute la portée du livre s'en'trouve changée. En filigrane des affrontements rocambolesques qui opposent les hommes au monstre et les hommes entre eux (car si Sklar Hast, le chef de la rébellion a ses partisans, le Roi Kragen a les siens), nous assistons au déroulement d'une libération morale,- politique, religieuse et technique dans laquelle pourrait se résumer idéalement toute l'histoire de l'humanité. Le roman d'aventures a glissé vers le mythe.

Emphyrio est aussi le récit d'une libération. La population d'Ambroy (encore une pittoresque cité étrangère) y remplace le peuple des îlots d'Un monde d'azur; les seigneurs arrogants qui la pressurent et la maintiennent en plein Moyen Age, tandis qu'eux mêmes s'offrent des excursions dans de superbes yachts interstellaires, y remplacent le Roi Kragen; et Ghyl Tarvoke, le ferment de la révolte de l'une contre les autres, y remplace Sklar Hast. Cependant, la dimension politique de l'histoire passe au premier plan, et c'est ailleurs qu'insiste la " signification fantomatique ", dans ce qui motive l'action de Ghyl Tarvoke. Car celui-ci n'entre pas de lui-même dans l'ère du soupçon. Ce n'est qu'autant qu'il est interpellé par la mystérieuse légende d'Emphyrio, venue à lui sous la forme d'un spectacle de marionnettes vivantes, qu'il est porté à s'interroger sur le bien-fondé de la réalité sociopolitique où il vit, à rêver d'un changement radical et à accéder aux vérités qui le rendront possible. Ainsi, grâce au superbe effet de miroir produit par la structure du livre (composé de 24 chapitres qui chantent les enfances, les exploits et l'apothéose d'un héros exemplaire), Emphyrio se donne à lire comme le mythe d'Emphyrio se donne à lire à .Ghyl Tarvoke, c'est-à- dire en tant que mythe : mythe du passage, aussi bien individuel que collectif, de l'enfance à l'âge adulte; mythe de l'accession à la lucidité (les marionnettes vivantes qui miment le destin d'Emphyrio sous les yeux fascinés du jeune Ghyl Tarvoke, lui offrant un reflet obscur de la vérité, renvoient subtilement au mythe de la caverne); mythe de l'imposture sur laquelle repose tout pouvoir; et surtout, mythe de la puissance du mythe comme facteur de progrès.

Il serait possible de montrer de la même façon que les Domaines de Koryphon (1974) est " hanté " par le souvenir de la situation qui a donné naissance à là guerre d'Algérie (dont Vance, pour une fois, avoue s'être inspiré). Mais j'ai préféré m'arrêter sur des livres généralement considérés comme des chefs-d’œuvre les chefs-d’œuvre de Vance, selon certains - plutôt que sur un roman un peu hâtif qui finit par tourner court. Cet ouvrage présente toutefois l'intérêt d'indiquer, en lui donnant l'occasion d'une nouvelle apparition, où est le grand fantôme de Vance. Revue à la lumière de ces derniers "contes", toute son œuvre se présente en effet comme habitée à des degrés divers par le problème de la colonisation. La mission de Claude Glystra sur la planète géante a pour but de contrecarrer les visées impérialistes du Barjanum de Beaujolan; les Langages de Pao est l'histoire d'une double guerre d'indépendance, et c'est à la même enseigne que l'on pourrait loger " les Faiseurs de miracles ", les Maitres des dragons, les Maisons d'lszm, "le Dernier Château ". La lutte de Kirth Gersen contre les Princes-Démons n'est pas seulement commandée par des motifs personnels, mais aussi par la nécessité, de mettre fin à l'infiltration d'une race étrangère maléfique dans le monde des hommes; le grand voyage d'Adam Reith sur la planète Tschaï est dans une grande mesure celui d'un décolonisateur; Gastel Etzwane, dans les Chroniques de Durdane, se dresse contre diverses formes de pouvoirs et d'impérialismes, etc. Au départ, Vance s'intéresse surtout à l'aspect pittoresque du mélange des cultures, de leurs transformations; il nous promène dans de curieuses sociétés dont il ne s'agit pas de mettre en cause la légitimité. Mais progressivement, sans doute parce qu'il a pu constater au cours de ses voyages à quel point il était difficile pour certaines nations de garder leur indépendance et leur originalité (cette originalité qui fait tout le plaisir du touriste et de l'anthropologue), il en vient à dénoncer le principe même de la colonisation et, d'une façon générale, toutes les formes de tutelle. De ce point de vue, son évolution décrit une courbe qui est presque l'inverse de celle de Farmer.

Dés le début de son œuvre, Farmer utilise la SF comme une machine de guerre qu'il dresse contre.'le. racisme, les tabous pesant sur le sexe, les. mystifications religieuses, la métaphysique de la mort et les dieux eux-mêmes. Puis, revendiquant de plus en plus nettement le droit d'écrire et d'inventer en toute liberté, il se lance dans la création d'univers personnels en un geste démiurgique qui fait concurrence à celui des dieux.

Vance, au contraire, se consacre d'emblée à la création d'univers de fantaisie. Ne contestant guère que la séparation des genres, qu'il mêle allègrement, il se contente de rendre ses rêves plausibles à farce de rigueur dans les détails physiques, psychologiques et sociologiques. Mais peu à peu, d'une réflexion latente sur son écriture, naît chez lui le besoin de participer à la lutte contre les idéologies aliénantes - y compris le puritanisme. Le romanesque pur cède le pas au mythique. Il ne s’agit plus de décrocher de la réalité mais de la signifier à travers ce décrochement même; .

il ne s'agit plus d'alimenter une vague rêverie mais d'inspirer et d'orienter une action. Que dans ces conditions Vance ait pu être considéré comme un auteur réactionnaire par certains critiques français me paraît relever d'une étrange myopie ou d'une franche mauvaise foi. Certes, on trouve son nom parmi les soixante-douze signatures de la motion favorable à la continuation de la guerre du Vietnam qui parut en 1968 dans divers magazines de science-fiction américains. Mais il se peut que Vance ait cru sincèrement, comme beaucoup de ses compatriotes à ce moment-là, que les États-Unis participaient à une guerre d'indépendance(1). Certes, beaucoup de ses personnages sont " des grands sur de la pourpre ", mais on assiste souvent à leur déconfiture; et leur nombre est largement compensé par celui des héros prolétaires.

Certes, il valorise le rôle des individus dans les crises politiques et semble adhérer par là au mythe de l'homme providentiel, mais c'est la loi du roman d'aventures. Certes, son ton n'est pas celui du militant, mais c'est son droit de penser qu'une grande fiction poétique a plus de chance d'éveiller à la conscience. et à l'action révolutionnaires qu'un prêchi-prêcha au premier degré. Bref, il est aussi difficile de dire que Vance est de droite ou de gauche qu'il est difficile de le cataloguer comme auteur d'heroic fantasy, de space opera ou de récits policiers.

En définitive, comme cela arrive souvent avec les auteurs " populaires ", nous sommes en présence d'un écrivain et d'un personnage plus complexes qu'il n'y paraît. Sous une inspiration classique qui prolonge, en la poussant à sa perfection, celle d'un Edgar R. Burrouths, se découvrent des préoccupations très modernes; sous un style apparemment sans apprêt se dessinent des soucis d'artiste; sous une pratique à première vue naïve de l'écriture se tient un discours qui la prend pour sujet. Et qui aurait cru que cet' auteur de romans d'aventures flamboyants était capable d'écrire quelque chose d'aussi noir, d'aussi malsain, d'aussi inquiétant que Méchant Garçon? C'est pourquoi l’œuvre de Vance est de celles qu'il faudrait peut-être complètement réévaluer, du moins en France.

Aux Etats-Unis, c'est déjà fait, comme en témoignent les éditions pour bibliophiles dont elle est l'objet, ainsi que ce commentaire de Barry Malzberg: "L'accomplissement de Jack Vance en tant qu'écrivain de science-fiction frappe un peu plus chaque année. Tant et si bien qu'il est en passe d'apparaître comme un des piliers du genre. (...) Il a bâti pour nous tous le château de ses rêves. Elégamment orné de torsades, de tourelles et de pièces qu'il nous reste encore à découvrir, il n'est pas prêt (contrairement à celui que l'on trouve tout au début d'une de ses plus célèbres nouvelles) de tomber. "

(1) Rappelons que la motion en question était rédigé ainsi:"Nous,soussignés,avons la conviction que les Etats-Unis doivent demeurer au Vietnam pour remplir leur responsabilité envers le peuple de ce pays".


(c) Fabienne Rose-2002Jacques Chambon, né en 1942, est agrégé de Lettres classiques et amateur de science-fiction .Depuis 1966, il a publié de nombreuses critiques, notamment dans la revue Fiction , puis il est devenu traducteur et, depuis 1973 anthologiste (chez Opta, Castermann, Presses Pocket), il est à l'heure actuelle directeur de collection chez Flammarion aprés son passage chez Denoël (à Présence du Futur).


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